Magazine Culture

Rêve de gouffre et d’ambulance

Publié le 20 décembre 2022 par Comment7
Rêve de gouffre et d’ambulance

Récit tissé à partir de : Jean-Loïc Le Quellec, « La caverne originelle. Arts, mythes et premières humanités », La Découverte 2022 – Michel Cloup, « Backflip au-dessus du chaos », IDA156,Ici d’ailleurs,2022 – Mickael Lucken, « L’universel étranger », Éditions Amsterdam 2022 – Ailbhe Ni Bhriain, « Intrusions 1 & 2 », Biennale de Lyon 2022 – Fabrice Hyber, « Confort éternel » et « Homme de terre », Fondation Cartier 2022 – vélo, pluie…

Rêve de gouffre et d’ambulance

Mauvais rêves, mauvais réveil. Il arpente la terrasse, cherche l’horizon, tout est bouché, lambeaux de brumes entre les branches, rideau de bruine sur la vallée. Rien ne colle. Rien ne s’ajuste. Il relance le feu dans le brasero, vieux papiers froissés sur les braises grises, poignées de pommes de pin qui crépitent, copeaux, fines branches, bûchettes. La fumée se dissipe difficilement, stagne. Fines douleurs aux articulations, sensation d’une fatigue infinie impossible à déloger. Il se tord les mains, angoisse, les différentes parties qui le constituent ne s’agencent plus. Tout se délite. Tout ce qui a fait sa vie jusqu’ici, se disloque, se fâche, le tourmente. Tout raté. Vivre ainsi n’est pas envisageable. Il ne tient pas en place. Ni physiquement, ni mentalement, agité, cherchant à faite tenir ensemble ses bouts de vie éparpillée, gaspillée. Est-ce le rêve perturbant de cette nuit ? Pas le premier. Ca le mine. En même temps, ces fictions oniriques sont exceptionnelles, précises, diaboliques dans leurs scénarios le conduisant sournoisement au gouffre, l’expédiant  éternellement dans les limbes. Il ne peut s’empêcher de les admirer. Quoi, mon cerveau est capable de monter de telles intrigues cinés !? Mais justement, il veut échapper à cette instrumentalisation de l’intrigue. Faire quelque chose. Il ressort vieux cuissard et maillots et les enfile en tremblant. Il décroche le Thompson. Il y a longtemps, c’était un modèle de pointe au design de course, affûté. Du temps où il y avait encore des compétitions ! Heureusement, tout cela a été arrêté, vu le coût écologique insensé du sport de haut niveau. Dès qu’il pose la main sur le cadre, léger,  ce qui afflue, ce sont des image de routes, les nombreux cols où il s’est arrêté, pour souffler, avaler une tartine en admirant le paysage de l’autre versant. Allez, en selle, dans le crachin, il clippe les souliers aux pédales. Bien que ça se situe au niveau des pieds, ça fait « cordon ombilical ». Quelques tours de manivelles. En avant, il suit la pente douce, lentement, vacillant. Il n’est plus certain de son équilibre. Voilà le carrefour, le col. Il se lance à gauche dans la descente. L’asphalte est mouillé, glissant. Il se laisse aller. La pluie sur ses lunettes limite la visibilité. Quelques superbes lacets. Mon dieu, qu’il a aimé les épouser en se laissant emporter par la vitesse de la pente, jadis, en été. Et à présent, comme il est mal à l’aise, crispé sur les freins, trajectoire mal assurée, flageolante. La frousse de la glissade, aucune cohésion entre ses membres et la mécanique sous lui. Tous ses muscles désolidarisés les uns des autres, tendus, contractés. Il grelotte. Un rehaut, un faux-plat, la nature se mélange à des vestiges de carrières industrielles, le coup de pédale est carré, se cherche, malhabile, sans force. Voilà, le profil de la ville émerge à l’endroit où la vallée s’ouvre aux vastes garrigues. Il bifurque au premier vertige de vestige fortifié, repart vers la droite, longeant la rivière abondante, vive, tourmentée. Faux plats, petits rehauts, courbes roulantes suivant les méandres de la rivière. Il dépasse un village, personne, quelques poules, tout est fermé. La pluie s’intensifie, son rideau de perles de plus en plus serré, violent. Ses pieds sont trempés, chaussettes imbibées, l’eau s’infiltre depuis la nuque jusqu’aux reins. 

La côte, les lacets, la chanson

Voici le pont qui franchit les eaux, et puis, à gauche, l’ascension commence. Une pente droite. Puis les lacets. Il attaque, cherche son souffle, serre les dents, invoque son coup de pédale d’antan. Rien. Oups, trop dur, j’y arriverai pas. Allez, il appuie. Ses mains bien agrippées au haut du guidon. Dans le coteau raide boisé dru, à droite, naissance d’une avalanche, loin, roches dévalant, percutant les troncs, puis éboulis de pierres et graviers sur la route, en même temps que des formes poilues déboulent, rebondissent, le regardent surpris puis cavalent. Zigzag, écart brusque obligé, chute évitée de justesse. Des sangliers ! Allez,  en danseuse, il relance la cadence. La flotte ruisselle abondante sur le revêtement, projetée par les roues. A court d’haleine, lui aussi ruisselant, dégoulinant. Obligé une fois ou deux de stopper, pied à terre. Puis, chancelant, reclippe les chaussures, lentement, debout sur les pédales. Presque du sur-place. Plus de jambes, disparues. Très vite, muscles tétanisés, asphyxiés. Et alors, dans le crâne sourd une musique qui revient de loin. Il en crache des sons, des mots dont il capte les vibrations rythmiques et les transforme en vitamines pour ses poumons, son cœur, ses cuisses. Comme on entend au loin les basses en transe d’une rave prohibée. Une rengaine, une « scie musicale » qui l’arrache vers le haut, lui restitue une fréquence de pédalage digne de ce nom ! Les sensation reviennent comme on disait souvent dans la presse sportive. Il ne les espérait plus. Allez, quand je veux, j’ai encore de beaux restes, grince-t-il en grimpant, mètre après mètre, virage après virage. Concentré, rageur, il scande, « Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise »… Ca vient de loin… « dans-le-son, dans-le-son, dans-le-bruit, dans-le-bruit ». Et puis silence. Plus rauque et tremblé, « la-tris-tesse, la-tris-tesse, la-tris-tesse ». Une énergie renait, timide. Une énergie paradoxale, celle que cause la rencontre de deux courants contraires, l’un qui se jette en avant pour s’épuiser et mourir, l’autre qui reflue pour se sauvegarder et se régénérer, les deux se brassant avec remous, écumant sur place, se libérant et se contraignant mutuellement. Alors, il se traîne, certes, mais retrouve un bien être, celui de rester irrigué de forces pas prêtes de mourir, ce n’est pas encore pour maintenant. Une pulsation cardiaque ragaillardie où il entend les réminiscences de sa jeunesse, établit l’illusion d’une sorte de permanence. Il se sent bien dans la flotte, s’y sent chez lui, la nature détrempée, le ciel bas, les nuages à portée de mains, criblés de gouttes. Il prolonge sur les routes à flanc de collines, jusque Saint-Roman plongé dans l’ouate humide. Là sous l’averse il s’appuie au parapet et se confronte à l’absence, la disparition, admire le vide là où, par temps clair, il a admiré tant de fois l’horizon jusqu’à l’Aigoual. Nuages bas, hachures pluvieuses, tout est avalé, lui compris, dissout. Il ne s’est jamais senti aussi près du lointain. Heureux d’avoir libéré des réserves de souffle, il déroule paisible sur la route qui sillonne de Saint-Roman à Colognac, traverse d’infimes hameaux, chiens aux portes, brebis égarées, là aussi, aucun dégagement et le regard, au lieu de s’envoler au-delà des Cévennes vers la plaine et le littoral, végète parmi les vapeurs ombilicales et duveteuses. Entrailles fuligineuses. Forêt, clairières, pâturages ne sont que des motifs graphiques émergeant des brumes dégoulinantes d’eau. On dirait l’intérieur d’une vaste caverne. Heureux dans le déluge, arrivé à Colognac planqué dans l’ouate immobile, il ralentit, il aime tellement la route qu’il vient de parcourir, regrette de la quitter déjà, aura-t-il encore tellement l’occasion de la pédaler ? Il y retourne, repart vers Saint-Roman, à petit braquet et au train, pépère quand ça monte, en roue libre dans les descentes. Les nuages ne sont même plus bas, en fait, c’est la matière nuageuse elle-même qui s’échappe des forêts, du flanc des collines. En s’élevant, elle esquisse des formes qui traînent là, amorphes, comme en une baie aérienne où se remettre de leur accouchement, avant de dériver en nuages, peu à peu, vers la plaine. Il est au cœur même de cette bourre onirique, milliards d’infimes circonvolutions informes qui, lorsqu’elles naviguent haut dans le ciel, organisées en masses crémeuses claires ou sombres, font penser à ceci ou cela, un animal, une plante, une personnalité connue, un objet familier. Il est au cœur d’une myriade mouvante de filaments dont l’activité spontanée fait naître des dessins suggestifs que contemplent les humains. Il s’était toujours dit : si j’avais de l’argent, je collectionnerais les peintures et dessins de nuage. Il en a fait une collection virtuelle. 

Dans la caverne des nuages

Le tracé du chemin est un long boyau cotonneux, non plus une route, mais un passage secret reliant les deux hameaux. Il y vagabonde, scrutant les formes, les ombres sur les parois brumeuses, émerveillé par ces coulisses infinies des inépuisables paréidolies. Des signes ainsi gravés dans l’impalpable viennent à sa rencontre, lui rappellent symboliquement ou allusivement, selon l’interprétation flottante qu’il en produit instantanément, l’enchaînement des différentes étapes de la gestation de son devenir, sélectionnant les faits saillants de l’enfance, l’adolescence, l’éducation sentimentale, l’apprentissage social, les rêves, les chimères, les cauchemars. Mais aussi des visages, des parties de corps, bouts de ventre, des bras, des reins, des nuques, des épaules, des nombrils, des seins, des bouches, des jambes, morphologies personnalisées, rappelant des êtres connus, mais aussi fantasmées, évoquant des relations virtuelles, imaginées.  Sans rien de figé, rien d’univoque ni aucune linéarité arrêtée. Tout semblant se dérouler simultanément en permanence, composant et se décomposant, se rejouant sans cesse, confirmant l’impression que le temps s’immobilise une fois pris dans les brumes, donnant l’impression d’une destinée toujours ouverte, en train de se faire, pas si éloignée de l’état de jeunesse et des origines, au plus près du processus de création continue du monde selon l’ontologie animiste. Il inhale et exhale. Des fumeroles abstraites ou figuratives rentrent et sortent de son corps. Des signes d’air. « Une sorte de placenta cosmique, un magma originel où tous les êtres vivants et imaginaires se confondent en des jeux formels » (Lorblancher cité par Le Quellec) Il se recompose. Il exulte. Il entrevoit de probables marges de manœuvre. Ce n’est plus en rageant mais en éclats joyeux qu’il scande les mêmes mots, les mêmes sons, les mêmes images, « lâ-cher-pri-se « . Chant libératoire, accents de triomphe. Puis le déluge cesse, sauf dans les arbres, la forêt pleut tout entière, à retardement, de feuille en feuille, intenses goutte à goutte désynchronisés, tambourinements arythmiques, bouleversant la perception de l’espace. «C’est alors, dans ce lieu déjà sensible au plan acoustique, une superposition sonore remarquable des chutes de gouttes d’eau dont l’espacement temporel aléatoire ajoute à l’effet singulier de spatialisation sonore et de timbres divers suivant la nature de la surface percutée par la goutte d’eau : claquement dans un creux, glissement sur une stalagmite, éclatement sur le miroir de la flaque d’eau, ruissellement sur des parois irrégulières, etc. » (Michel Dauvois cité par Le Quellec) Ce sont de véritables torrents qui atteignent et traversent la route, charriant branches, cailloux, sables, dépouilles animales.

Reprendre la musique des mots épuisés

De retour, trempé, transi, il descend les bâches plastiques translucides qui ferment l’espace de la terrasse, se défait du cuissard et maillots, gisant à terre dans une flaque. Roulé dans un grand essuie et ensuite une couverture, il se plante au plus près du brasero, grelottant. Heureux, hagard, une certaine consistance en cours de distillation. Il extirpe le meuble avec l’antique sono, branche le matériel. Il a absolument besoin d’entendre, d’exhumer en version complète, la musique qui lui est revenue en plein effort, qui l’a aidé à se hisser en haut du col. Il retrouve le disque. Michel Cloup, Backflip au-dessus du chaos. L’album de la bifurcation, celle tant invoquée espérée dans les années 20, et puis non, condamnée, enterrée en grandes pompes, au nom de la lutte contre l’écologie punitive ! C’est parti, plein tubes. Les décibels secouent le silence d’après déluge et partent en ondes à travers hameau et vallée. La musique est une charge, une fuite effrénée, une machine emballée, un galop fou, avec syncopes suivies de nouvelles accélérations. Des incantations et des fuites en avant acrobatiques. Lâ-cher-prise, lâ-cher-prise. Réflexivité, retour sur ce qui s’est passé, coup d’œil prospectif sur ce qui vient, c’est bouché. « C’est aussi à cause de la tristesse », mon dieu, oui, quelle longue histoire de tristesse, quel long entrelacs de choses tristes. Le visage tourné vers les flammes, il ruisselle à nouveau, mais de larmes, irrépressibles. Enfin, la tristesse est nommée là où il convient. Pour avancer, construire, simplement faire des choses, il aura fallu sans cesse composer avec un ordre des choses infligeant tristesse sur tristesse, qui en fait un système d’assujettissement, longue traîne de la croissance destructrice. Dans cette musique et ses paroles, il n’entend pas l’apologie du lâcher prise managérial, résilience des soumis, pas plus la paix new-age, non, elles fulminent d’injonctions contradictoires, lever le pied ou s’entêter. Lâcher prise sans rien lâcher, comment façonner ce double front, intranquille, en façon de voir le monde, d’y tracer un chemin ? « Perdre le contrôle, ou le prendre ». Si vous lâchez prise, il sera exclu d’envisager être encore à la manœuvre de quoi que ce soit. Et ça les arrange bien. D’où l’organisation du travail, vraie industrie mortifère de perte de sens, d’où le régime économique indissociable d’une pauvreté endémique. Il faut faire lâcher prise au plus grand nombre. Leur présenter ça comme une promesse de bien-être. Musique et paroles surfent sur une crête de non-retour. Ligne de fuite disait Deleuze. Il vaudrait mieux lâcher prise, mais ce n’est plus possible, c’est trop tard, on en a trop vu, trop su. Ces sons et ces mots miment l’agitation, la manière dont on se débat, pollués par l’hyperactivité capitaliste, comment on se secoue pour échapper à l’entropie suicidaire consumériste. Lâ-cher-prise, c’est s’accrocher au tout foutre en l’air, sans plus raconter, sans plus raisonner, en donnant des coups, animalement réfugié sur quelques esquifs bienveillants. La musique par exemple, et l’amour. Leurs mélodies en de fragiles plages, rares sources d’oxygène. Se débattre entre les quelques points de subsistance qui s’amenuisent. Comment cesser d’être sur le qui-vive ? Les mots, épuisés, disent en finir avec la narration du quotidien, du réel, car ils ont beaucoup raconté avant,pour rien. Ils partent vidés, ils reviendront, ils recommenceront, plus tard, après. Alors, c’est la guitare qui balance. Plutôt, via le musicien-chanteur à bout et au bout de quelque chose, la fusion insomniaque entre guitare et fin du narratif parlé. Galop fou. Pétage de plombs, hors des ornières. Ce que l’on a refusé d’entendre dans les mots, enfin déchaîné, désaliéné, déprolétarisé, dans l’éloquence exubérante, électrique, feu de paille assumé. Mon dieu, pendant combien d’années s’est-il lui-même maintenu au bout de quelque chose, juste pour y être, sans alternative, s’est-il traîné, cherchant comment passer outre, refusant d’abdiquer mais de plus en plus fantôme ? Il écoute en boucle Lâcher prise. Il y trouvera le passage.

Il transforme sa terrasse en grotte où l’on danse

C’est rare qu’il dérange la paix du lieu par un excès sonore. Une, puis deux, puis trois habitants-e-s du hameau le rejoignent, se faufilent sous l’abri. Puis d’autres encore, l’entourent, tendent les mains aux flammes. Têtes dodelinant progressivement au rythme de la musique. « Plein régime, pleine puissance, à fond, musique au taquet », les écorchés rappliquent comme papillons nocturnes vers les flammes claires. Certains spécimens cévenols, plus lointains, rescapés des années hippies, ont quittés leurs yourtes. De véritables créatures des bois, leurs ombres projetées de thérianthropes confèrent à l’assemblée un caractère animiste, circulant entre les présents, glissant sur les parois plasmatiques qui referment la terrasse, peintures rupestres s’animant, créatures d’ailleurs mêlées à la compagnie humaine, infiltrée par d’autres mondes, troublée en ses intériorités. « Les thériantropes ne seraient pas des hybrides, mais offriraient une solution graphique au problème que pose la représentation d’une intériorité humaine non spécifique aux humains, puisque dans une mondialisation animiste il n’existe pas de discontinuités entre humains et animaux. » (p.587) Ils étalent des peaux, des fourrures miteuses, s’y installent, roulent des joints, bourrent des fourneaux de pipe. Le volume sonore est trop élevé pour parler, pour s’entendre. C’est justement ça qui fait toucher un autre réel immédiat. Les mains s’empoignent, les têtes s’embrassent, les bras accolent. Les yeux échangent le « ça fait du bien », donnent à voir, grands ouverts, jusqu’où la musique remue l’âme de plus en plus gagnée par le frémissement des BPM. Rapidement, marmite de soupe, casserole de vin chaud, casier de bière, bouteilles de vin, gros pain au levain et fromage font leur apparition ainsi que les rites de commensalité. Naturelle. 

L’album déroule en entier, dans l’ordre, puis, obstinément, inlassablement, en lecture aléatoire. Certains s’en souviennent, d’autres le découvrent. Tous reconnaissent peu à peu en cette suite de musiques-chansons la topographie d’un moment charnière, gravé dans leurs chairs, l’année où quelque chose a définitivement basculé. Celle où l’on a compris qu’il était trop tard pour éviter le +1,5°. Celle où il était illusoire de croire que le politique allait agir efficacement contre le réchauffement climatique ou même contre la sixième extinction. Année où cette impuissance est devenue manifeste, indiscutable, couverte par des mesures de plus en plus indignes, cyniques et criminelles à l’égard des chômeurs, des migrants, toujours au nom de la croissance, cause de la crise climatique ! Année ou la Cop sur la diversité accoucha de rien, du vent, qui fut jugé historique (parfois avec guillemets). Année du Mondial au Quatar un sommet d’irresponsabilité et de corruption de tous les puissants bien assis sur les droits humains. Année où les pessimistes et défaitistes découvrirent qu’ils ne l’avaient pas été assez. Mais il fallait continuer à espérer, inventer des rituels de désobéissance civile, se maintenir en vie. Presque une maladie, une façon de métaboliser le désespoir et le chavirement épochal. 

Morceau après morceau. Répétition de morceau après répétition de morceau. Les phrases parlées, psalmodiées, sculptées à vif à la guitare pénètrent les corps, une constellation de rengaines imparables gagnent les cerveaux et les nerfs, réveillant des souvenirs, le récit du dépassement irrévocable, réactivant la distance parcourue depuis cet effacement de tout cap tenable. Les chemins de l’épuisement. Toute cette matière musicale oscille entre compte à rebours irrémédiable et passage en force vers d’hypothétiques espoirs. Où recommencer. Demain. Où retrouver de l’incertain. « La conceptualisation de l’incertain sert à l’exploration critique du monde » (Lucken, p.136), de quoi maintenir l’accès à des champs libres.

Au rappel du déni massif induit par l’empire numérique : « La maison est en feu, mais tant qu’il y a du wifi, tout va bien « , les têtes approuvent, sourient. Rompre avec les technologies a été une impulsion salvatrice qui rassemblent ceux et celles qui sont là. De même qu’affirmer vouloir exorciser l’hégémonie coloniale. C’était très mal vu en 2022, être blanc et engagé-e-s dans le décolonialisme s’étaient s’exposer au harcèlement, aux intimidations, aux acharnements médiatiques. « Ton héritage se fissure, ton emprise se craquèle, ton discours se dissout, ta parole brûle ». Alors, ils se libèrent, se déchaînent, danse tribale frénétique, ça pogote, la terrasse tremble, doigts d’honneurs en pagaille vers le ciel, vers la vallée et les villes là-bas, en bas. Ils l’avaient bien dit, apôtres bafoués du décentrement et de la réparation, ils sont fiers, grâce à cette chanson, d’avoir soutenu les militances décoloniales, ils ne sont plus les parias de l’occident. « Ton fauteuil brûle, ton fauteuil brûle », à pleins poumons, chœur égosillé et anarchique. Les écorchés transfigurés dansent. Ils dansent le chemin de croix, les engrenages ponctuels ou récurrents, qui les ont conduit vers la bifurcation, car ils-elles, au moins, ont bien bifurqué, c’est pour cela qu’ils se retrouvent là. Bien que tous sur des tracés singuliers, ils ont progressé de rupture en rupture, avec leur milieu, avec leurs proches, confronté-e-s à la difficulté de construire un refuge affectif dans des conjonctures instables, plongeant, remontant, battus, refoulés, entretenant un reste d’énergie primale, préservant coûte que coûte un ancrage humain, une croyance dans l’autre, pour un jour, sans faute, se relever pour toi, découvrant que l’art de la résurrection, ça se cultive, à l’aveugle, avec obstination, au cas où. Le seul art qui reste, qui ait du sens, finalement.

Communauté d’oreilles et de tripes écorchées

Selon l’ambiance du morceau, le groupe de femmes et hommes dans la grotte éphémère adopte des configurations différentes, abstraites ou figuratives. Clavier captant les échos lointains d’une sirène, « Mon ambulance » arrive, un cercle s’esquisse, une ronde en pagaille, potache, moqueuse, les lèvres silencieuses pleines de pin-pon. Les gestes larges appellent les fatigués et épuisés du monde entier, « viens avec moi », inlassablement, voudraient n’oublier personne, transformer leur refuge en véritable arche de Noé. « Viens avec moi ». Un-e de l’assemblée fait mine de défaillir, aussitôt porté-e au centre où les paroles de la chanson, scandées collectivement sous forme d’ordonnance, servent de premiers soins.

Les chemins parcourus sont balisés de pertes et d’absence qui s’installent, font partie du quotidien, « dix ans, dix années » s’écoulent comme pour rien, et soudain oui, tous, ils se souviennent des séparations, des échecs émotionnels, marqués au fer rouge, le « sans toi »  leur colle à la peau. Les communs de l’égarement s’emparent des regards, les équilibres flanchent, ils tanguent, miment des aveugles, circulant, bras tendus, sans jamais se toucher, ils sont là sans se voir, sans se connecter, perte et solitude. Errance semée aussi de morts cruelles, précoces. Ils en sont habités, ils vivent avec, échangent sans cesse avec les absents, les prolongent. De moins en moins de séparation entre vivants et disparus. « Ciao Ciao mon ami » les cœurs tremblent, fondent, des couples s’enlacent, sans choix, sans se soucier des genres, et tanguent lentement, en slow diaphane, presque envolé. 

Au murmure lointain du « Vieillir c’est… », ils s’immobilisent. Si, pour la plupart, vieillir est leur lot depuis pas mal d’années, l’expérience est peu explicitée et prise en compte, peu de mots sont mis sur ce qu’elle représente. Tabou. C’est l’antichambre de la fin, déjà vous ne comptez plus. Alors, là, ils-elles se concentrent sur les paroles, enfin. Quelques plus jeunes se sont mis en retrait, les regardent écouter, essaient de ressentir ce qu’ils sentent, en profitent pour vider un verre de vin, tirer sur un mégot. « Vieillir, c’est brutal, vieillir, c’est banal ». C’est ça. Ils rient et approuvent : « angoisser pour tout et en même temps n’en avoir plus rien à foutre de rien ». Tout au long, il y a une atmosphère qui « regarde ailleurs », se détache, accepte l’inéluctable et, en même temps, tisse un fil qui veut rester en vie, « c’est ennuyeux, c’est ambitieux », indicible, propre à chacun-e. Une épreuve irrésolue toujours plus proche. Dans le déroulé aléatoire, tout au long de la nuit, chaque fois que revient le son emblématique des luttes quasi préhistoriques, sans âge,  « L’internationale 2022 », ils se figent, statues magnétiques, bras levés, regardant haut devant, galvanisés, pieds battants, pupilles brillantes, joues mouillés, toujours prêts à y aller, marqués, ravagés par la fatigue, écarquillés par un espoir insensé, retrouvant le sens du merveilleux. Oscillant, prêts pour l’internationale du recommencement. Au fil des heures, au bout de la nuit, les morceaux continuant à tourner comme des satellites, c’est un mélange de karaoké et d’air guitar, on n’entend plus la voix de Michel Cloup, ils-elles chantent plus fort, éraillés, faux, emportés, pas synchros, hors d’eux-mêmes, bousculade heureuse, la tristesse pâlit, l’émergence de l’espoir primordial traverse les corps.

Il jubile en cette communauté d’oreilles et de tripes impromptue.

Ils gagnaient leur vie en écoutant de la musique

Cela lui rappelle une des plus heureuses périodes de sa vie. Il la gagnait, sa vie, en se tenant journellement dans un endroit où arrivaient des centaines et des centaines de disques, venus du monde entier. Chaque semaine de nouveaux arrivages. Il était payé, avec d’autres, pour les déballer, les examiner, lire les pochettes, regarder les images, les authentifier, les expertiser, les faire passer du stade d’objet commercial à celui d’objet de connaissance du monde, d’objet privé à objet de bien public. Il lui incombait d’en organiser l’écoute au sein d’un petit groupe de travailleurs et travailleuses. Tout le monde était motivé par cette activité d’audition collective. Tendre l’oreille ensemble, en débat et controverse, vers une prise de connaissance de ce que sont ces musiques qui viennent du monde entier, sans préjuger de la forme à donner à ces connaissances. Page blanche. Il ne s’agissait pas de formaliser un savoir particulier, spécifique, par exemple musicologique, non, simplement, une conscience de ce que ces musiques éveillent en chacun, et l’entraînement à le verbaliser. Il y a des conseillers qui régulièrement venaient animer des réunions, proposer grilles de lecture, éveiller l’ouïe, exercer l’oreille, faire entendre les contextes, par exemple, ouvrir des perspectives en rendant audible ce qui échappe. Et puis, il y avait un lieu public où ces disques écoutés ensemble étaient mis à disposition de la cité, rangés par genre et par ordre alphabétique dans des présentoirs et, surtout, diffusés publiquement. Des gens venaient, en permanence, à toute heure, en quête de disques à emporter chez eux, pour les écouter, les installer dans leur espace privé, durant une semaine, seuls ou en famille, et des dialogues – le plus souvent schématiques, voire par signe – s’établissent entre le petit groupe qui a écouté au préalable les disques, et ceux et celles qui viennent en recherche de musiques. Des conversations parfois chaleureuses, pleine de connivences, parfois conflictuelles, houleuses, dégénérant en invectives, reflétant les enjeux de hiérarchie sociale inculqués via l’acquisition des goûts et des couleurs. Là, pas de « bulles de filtres », tout le monde entendait de tout, la vraie diversité, rocailleuse, chacun-e était confronté tantôt à des sons familiers, empathiques, tantôt à des formes musicales étrangères, insupportables, irritantes, révulsantes. Peu à peu, lui et les personnes avec qui il travaillait tous les jours, bricolèrent une diplomatie pour déminer ces conflits, les dépasser, en faire l’essentiel même de la circulation des musiques au sein du corps social.

Ca s’appelait une médiathèque.

Des ruines cavernes, de l’humus, de l’émergence

La nuit s’achève. Peu à peu les convives s’éclipsent. On les entend brailler, les paroles et les timbres déclinant dans l’aube qui pointe. « Un emoji qui pleurt, un emoji qui rit ».Certains resteront dormir là où ils sont tombés. Les braises rayonnent. Les oreilles grésillent comme jadis en sortant des concerts enfumés. Vidé, rattrapé par les mauvais rêves, sur les édredons amassés contre le mur, il ramasse les miettes, patiemment reconstruit le puzzle, redonner forme et cohérence au vécu. Inlassablement, tapisserie de Pénélope, attente sans fin. Des images lointaines resurgissent, gagnent et occupent son esprit, vues à la Biennale de Lyon en 2022, des grandes tapisseries grises de ruines effroyables évoquant un nombre incalculable de vies brisées, martyrisées. L’image originale est un montage numérique. Elle condense à peu près tout ce que le monde produit comme gravats, dont la finalité est la destruction, un monde-ruine monumental, total et spectaculaire. En même temps, à force de regarder la matérialité tissée de ces images, et probablement grâce au rendu des fils – en imaginant la transformation des pixels en brins de laine enchevêtrés, noués, l’image transite dans un organisme qui la digère, l’assimile, se l’approprie et devient objet fabriqué, palpable- ces catacombes de bêton acquièrent les caractéristiques de paysages naturels accidentés, fracassés. Fouiller, chercher une vie dans les cavités sauvages des ruines, des immeubles broyés. Où se soigner, réapprendre les rituels célébrant l’émergence d’un renouveau permanent, défiant l’apocalypse, une germination archaïque, erratique, expérimental qui survivrait à l’effondrement . « Je me relèverais pour toi ». Quand il s’endort, ce sont d’autres images qui glissent dans son sommeil, avec lesquels il essaie de trouver un apaisement, celles du « confort éternel » et de « l’homme de terre », sortes de fiches techniques peintes par Fabrice Hyber, éloge paisible de la décomposition, de l’humus et de la résurrection en végétaux. Chasseront-elles les mauvais rêves ou les attiseront-elles ? Elles attisent en lui, depuis leur découverte à la Fondation Cartier, un point de convergence entre l’ensevelissement et la promesse de l’émergence, tantôt proche, tantôt lointain, sans que cela l’aide vraiment à tarir les angoisses de fin, même si c’est beau à voir, si la raison y trouve de quoi se bercer de l’illusion d’un continuum. « Claude Lévi-Strauss a corrélé le thème de l’Émergence primordiale de l’humanité au mouvement de poussée végétale. Le modèle en est selon lui « la pensée pueblo, car elle conçoit la vie humaine sur le modèle du règne végétal (émergence hors de la terre) ». » (p.660) Le genre d’images que distribue mon ambulanceViens avec moi.

Pierre Hemptinne

Rêve de gouffre et d’ambulance
Rêve de gouffre et d’ambulance
Rêve de gouffre et d’ambulance
Rêve de gouffre et d’ambulance
Rêve de gouffre et d’ambulance
Rêve de gouffre et d’ambulance

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Comment7 39 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte