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Louis Aragon : et vos rêves, les loups n’en font qu’une bouchée

Publié le 23 décembre 2022 par Sylvainrakotoarison

"Aragon, la confusion des genres", aux éditions Gallimard. C'est un passionné, un "éminent aragonologue" selon les termes de Pierre Assouline. Daniel Bougnoux va avoir 80 ans l'année prochaine ; normalien en 1965, il est professeur émérite à l'Université Stendhal de Grenoble. Il a beaucoup travaillé aux côtés de Régis Debray.. Bougnoux enseignait alors la philosophie au lycée Bonaparte, à Toulon." Il faut regarder le néant en face pour savoir en triompher. " (1960).
Louis Aragon : et vos rêves, les loups n’en font qu’une bouchéeOn se croit libre alors qu'on imite
La particularité de Daniel Bougnoux, c'est de diriger, depuis vingt-six ans, la publication des œuvres complètes d'Aragon dans la Pléiade (le cinquième et dernier tome est sorti en 2012, la même année que son livre personnel).
Louis Aragon : et vos rêves, les loups n’en font qu’une bouchée" J'y raconte une drague homosexuelle dont Aragon m'a gratifié, dans sa chambre n°5 de la résidence hôtel du Cap Brun, près de Toulon, par une chaude après-midi de juillet 1973. J'avais vingt-neuf ans, je venais de publier sur lui mon premier livre (...) et il s'était montré très content, et reconnaissant ! L'épisode de la chambre, assez carnavalesque, mais dans le fond plutôt drôle ou cocasse, m'avait mis devant un abîme, mais au lieu de m'éloigner d'Aragon, il m'avait révélé sa complexité, et la capacité chez ce veuf de "sur-vie", je veux dire, de vie excessive. "
Mais la censure avait bon dos. Car maintenant, il y a Internet, et le texte a quand même été diffusé par son auteur. Et même gratuitement. Pour lui, c'était une anecdote essentielle : " Cette scène de drague homosexuelle tout à fait carnavalesque est fondatrice pour moi. (...) Cette amputation m'a meurtri. C'est un comportement d'un autre âge, c'est l'Union Soviétique ! ".
D'ailleurs, le journaliste de médias Daniel Schneidermann voyait bien l'effet contre-productif de cette censure et remarquait amèrement dans sa chronique du 25 octobre 2012 : " Pour un nombre indéterminé de lecteurs qui n'en connaissent rien d'autre (mais oui, il y en a), Aragon restera ce souvenir ridicule et flou de faux cils et de vaseline. Et Gallimard le synonyme d'une instance bureaucratique, soviétoïde et anachronique. ". Gallimard, qui a édité bien d'autre chose, ne peut être réduit à ce que le journaliste laissait entendre, qui laisserait peut-être entrevoir une rancœur personnelle. En revanche, oui, Louis Aragon pourrait n'apparaître, chez certains non-lecteurs, que comme une drôle de "drag queen" au "cache-sexe rouge vif", selon les deux expressions de Daniel Bougnoux. Même si c'est déconcertant, on pourra dire qu'au moins, il vivait et qu'il savait qu'il était en vie. Son corps, malgré l'âge (en 1973, il avait déjà 76 ans) était encore robuste : " J . e vis que le grand âge n'avait pas ruiné son corps bronzé, à la stature athlétique. "
L'extrait le plus intéressant du chapitre sept ne comporte que dix-huit lignes, mais je ne vais pas les reproduire ici, non pas parce que son auteur le refuserait (au contraire) ni qu'il soit trop licencieux (on en a connu d'autres) mais pour éviter tout problème éventuel avec le dit légataire. Il se retrouve aisément sur la toile mondiale où tout est archivé.
Cette dernière polémique ne doit cependant pas faire oublier que le poète Louis Aragon fut un homme de lettres exceptionnel de talent qui a énormément compté au cours de mon siècle natal. Et qui ne semble plus beaucoup relu de nos jours...
Aussi sur le blog. Svetlana Aleksievitch.
Le corps du délit ? Daniel Bougnoux l'a expliqué chez NonFiction le 24 octobre 2012 :
Et par ce livre, le scandale a éclaté, disons, doublement, il y a dix ans donc. Le lundi 22 octobre 2012, Bougnoux accuse Jean Ristat, qui est le légataire testamentaire sourcilleux d'Aragon, d'avoir fait pression sur Gallimard pour censurer un chapitre complet de son bouquin. Il avait en effet reçu le 6 septembre 2012 un email de son directeur de collection lui disant : " Jean Ristat ne s'oppose pas à la parution de "Aragon, la confusion des genres" à condition que nous en retranchions le chapitre sept. ". Il avait remis son manuscrit en mai 2012 et il avait justement recommandé de ne surtout pas le transmettre à Jean Ristat pour s'éviter ces déboires.
On fait l'homme
On veut dans cette énorme et plate singerie
Lire on ne sait trop quelle aventure à la gomme
Quand bêtement tous les chemins mènent à Rome
Quand chacun de nos pas est par avance écrit
On va réinventer la vie et ses mystères
En leur donnant la métaphore pour pivot
On pense jeter bas le monde héréditaire
Par le vent d'une phrase ou celui d'un scooter
Nouvelles les amours avec des mots nouveaux.
(...)
Et vos rêves les loups n'en font qu'une bouchée
Quand je pense à ce qu'ils disaient avant l'épreuve
La superbe l'éclat les refus claironnés
Cette candeur de feu cette exigence neuve
Pile ou face à tout bout de champ qu'il vente ou pleuve
Pour un oui pour un non toute la destinée
Et puis je les rencontre après les ans d'orage
Dans cette face éteinte où flambe le défi
Qu'ont-ils feint qu'ont-ils fui quels affronts quels outrages
Pour tomber dans quel gouffre et subir quel naufrage
Quelle faim leur a fait cette biographie
Il y en a qui font semblant par habitude
Ils ont la bouche impie et le geste insurgé
Leur doute est devenu doucement certitude
Ils sont les habitants de leur inquiétude
Si l'on s'en tient aux mots pour eux rien n'est changé
Il y en a d'assis sans vergogne à la table
La fourchette à la main pour attendre le plat. "
(...)
Louis Aragon : et vos rêves, les loups n’en font qu’une bouchée
Si j'apprécie beaucoup ces textes chantants, je dois avouer que mon analyseur cérébral a du mal avec l'absence de ponctuation, notamment de virgule et de point... mais c'est peut-être mieux que les points de suspension plombant en permanence les textes de Céline ou l'absence de ponctuation et de majuscule des énumérations de la nouvelle Prix Nobel Annie Ernaux ?
L'autre point, c'est peut-être une face (pas vraiment) cachée d'Aragon. Sa muse Elsa Triolet, qui avait un an de plus que lui, est morte douze ans avant lui. Visiblement, il avait pris goût aux plaisirs de la vie, universellement. Son veuvage ne fut pas inactif.
Daniel Bougnoux à publié il y a dix ans un livre de témoignages personnels sur l'écrivain,
La veille de Noël il y a quarante ans, le 24 décembre 1982, un grand poète s'était éteint. Louis Aragon, 85 ans, a été l'un des monstres littéraires du XX e siècle en France. Comme Sartre, il n'a jamais renié son engagement au parti communiste français (dès janvier 1927 !), au contraire de beaucoup d'intellectuels qui, parfois dès le début des années 1950, ont vite compris qu'aucune cause, même juste, ne valait les morts du Goulag et de la Révolution culturelle.
Il a nourri de nombreux chanteurs, notamment Jean Ferrat, Léo Ferré et Georges Brassens. À l'origine, il aurait dû devenir médecin, comme André Breton ( Céline l'a été), mais il a abandonné l'idée pour se consacrer totalement à l'écriture entre les deux guerres, où il a sympathisé avec tout un vivier d'écrivains, comme Drieu la Rochelle, Philippe Soupault, Paul Éluard et plein d'autres. Il a fait partie des surréalistes avant de devenir communiste.
Pour lui rendre hommage, j'ai deux citations, l'une de lui, l'autre d'un témoin.
La première que je trouve belle a été mise en exergue, uniquement pour ses quatre premiers vers, par la romancière Mazarine Pingeot, la fille de François Mitterrand, dans son premier livre. Je la trouve sublime parce qu'elle exprime excellemment la course folle du temps sur mon existence et cet impossible repos de la destinée. Elle provient de "La Beauté du diable" (1956). Je ne cite que quelques strophes mais ce poème est bien plus long.
" Jeunes gens le temps est devant vous comme un cheval échappé
Qui le saisit à la crinière entre ses genoux et le dompte
N'entend désormais que le bruit des fers de la bête qu'il monte
Trop à ce combat nouveau pour songer au bout de l'équipée.
(...)
Charlatan de soi-même on juge obligatoire
Ce qu'un simple hasard vous a fait prononcer
Demain ce n'est qu'un sou jeté sur le comptoir
Ce qu'on peut à vingt ans se raconter d'histoires
Et l'avenir est tributaire du passé

Sylvain Rakotoarison (17 décembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
André Breton.
Louis Aragon.
Annie Ernaux.
Mylène Demongeot.
Jean Teulé.
José Saramago.
Annick de Souzenelle.
Philippe Alexandre.
Yves Coppens.
Charlotte Valandrey.
Sempé.
Fred Vargas.
Jacques Prévert.
Ivan Levaï.
Jacqueline Baudrier.
Philippe Alexandre.
René de Obaldia.
Michel Houellebecq.
Richard Bohringer.
Paul Valéry.
Georges Dumézil.
Paul Déroulède.
Pierre Mazeaud.
Philippe Labro.
Pierre Vidal-Naquet.
Amélie Nothomb.
Jean de La Fontaine.
Edgar Morin.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d'Ormesson.
Les 90 ans de Jean d'O.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20221224-louis-aragon.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/louis-aragon-et-vos-reves-les-245609
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/12/12/39743896.html


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