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Une distribution étoilée pour la reprise de Tristan et Isolde au Bayerische Staatsoper

Publié le 21 juin 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

Une distribution étoilée pour la reprise de Tristan et Isolde au Bayerische Staatsoper

Stuart Skelton (Tristan) et Nina Stemme (Isolde)


Reprise à l'Opéra d'État de Bavière de Tristan und Isolde dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski qui avait ouvert le festival d'été munichois de l'an dernier. C'était l'occasion de revoir et d'approfondir l'approche sensible, intelligente et pénétrante du metteur en scène polonais. Une soirée d'excellence portée cette année par Nina Stemme et Stuart Skelton, un duo wagnérien mythique dont les interprétations récentes au Metropolitan de New York (2016)  puis au festival d'Aix-en-Provence (2021) ont fait date. 

Une distribution étoilée pour la reprise de Tristan et Isolde au Bayerische Staatsoper

La Galerie Rosenberg. Photo appartenant aux Collections du Musée national Picasso-Paris.


Mise en scène et décors 
La journaliste franco-américaine Anne Sinclair publiait en 2012 chez Grasset un récit intitulé 21, rue de la Boétie qui raconte l'histoire tragique de son grand-père Paul Rosenberg et de sa célèbre galerie d'art parisienne dont l'adresse forme le titre de l'ouvrage dans lequel elle a cherché à comprendre l'itinéraire de ce grand-père lumineux, intime de Picasso, de Braque, de Matisse, de Léger, devenu paria sous Vichy. L'immeuble fut réquisitionné par la Gestapo en 1941 pour y installer l'Institut des Questions juives.
La grande salle de cette galerie a été reproduite quasi à l'identique  par Krzysztof Warlikowski et sa comparse, la décoratrice et costumière Małgorzata Szczęśniak, pour constituer l'unique décor de l'action de la nouvelle production de Tristan und Isolde qui a ouvert le festival d'été 2021 au Théâtre national de Munich.  Le Musée national Picasso-Paris a reçu lors de la  Succession Picasso de 1992 des tirages anonymes de la galerie Rosenberg, des photos prises en mars ou avril 1932 lors de l'exposition Picasso, Braque, Léger, Laurencin
Huis-clos d'Art et de Mort, le décor de la galerie Rosenberg reproduit sur la scène munichoise n'accroche pas de prestigieuses peintures à ses cimaises mais s'emplit d'une autre puissance artistique, celle des paroxysmes de la musique de Wagner. Dans l'écrin de boiseries de ce décor qui porte la mémoire de formes d'art révolutionnaires et que hante les souvenirs odieux de la guerre et du génocide résonne aujourd'hui la plus grande révolution musicale de l'histoire, dont l'action, dans Tristan, s'inscrit au lendemain de la guerre mythique des royaumes d'Irlande et de Cornouailles. La cage d'escalier menant aux appartements privés de l'immeuble pourrait elle aussi avoir inspiré celle des projections des vidéos de Kamil Polak, qui donnent à voir, récit dans le récit, les protagonistes montant à l'étage vers la chambre fantasmée avec le lit sur lequel les corps allongés de Tristan et Isolde ne se toucheront pas.
En choisissant ce lieu marqué par la guerre, Warlikowski a voulu insister sur la pré-histoire de Tristan et d'Isolde, un opéra dont l'action commence une fois la guerre entre les royaumes d'Irlande et de Cornouailles. La guerre apparaît dans l'intrigue wagnérienne uniquement par ses conséquences, souligne le metteur en scène : Tristan et Isolde appartiennent à une génération traumatisée. Je peux imaginer une rencontre aussi fatidique que la leur dans les guerres de notre époque ou dans l'Europe du XXe siècle : un homme est gravement blessé au combat, il est dans le coma ou mourant. Une femme le trouve et le soigne. Elle le ramène à la vie, et grâce à elle, il est virtuellement ressuscité. (Les citations sont traduites de la présentation de la mise en scène par Warlikowski, que publie le programme du BSO).

Une distribution étoilée pour la reprise de Tristan et Isolde au Bayerische Staatsoper

Okka von der Damerau (Brangäne) et Stuart Skelton (Tristan)


Warlikowski rappelle ce passé guerrier en travestissant pour un moment Brangäne en infirmière de guerre, —  elle porte alors un uniforme arborant la croix rouge,  et en introduisant dans le décor de la galerie deux éléments de mobilier qui lui sont étrangers : une petite armoire à pharmacie vitrée contenant les philtres concoctés par la mère d'Isolde et un bureau métallique tout simple, deux meubles qui contrastent avec l'opulence des fauteuils de cuir de la maison Rosenberg. La pré-histoire est encore ramenée sur la scène par l'introduction d'un divan victorien  recouvert de tapis nomades kachkaï, une copie exacte du divan qui avait été offert à Freud par l'une de ses patientes, Madame Benvenisto, vers 1890, aujourd'hui conservé au Freud Museum de Londres. La présence du divan de Freud nous livre une des clés de lecture essentielle de la mise en scène : Warlikowski nous invite à prendre en compte le passé de Tristan et d'Isolde, tant sur le plan de leurs patries conflictuelles que sur celui de leur histoire personnelle. Il insiste particulièrement sur l'enfance orpheline d'un Tristan traumatisé par la disparition de ses parents, et sur ses conséquences dans la relation filiale qui s'est développée avec le roi Marke, une relation dont l'intensité aggravera encore le remords éprouvé par Tristan en raison de son amour pour Isolde qui le rend coupable de félonie envers son paternel souverain. L'introduction du divan de Freud souligne la lecture warlikowskienne de l'oeuvre qui s'attache à faire remonter à la surface des choses profondément cachées.
La nature marine et forestière sont quasi oblitérés. N'en restent que de maigres symboles : deux petits trophées de cerfs évoquant les chasses royales et, par le truchement de la vidéo, le long couloir d'un bateau de croisière terminé par un hublot. Ce qu'en dit Warlikowski : Le chœur est placé en off de la scène et l'on renonce aux détails réalistes (bien que symboliques) du décor tels que le bateau, le jardin, etc., nous observons avant tout deux personnes qui sont à la merci l'une de l'autre sur un terrain de jeu, dans un lieu sans issue. Leur rencontre devient soudain obsessionnelle, insupportable, sombre, tendue. Alors, qu'y a-t-il entre eux ? De l'amour ? Des reproches ? De la douleur ? Des manipulations ? 
La mise en scène est entièrement attentive aux deux  protagonistes et laisse le champ à la découverte de leur for intérieur, tant conscient qu'inconscient. Cette intériorité se donne à voir au moyen de l'introduction de personnages humanoïdes porteurs de têtes de poupées et qui ne se font comprendre que par leur gestuelle et éventuellement par leurs mouvements oculaires, D'entrée, un couple d'humanoïdes  double Tristan et Isolde. Reconnaissables à leurs vêtements dont la couleur reproduit celle des costumes des deux chanteurs, ils expriment des gestes de tendresses qui n'animent pas encore les humains qu'ils représentent, ou du moins pas en apparence, car Warlikowsky estime que l'amour de Tristan et Isolde remonte à un coup de foudre bien antérieur, celui de la rencontre de leur regard au moment où Isolde soigne Tristan mourant peu après son combat victorieux avec son fiancé le Morholt. Le philtre que leur verse Brangäne n'a fait qu'accentuer ce que leurs cœurs savaient déjà. Au troisième acte, une série de jeunes humanoïdes en uniformes scolaires figurent un groupe d'orphelins attablés au réfectoire de l'institution qui les accueille, parmi lesquels est assis le double de Tristan, alors que Tristan-Kaufmann est assis sur le divan ; ils échangent à plusieurs reprises leurs places, tandis que sur un des côtés de la scène, le double d'Isolde semble considérer avec consternation le déroulement de l'acte.
Des vidéos, excellente contribution de  Kamil Polak, sont projetées soit au-dessus de la scène, soit sur un écran qui est descendu de temps à autre des cintres et dont l'encadrement reproduit le motif des boiseries des salons Rosenberg. On y voit les étages supérieurs et une chambre qui pourrait être nuptiale et  sur le grand lit de laquelle Isolde s'assied puis s'allonge dans une position pétrifiée qui rappelle la rigor mortis et n'évoque en rien la position du missionnaire. Tout comme les humanoïdes,  les vidéos constituent une mise en abyme du monde intérieur des protagonistes. En fin d'opéra, l'écran ne donnera plus rien à voir, car le film intérieur des personnages qui meurent ou vont mourir s'est arrêté. 
Même si le décor d'origine en est absent, il faut souligner la sobriété remarquable de cette mise en scène qui s'est mise tout au service du livret wagnérien. Elle suit et soutient très exactement la progression mentale du texte, et en donne à lire des aspects qui n'apparaissent pas toujours à l'audition. Ainsi par exemple de  la présence de nombreuses références aux variations lumineuses dont le livret est farci. C'est par exemple en voyant Isolde jouer de l'interrupteur et en suivant le texte des surtitres que l'on peut s'en rendre compte. 
Warlikowski est parvenu à rendre très exactement le paradoxe de la solitude et de l'amour, et l'idéal suicidaire que recèle cet opéra toujours sous-tendu par la mort. Le coup de foudre initial de Tristan et Isolde est en soi antinomique avec l'antagonisme guerrier des amants. Isolde, en soignant Tristan, ne fait que différer le moment de la mort. Les circonstances interdisent la réalisation de l'amour terrestre, le victorieux Tristan se montre soumis et suicidaire tout au long de l'opéra. Les barrières de la solitude, transcendées seulement par l'expression amoureuse du chant, ne seront démantelées qu'au moment de la mort, et le sublime chant final d'Isolde se verra ici accompagné par une vidéo montrant les amants engloutis par les flots sur lesquels viennent briller des vagues de lumière, comme une incertaine promesse d'au-delà.
Une distribution étoilée
Lothar Koenigs est actuellement à Munich où il répète Capriccio de Richard Strauss,  la seconde grande première du festival d'été 2022 qui s'ouvre lundi prochain. Le maestro, régulièrement invité à diriger des reprises d’œuvres de Wagner à l'opéra de Bavière, est bien connu tant du public munichois que de l'orchestre qui apprécient sa direction soignée et efficace. 
Nina Stemme, une des plus grandes chanteuses wagnériennes de notre temps, aujourd'hui dans la maturité, reste une Isolde de référence. Elle l'interprète avec une profondeur de couleurs impressionnante, un son massif et plein, puissant et solide dans les aigus. La soprano dramatique suédoise se montre extrêmement expressive et émouvante dans sa remarquable interprétation du Liebestod. À ses côtés, Stuart Skelton a la voix de son rôle, ses capacités vocales sont confondantes, il a le souffle et l'endurance du ténor héroïque, avec des aigus rayonnants et des graves profonds. Il traverse le périlleux monologue de Tristan au troisième acte avec une puissance et une vitalité qui laissent pantois. Son interprétation de la psychologie de son personnage est raffinée, il parvient même à utiliser ses rondeurs pour l'exprimer, ainsi de sa masse prostrée sur une table, ou du titubement chancelant, éperdu de souffrance pour signifier les désarrois, les incertitudes et l'incommensurable douleur de Tristan. 
Tous les rôles secondaires sont excellents. Okka von der Damerau, qui vient de faire une prise de rôle-titre acclamée dans la Walkyrie de Stuttgart, continue de gravir avec une splendide assurance les échelons stellaires du chant wagnérien avec une présence scénique et vocale impressionnante. La puissante mezzo-soprano, remarquable par la qualité de sa diction et le naturel de son interprétation, chante le rôle de la confidente d'Isolde depuis quatre ans et nous paraît avoir encore apporté davantage de nuances à la palette des émotions exprimées. Le baryton-basse Wolfgang Koch interprète Kurwenal avec une authenticité et une intensité peu communes, sa défense et illustration du caractère héroïque de Tristan au troisième acte est d'une force poignante. Il est très attendu dans le rôle de Grandier des Teufel von Loudun qui connaîtra sa première ce 27 juin. La basse finnoise Mika Kares donne quant a lui une interprétation très émouvante du roi Marke et parvient à exprimer en puissance la détresse et la grandeur compassionnelle de ce roi qui sait rester généreux au moment de la trahison. Le baryton Sean Michael Plumb interprète avec aplomb le rôle ingrat de Melot dont il rend bien la morgue faussement moralisatrice. Les petits rôles du berger, du timonier et du jeune marin sont eux aussi heureusement distribués.
Distribution (20 juin 2022)
Mise en scène, Krzysztof Warlikowski ; vidéos, Kamil Polak ; décors et costumes, Małgorzata Szczęśniak ; direction musicale, Lothar Koenigs ; Tristan, Stuart Skelton  Marke, Mika Kares ; Isolde, Nina Stemme ; Kurwenal, Wolfgang Koch ; Melot, Sean Michael Plumb ; Brangäne, Okka Von der Damerau ; berger, Jonas Hacker ; timonier, Christian Rieger ; voix d'un jeune marin, Caspar Singh. Orchestre d'État de Bavière.
Crédit photographique : Wilfried Hösl

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