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Retour sur deux enquêtes mexicaines

Publié le 20 octobre 2022 par Antropologia

Quarante ans séparent la publication de deux enquêtes dans deux « municipios » mexicains relativement proches géographiquement (Etats du Guerrero et de Sonora), Ce décalage va me permettre de désigner ce qui a changé dans l’anthropologie durant cette longue période. Pour cela, je vais utiliser les instruments que me propose un livre important encore plus ancien, de 1946, Temps et roman deJean Pouillon qui n’était pas encore anthropologue quand il l’a écrit. Il distinguait chez les romanciers trois points de vue qu’il appelait « visions » – « avec », « par derrière », « dehors ». Aujourd’hui, l’anthropologie du « dehors » est morte comme le montrent les deux enquêtes que je vais examiner même si ni l’une ni l’autre chercheuse n’a complètement renoncé à cette façon de faire de l’anthropologie. Au milieu des assassinats quotidiens, chacune essaie de comprendre comment ce type de situations peut arriver mais chacune dispose d’instruments différents.

FLANET, Véronique, La maîtresse-mort. Violence au Mexique, Paris, Berger-Levrault, 1982.

BLAZQUEZ, Adèle, L’aube s’est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique, Paris, CNRS Éditions, 2022.

   En dépit de la durée de son séjour, sans doute à la recherche d’objectivité et de distance, posture tant prônée naguère, malgré ses propres réticences – « l’objectivation du meurtre me laisse toujours insatisfaite » p.23, « l’ethnologue « participe » p. 18 – il nous faut attendre la page 60 du livre de V. Flanet et le recours au passé simple pour apprendre que Pedro « frappa à ma porte ». Ensuite, ce n’est que çà et là que nous accédons à quelque « situation ». Le plus souvent, elle veut nous montrer « d’en dehors » la vie d’une communauté mixtèque mais comme elle enquête véritablement, elle n’y arrive pas. Aussi, de temps à autre surgissent des situations vécues, nécessairement fulgurantes. Pour s’abstraire, autant que faire se peut, de ses expériences, V. Flanet écarte toute singularité par différents moyens, par exemple en divisant les habitants du « Municipio » en trois ensembles, les « Mixtèques », les « Métis » et les « Noirs ». Le caractère attribué à toute personne faisant partie de chacune des entités conduit à de singulières remarques : « Le Noir ne se perd pas en discours, comme le Mixtèque, ou en détours, comme le Métis : il passe à l’acte » (p. 65). Quarante ans plus tard, il est facile de se gausser de ces malheureuses phrases, mais plutôt que de les condamner, essayons de les expliquer car nous n’accédons pas aux choses comme le pensent les « positivistes » mais aux discours sur les choses comme Epictète le disait dès l’Antiquité, affirmation évidemment reprise par Montaigne.

   En effet, si ces propos nous paraissent aujourd’hui si ridicules c’est que depuis quarante ans quatre paradigmes se sont affirmés, la recherche de la singularité, le « tournant linguistique », le point de vue « avec » et l’échelle microscopique.

   C’est Michel Foucault qui a insisté sur le premier aspect : « Là où on serait assez tenté de se référer à une constante historique ou à un trait anthropologique immédiat, ou encore à une évidence s’imposant de la même façon à tous (ce que fait V. Flanet), il s’agit de faire surgir une « singularité » (Foucault, 1994: II, 23). Mais déjà en 1946, dans son livre évoqué, Jean Pouillon disait : « Le vivant, c’est l’individuel » (Pouillon, 1995 : 84) et depuis, à propos du livre de Ginzburg, Le fromage et les vers, Roger Chartier nous avait interdit de « dissoudre les singularités individuelles dans les régularités du collectif ». (Chartier, 2001 : 18)

   La deuxième rupture a été désignée sous le terme de « tournant langagier » (linguistic turn) : « Mes interlocuteurs et moi devions miser sur le langage au sein duquel nous feignons de partager la connaissance » affirme Julie Campagne (Campagne, 2012 : 5). Vincent Crapanzano en détaille les modalités : « Nos constructions doivent être jugées en termes de relations – les possibles compréhensions et incompréhensions – qui naissent de notre manière d’aborder les autres. Elles transitent par le langage et notre perception du langage, par la traduction et notre compréhension de la traduction, par le récit et les conventions descriptives et notre reconnaissance critique de ces conventions, par nos capacités projectives et notre évaluation de ces capacités. Elles transitent aussi par la compréhension qu’a notre interlocuteur de ces mêmes facteurs » (Crapanzano, 2012 : 19).

   En troisième lieu, le point de vue « avec » donne à l’anthropologue l’objectif de comprendre les paroles et les pratiques de ses locuteurs telles qu’ils les conçoivent eux-mêmes selon leurs catégories et valeurs, afin de mettre autant que possible le lecteur en position de comprendre les personnes étudiées.

   Enfin, un quatrième paradigme avait déjà été adopté par nos deux anthropologues arrimées à leurs enquêtes, l’échelle. La « communauté » selon l’appellation internationale dans laquelle elles effectuent leurs recherches, les enferme dans l’« échelle microscopique », celle de leurs relations personnelles, quelques personnes avec qui elles ont d’étroits contacts.

   Dans ce nouveau cadre, Adèle Blazquez présente une succession de situations, rencontrées au cours de son séjour afin de mettre au jour la logique des conduites de ses différents locuteurs, aussi absurdes peuvent-elles nous paraître. Pour cela, elle précise chaque fois les contextes qui conduisent à l’expression de certaines paroles dont elle est partie prenante par sa seule présence et encore davantage, par sa position qui lui fait recueillir les mots exprimés   par ses interlocuteurs. Le lecteur accède ainsi aux paroles prononcées et aux circonstances qui ont permis leur formulation. Cette démarche fait des enquêtes et donc des informations attestées, les voies exclusives d’accès à la réalité hors de tout récit préconstruit ou toute théorie imposée.

   Pourtant, la tradition académique exige des généralités au point que même Adèle Blazquez y succombe en toute fin du livre, p.320, quand elle prétend « dépasser la spécificité de chaque situation ». Ce besoin – l’établissement d’une théorie, modèle ou autre… – n’est pas l’apanage des seules institutions savantes, chacun de nous compare, élargit, relève analogies et différences, imagine un récit… Mais ne vaut-il pas mieux laisser cette tâche et ces risques au lecteur afin de lui laisser la responsabilité de sortir du domaine des preuves ? Il peut alors inclure les documents présentés dans le récit qui convient à ses croyances et à ses convictions. En lui présentant des informations de la meilleure qualité possible, établies par la « critique historiques », des preuves fondées sur les propos mêmes des acteurs et des témoins (l’enquête), laissons-lui la possibilité de les inclure dans les narrations de son choix, conformes à ses préjugés et ses fables mais non à ce qui peut être sérieusement affirmé car prouvé. A chacun son travail, ses exigences, ses possibilités, ses droits.

Bernard Traimond

CAMPAGNE, Julie, Tu ne m’as pas jetée, c’est moi qui suis partie, Enquête sur les disputes conjugales, Floirac, Le Bord de l’eau, Des mondes ordinaires, 2012.

CHARTIER, Roger, Les jeux de la règle, Pessac, PUB, Etudes culturelles, 2000.

CRAPANZANO, Vincent, Les Harkis. Mémoires sans issue , Paris, Gallimard, 2012.

FOUCAULT, Michel, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994.

POUILLON, Jean, Temps et roman, Paris, Gallimard, Tel, 1994 (1946)


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