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Bayreuth 2022 — Un Crépuscule des dieux humain, trop humain

Publié le 17 août 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

Bayreuth 2022 — Un Crépuscule des dieux humain, trop humain

Les masques de l'excellent choeur du Festspielhaus


Siegfried et Brünnhilde mènent une vie paisible et familiale de petits bourgeois dans un appartement au décor insignifiant. Ils ont une petite fille blonde comme sa maman, qui joue avec de petits chevaux, lis et dessine comme toutes les petites filles, sauf qu'elle dessine des masques rouges. Le couple fait collection de petits chevaux miniatures placés sur des étagères. Grane est encore discrètement présent, il a vieilli lui aussi. Les Nornes apparaissent la nuit dans et autour du lit de la petite fille, comme dans un mauvais rêve enfantin : elles ont l’apparence d’extra-terrestres aux longs cheveux blonds, leurs corps sont recouverts de paillettes métalliques argentées et leurs mains sont pourvues de longs doigts et de longs ongles crochus.
Ce bonheur domestique ne suffit pas à Siegfried et le voilà qui se met en route en quête de nouvelles aventures, accompagné du bon vieux Grane qui lui sert de porteur. Il n’a pas oublié d’emporter la casquette jaune et noire, que l’on connaît des épisodes précédents et qui fait office de Tarnhelm. Brünnhilde a bien essayé de le retenir, mais en vain.

Bayreuth 2022 — Un Crépuscule des dieux humain, trop humain

Gunther(Michael Kupfer-Radecky) tout faraud relate à Siegfried
les exploits des Gibichungen


L’action se transpose chez les Gibichungen, des nouveaux riches très fortunés, prétentieux et suffisants qui mènent une existence tapageuse d’un mauvais goût coûteux. Il vivent sur un grand pied dans un intérieur design, au chic dépouillé. Une grande photographie les représente posant fièrement sur le cadavre d’un zèbre qu’ils viennent de tuer lors d’un safari. On y voit Gutrune lécher avec sensualité le canon de l’arme qu’elle tient à la main, Hagen lever le pouce en signe de fierté et un Gunther a l’air hilare.
Gutrune, admirablement composée par Elisabeth Teige, se montre parfaitement vulgaire ; elle a la sensualité avide, dévoile les melons d’une opulente poitrine dans une robe vert pomme et chicane ses serviteurs. Gunther, qui semble perpétuellement alcoolisé et sous l’influence de cocktails de drogues, a la démarche chaloupante. Il arbore un t-shirt à l’inscription argentée — « Who the fuck is Grane? », — une incohérence puisqu’il ne l’a pas encore rencontré. Hagen, rempli de morgue et de puissance rageuse, se reconnaît à la couleur jaune de son polo, il a vieilli lui aussi.
Valentin Schwarz modifie une nouvelle fois le scénario : Siegfried aguiché par Gutrune cède à ses avances sans être sous l’influence d’un philtre dépersonnalisant. Il ne porte pas les lèvres à la grande coupe qu’on lui tend remplie d’un cocktail verdâtre, mais en déverse le contenu sur Grane, le représentant de Brünnhilde dans cette scène. Cela confirme que Siegfried a délibérément quitté Brünnhilde et choisi de la sacrifier à la perfidie des Gibichunge. Grane est ensuite torturé, mais en coulisse, la scène nous est épargnée. Siegfried et Gunther boiront un verre de son sang en signe d’alliance. On pressent que Hagen achèvera Grane comme il l’avait fait pour Fafner, puisqu’on le voit s‘en approcher avec un grand couteau de boucher. Le mythe est définitivement déconstruit et Siegfried, en lieu et place d’être le nigaud de service, est entré dans la cohorte des salauds de ce monde. Humain, hélas trop humain.
Retour chez Brünnhilde avec un changement de décors par un jeu d’ascenseurs. Brünnhilde en robe d’intérieur fuchsia s’occupe de sa petite qui dessine. Waltraute arrive chez Brünnhilde avec les vêtements en lambeaux, l’air hagard d’une folle éperdue, cernée et avec des coulées de rimmel sur la joue. Elle raconte à Brünnhilde que Wotan fut blessé au combat et souhaite que l’anneau soit restitué au fleuve, et propose d’emmener la petite, ce qui peut laisser supposer que l’enfant du couple a la fonction de l’anneau et remplace ainsi le petit garçon du prologue. Mais Brünnhilde s’y oppose avec véhémence et congédie sa sœur manu militari. Gunther arrive à son tour, coiffé de la casquette du Tarnhelm, il se fait passer pour Siegfried en le mimant, Siegfried chantant derrière la fenêtre. Une lutte s’engage mais Brünnhilde est vaincue et on l’oblige à se bander les yeux. Siegfried sort de sa cachette. Brünnhilde aveuglée par le bandeau cherche à rejoindre son époux.

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Gunther (Michael Kupfer-Radecky) devant le choeur des vassaux


Le deuxième acte se déroule dans l'espace vide d’une salle d’entraînement où pend un sac de frappe sur lequel Hagen s’exerce à la boxe. Arrive Albérich qui rappelle à son fils qu’il lui faut s’emparer de l’anneau. Hagen lance alors l’appel à ses vassaux qui arrivent dans une brume épaisse, une scène impressionnante, des plus réussies sur le plan esthétique. Le chœur des vassaux brandit les masques gothiques des dieux germaniques et scandinaves, des masques rouges comme ceux que dessinaient des enfants et la gamine à divers endroits de ce Ring, des masques qui nous font penser aux anciennes mises en scène de l’Anneau telles que le 19ème siècle les a connues. On voit encore Gunther récupérer un sac en plastique qu’il va désormais trimbaler jusqu’à la toute fin de l'opéra, et dont le contenu ne sera dévoilé qu’à la dernière minute. Brünnhilde, qui a dû assister impuissante au mariage de son propre époux l’affrontera encore et finira par malmener celle que l’on a pu croire leur enfant, mais qui, si elle est le nouvel anneau, peut bien être secouée un peu, puisque l’or du Rhin est la cause de la chute du monde des dieux.

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Hagen (Albert Dohmen) et Brünnhilde (Iréne Theorin)


Le troisième acte voit la réapparition des filles du Rhin, qui ont bien vieilli et s’avancent claudicantes et toutes desséchées à la recherche d’un point d’eau. Ironie du sort, c’est au moment où la canicule assèche plusieurs fleuves d’Europe (le Pô ou le Rhin dont les niveaux sont dramatiquement bas) que la mise en scène de Valentin Schwarz installe la fin du Crépuscule des dieux dans une piscine vide très profonde, dont on a défoncé le fond pour y trouver un point d’eau. Siegfried et la petite fille essayent d'y pêcher d’hypothétiques poissons. Un beau décor surréaliste dans lequel Siegfried qui a pris de mauvaises habitudes chez les Gibichungen décapsule des bouteilles de bière qu’il consomme à la chaîne. L’ivresse le rend loquace et le mène à se dévoiler. Hagen commet alors lâchement son dernier crime, il assassine un pauvre zèbre manipulé par le destin. Hagen s’en va alors avec la petite fille en la prenant par la main. Elle se laisse entraîner docilement. Cela confirme l’hypothèse que la petite fille figure bel et bien l’or du Rhin. Le corps de Siegfried ne sera pas emporté pendant la marche funèbre, mais simplement laissé à l'endroit où il a été tué. Arrivent Gutrune qui du bord de la piscine se lance dans de violentes lamentations, puis Brünnhilde et les filles du Rhin. Brünnhilde, toujours en robe de chambre fuchsia, n’empruntera pas l’échelle qui descend dans le fond de la piscine, mais rejoindra le point d’eau par la coulisse. Elle aura peut-être l’intention d’incinérer le corps du héros mais devra y renoncer car le jerrican qui se trouve opportunément à côté du point d’eau semble trop lourd à déplacer, même pour une Walkyrie à la retraite qui a su autrefois transporter des cadavres entiers. Gunther descendu quant à lui par l’échelle avec son sac en plastique finit par l’abandonner avant de s’en aller. Brünnhilde y découvre une tête momifiée dont beaucoup se sont demandé auquel des personnages du Ring elle pouvait bien appartenir (Siegmund, Wotan ou Grane) le plus probable étant que c’est la tête de Grane tranchée par Hagen, la seule à laquelle Gunther ait pu avoir accès. La petite s’est évanouie ou est morte au bord de la piscine, Brünnhilde meurt aux côtés de Siegfried. Au loin les montagnes s’embrasent doucement des feux crépusculaires et peut-être le défilement de néons en fond de scène symbolise-t-il l’incendie du Walhalla. Sur le rideau qui s’abaisse, on revoit les fœtus du début du Rheingold qui s’enlacent apaisés et réconciliés. Curieux message de paix et d'amour que celui des ces foetus alors que toute la mise en scène qui n'a pas voulu nous montrer le crépuscule des dieux, nous a en fait montré celui d'une humanité qui n'a plus d'humain que le nom, une humanité haineuse, sans amour et perfide, et la fin d'un monde qui se dessèche.
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Gutrune (Elisabeth Teige) et Gunther (Michael Kupfer-Radecky)Faut-il rappeler que Cornelius Meister est venu en dernière minute sauver ce Ring en raison de la maladie soudaine de Pietari Inkinen et qu'il n'avait aucune connaissance des particularités de la fosse couverte. Il lui a fallu assurer et peut-être a-t-il suivi l'adage qui prétend que prudence est mère de sûreté. Aux salutations de cette fin du deuxième Ring de cet été, l'orchestre fut enfin acclamé.
Stephen Gould ne s'est à nouveau pas montré dans sa meilleure forme, mais a bien assuré la partie de Siegfried, et l'hommage rendu fut plutôt tempéré. La prestation d'Iréne Theorin fut tellement au-dessous du niveau qu'on a pu lui connaître, qu'elle a suscité l'ire d'une partie du public qui l'a assaillie de ses huées, ce qui nous paraît douloureusement incompréhensible de la part de personnes qui se prétendent élégantes, bien élevées, portent beau et déambulent la tête haute. Les descendants des Gibichungen sans doute ou de citoyens romains fréquentant les arènes. Mais il y avait le Hagen d'Albert Dohmen, une voix immense qui ne laisse pas soupçonner l'âge du chanteur qui avoue 66 années, avec de la profondeur et d'extraordinaires couleurs dans l'expression très sombre des affects de la haine, de la rancoeur et de la rage, un rendu du texte parfaitement prononcé et totalement compréhenible, un des meilleurs bayrytons-basses wagnériens du moment, il y avait la magnifique Gutrune d'Elisabeth Teige qui nous avait déjà impressionné en Freia dans le Rheingold, et dont le jeu théâtral est remarquable, bouleversante de délicatesse et de sensibilité en Freia, parfaitement odieuse, vulgaire, d'un égocentrisme époustouflant et putassier en Gutrune, il y avait le Gunther chaloupé dans le jeu théâtral mais vocalement puissant du baryton wagnérien Michael Kupfer-Radecky, aussi bon acteur qu'excellent chanteur, la Waltraute douloureuse et prenante de Christa Mayer, l'incomparable première Norne d'Okka von der Damerau, une des meilleures chanteuses wagnériennes de ces dernières années, l'Albérich d' Olafur Sigurdarson qui a marqué tout ce Ring de sa puissante empreinte, les Nornes et les filles du Rhin toutes excellentes. Tous ceux-ci ont reçu des acclamations aussi nourries que méritées.
Le baisser du rideau avait été saluée par des bordées de huées adressées à la mise en scène, une bronca qui a couvert les applaudissements. Des partis opposés se sont formés, c'est de bonne politique et il sera intéressant de suivre les développements de la réception de cette mise en scène qui sera retravaillée au Werkstatt Bayreuth pour les prochains étés.

Bayreuth 2022 — Un Crépuscule des dieux humain, trop humain

Siegfried abandonne le domicile conjugal


Distribution
Direction musicale Cornelius MeisterMise en scène Valentin SchwarzDécors Andrea CozziCostumes Andy BesuchDramaturgie Konrad KuhnLumière Reinhard TraubVidéo Luis August KrawenDirection du chœur Eberhard FriedrichSiegfried Stephen GouldGunther Michael Kupfer-RadeckyAlberich Olafur SigurdarsonHagen Albert DohmenBrünnhilde Iréne TheorinGutrune Elisabeth TeigeWaltraute Christa Mayer1ère norne Okka von der Damerau2ème norne Stéphanie Müther3ème norne Kelly GodWoglinde Lea-ann DunbarWellgunde Stéphanie HoutzeelFloßhilde Katie Stevenso
Crédit des photos © Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele

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