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DESAN, Philippe, Montaigne. Penser le social. Compte-rendu

Publié le 10 juin 2022 par Antropologia
DESAN, Philippe, Montaigne. Penser le social. Compte-rendu

Paris, Odile Jacob, 2018.

   Même s’il m’avait échappé lors de sa publication en 2018, le livre de Philippe Desan sur Montaigne  interroge quelques uns des paradigmes des sciences sociales. Il mérite donc, même après coup, un compte-rendu.

   Desan pense pouvoir s’appuyer sur les sciences sociales sans s’interroger sur les informations qu’elles utilisent et les moyens de les obtenir. Que la question des enquêtes ne se pose pas pour les études littéraires, les textes sont là, présents (même cette posture a parfois permis à des faux de se faufiler) mais en sciences sociales la première tâche consiste à  disposer des meilleurs informations possibles alors qu’ « elles ne se ramassent pas comme des cailloux » (Jablonka). Or jamais Desan ne pose et ne se pose cette question. Cela est d’autant plus curieux que c’est un des principaux problèmes que n’arrête pas de soulever Montaigne même s’il a fallu un siècle de plus pour définir la « critique historique » avec Mabillon dit-on, puis encore plus tard, Griffet.

   Pour s’abstraire de cette question, Desan s’inscrit dans une certaine conception des sciences sociales qu’il sait distinguer des « sciences humaines ». La sociologie dont Durkheim aurait fixé les formes et les objectifs, veut établir des lois et des modèles. Desan va chercher l’appui de Bourdieu mais pour cela, doit oublier son chef d’œuvre Le bal des célibataires. Pour faire cohabiter l’inconstant Montaigne avec les « lois durkheimiennes », il ne pose aucune séparation entre les sciences de la nature et les sciences humaines. Desan présente une singulière image des sciences qui « débouchent sur des vérités immuables » (p.80). Je croyais que cette imitation des sciences de la nature par les sciences sociales avait un nom : « positivisme »[1], sens que lui donnait déjà Sartre dans son Esquisse d’une théorie des émotions de 1938.

   Un autre procédé utilisé pour articuler les incertitudes de Montaigne avec les « vérités immuables » consiste à passer par le philtre des binarismes (conjecturel/universel, expérience/modèle, subjectivité/objectivité, privé/public, nous/autres, singulier/universel…) alors que je croyais que les mots cruels de Roland Barthes les avaient fait abandonner.

   Enfin, fidèle à Durkheim, Desan ne connaît qu’un seul point de vue, le « divin » qui regarde « les êtres humains comme des fourmis » alors que justement Montaigne s’implique toujours personnellement dans ses recherches. Il a trop été dit qu’il parlait de lui alors qu’il n’a fait que préciser d’où il parlait. Une large partie des informations qu’il nous propose provient de ses propres expériences, présentées comme telles.

   S’il est vrai que les philosophes se donnent pour but de repérer les contradictions dans les discours qu’ils examinent et la recherche de cette harmonie conduit à des systèmes, il n’en est rien des sciences sociales qui veulent connaître la réalité sociale qui a priori n’a pas à être cohérente.  Pire, chaque enquête amène des plages de vérité qui ne s’articulent pas nécessairement avec d’autres. Faut-il y renoncer alors que chacune révèle une expérience ? Mieux vaut donc accepter la disparité du monde social comme Montaigne n’a cessé de nous le prouver.

   J’avais essayé de montrer naguère que justement, ce dernier effectuait sur une multitude de thèmes de véritables enquêtes anthropologiques qui commençaient par rassembler les informations les plus diverses, d’origines différentes, surtout les livres et les expériences personnelles de l’auteur, pour s’approcher au plus près de la réalité. De leur confrontation et de leurs critiques, il accédait à des   conclusions différentes ;

   En revanche, l’érudition de Desan lui fait lire Montaigne chronologiquement, plaçant chaque citation dans le moment de son écriture ou en tout cas, de sa publication. C’est l’aspect le plus fécond du livre car pour le reste, nous savons depuis 1943 que « la sociologie de Durkheim est morte » comme nous l’a enseigné Sartre (1947 : 173)

Bernard Traimond

Bibliographie

BOURDIEU, Pierre, Le bal des célibataires, Paris, Le Seuil, Points, 2002.

MARCUS, George E. & FISCHER, Michael M. Athropology as Cultural Critique. An Experimental Moment in Human Sciences, Chicago, London, The University of Chicago Press, 1986.

SARTRE, Jean-Paul, Esquisse d’une théorie des émotions, 1938.

   Situations I, Paris, Gallimard, 1947.

Ce compte-rendu ne fait que reprendre des idées déjà présentées :

« La faille de Bourdieu » Le passant ordinaire, n°39, avril-juin 2002. p.5.

« Montaigne enquêteur. Lahontan en Gascogne » dans BENSA, Alban & POUILLON, François, Terrains d’écrivains, Toulouse, Anacharsis, 2012.


[1] « Positivisme » a commencé une longue carrière comme mot slogan. Dans les fréquentes polémiques contre le nouveau style des sciences sociales dominantes, il est souvent utilisé péjorativement. Placé dans une perspective qui associe le formalisme théorique aux mesures quantitatives, il considère les méthodes des sciences naturelles comme un idéal. Historiquement cependant, il peut se référer à certaines démarches complètement différentes comme, d’un côté, les travaux des positivistes français tels Saint-Simon et Auguste Comte, qui voyaient dans la sociologie la détermination à la fois des lois de la société et une nouvelle religion humaniste qui la guiderait, et, d’un autre côté, les travaux de logique positiviste du « Cercle de Vienne » qui cherchait à expliciter les règles de validité des énoncés scientifiques. Ces approches à but scientifique fondées sur des faits identifiables et des entités mesurables sont improprement appelées « positivistes » mais nous utilisons ce terme dans ce sens parce que, comme nous l’avons vu, la récente critique des tendances dominantes des sciences sociales l’a ainsi utilisé » (Marcus & Fischer, 1986 : 179).


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