Magazine Régions du monde

Les identités émiettées régionales.

Publié le 15 août 2008 par Xixa
. La tradition a voulu que les Albanais ethniques (1) se partagent en deux groupes majeurs : les Gegs, qui en règle générale s'étendent dans les territoires situés au Nord ainsi qu’au Kosovë et dans une vaste zone de la Macédoine occidentale, et les Tosks, qui vivent dans le Sud ainsi que sur la partie restante des territoires albanophones de la Macédoine. La zone centrale du pays, entre les rivières Erzen et Shkumbin, constitue cette « frontière » naturelle, cette zone de dilution réciproque où les habitants ne savent pas bien de quel coté ils tombent. La même tradition nous apprend que les Gegs sont attachés à leurs coutumes ancestrales et à leur organisation tribale d’une façon beaucoup plus tenace que leurs compatriotes Tosks ou encore qu’ils obéissent à leur droit coutumier, le Kanun. Ce dernier représente l’expression la plus pure et la plus complète de l’ensemble des relations morales et psycho-émotives en vigueur depuis des siècles, déterminant la vie et la mort de la plupart d’entre eux. Les premiers anthropologues qui ont pu les observer dans leur milieu naturel ont remarqué le caractère ascétique du Geg : isolés vis-à-vis des influences étrangères et engagés dans un combat incessant contre une nature hostile. Prisonniers à double titre – au sein des grandes structures patriarcales et rigides, puis à l’intérieur de leur clan - ils vivent toujours aux aguets dans des habitations isolées, aux allures de châteaux forts. La plume de l’écrivain a tracé un visage unique : obstiné, voire obtus, susceptible et particulièrement fier, le Geg renvoie à la fois l’image du combattant infatigable, rude et sans pitié. Parallèlement, ce montagnard est dépeint comme le meilleur hôte du monde : il donne au premier étranger de passage son hospitalité proverbiale – souvent son pain et son sel, en même temps que sa parole - besa en albanais. Enfin, du point de vue physique, les Gegs ont été rattachés au type dinarique de haute taille (1m70) avec de nombreux éléments blonds. L’autre moitié de la population, les Tosks sont décrits comme des êtres plus ouverts, plus communicatifs et plus imaginatifs que les Gegs. Tout cela est compréhensible, compte tenu du fait qu’ils sont beaucoup moins isolés géographiquement et en contact avec la culture étrangère. Ce ne sont pas forcément des signes d’une haute estime et encore moins un gage de patriotisme sans faille car, ils paraissent souvent sous la lumière de la connivence avec les occupants, voire comme des esprits facilement corrompus. En même temps, ce sont des travailleurs hors pairs, des gestionnaires habiles bref, des matérialistes qui n’hésitent pas à courir les chemins de l’immigration afin de gagner leur vie. Dans ces terres méridionales plus accueillantes, les structures claniques et le système tribal avaient quasiment disparu dès le XIXème siècle. Ainsi les nucleus familiaux se regroupent dans des villages ou dans des centres urbains, construits tantôt en plaine tantôt en montagne et régies depuis longtemps par des structures communales. Les Tosks représentent les caractères physiques du type alpin : brachycéphales et hyper brachycéphales bruns de moyenne taille (1m67). Au-delà des différences des structures familiales et sociétaires ainsi que des trajectoires politico-historiques distinctes, les Gegs et les Tosks se différencient sur le plan linguistique, de la culture et de ses manifestations ethnographiques, du folklore et de ses expressions artistiques (2). On pourrait ajouter que la structure sociale (plus grande persistance des structures en familles élargies, voire dans certains cas des structures claniques au Nord), la religion (à dominante musulmane sunnite et chrétienne catholique chez les Gegs, avec une présence plus forte des musulmans bektachis et des chrétiens orthodoxes chez les Tosks), les influences culturelles italienne et slave chez les Gegs, grecque chez les Tosks), le déséquilibre des flux migratoires vers l’étranger (plus important chez les tosks) ou encore la plus grande autonomie d’une partie des Gegs vis-à-vis de l’administration impériale contribuaient également à renforcer l’altérité entre Gegs et Tosks.(3) (Pour lire le texte en entier, cliquer ici) . . Une autre façon de marquer les altérités régionales est de se placer dans une grille d’analyse de l’influence de l’ethnie sur le pouvoir politique. Déjà les Ottomans savaient faire la différence entre les élites dociles Tosks, présentes à tous les étages de l’édifice impérial, et la caste des bajraktars intrépides Gegs, souvent insensibles aux appels du jihad islamique. Avant toute création de structures étatiques stables, même le légendaire Skënderbej – un geg de Krujë, eut besoin de la force des tosks et prit pour femme la fille du grand Arianiti. La Ligue de Prizren, ce symbole de la maturité autonomiste albanaise ne peut être conçu qu’à travers le tosk monumental Abdyl Frashëri au milieu de la marée humaine geg. Dès la création de l’État indépendant Albanais, c’est désormais le pouvoir qui se trouve au milieu d’une compétition féroce entre Tosks et Gegs, marquée par l’alternance constante : dans ce lointain 1912, Ismail Qemali, le pacha de Vlorë s’est fait destituer par un autre pacha de Tiranë, Esad Toptani. A dix ans d’intervalle, le Premier ministre Ahmed Zogolli, originaire de Mat, s’est fait sortir par un Archevêque mi Tosk mi Valaque, Fan Noli qui à son tour, prit la fuite devant la détermination de son adversaire, devenu par la suite Roi des Albanais. . Après quarante ans d’un règne qui a débuté durant la Seconde Guerre, la camarade Enver Hoxha, un Tosk de Gjirokastër, s’est fait succédé par Ramiz Alia, un Geg mi shkodran mi kosovar. Même la démocratie naissante a du respecter l’ordre des choses : le Président Berisha, originaire de Tropojë en plein pays geg, a été évincé par Fatos Nano, un tosk d’origine et Premier ministre de son état. Que représente actuellement ce schéma directeur Geg – Tosk, si omniprésente à l’aube de la création de l’État albanais ? A vrai dire peu de choses. Malgré sa correspondance linéaire avec la sempiternelle fracture Nord – Sud, malgré ses arguments d’ordre ethnographique, linguistique ou culturel, elle demeure un anachronisme. Cette lecture du monde albanais qui remonte très probablement au XVIIIème siècle, a été retravaillée et affinée vers la fin du XIXème pour s’imposer en tant que « standard » ethnosociologique de décryptage de cette nation longtemps oubliée sinon ignorée. Or, la dichotomie apparente entre ces entités humaines, renforcée quelque peu par la pensée intellectuelle et littéraire qui s’exprimait dans les dialectes respectifs, a pris un premier coup sérieux avec l’établissement des frontières étatiques. Ces pays imaginaires Gegëri et Toskëri qui existaient plutôt dans la tête des gens que sur le terrain, ont été supplantés par de nouvelles entités tangibles, car territoriales : d’une part, l’État albanais et de l’autre, la région du Kosovë et les contrées de la Macédoine occidentale – rattachées à la Yougoslavie, ainsi que le Çamëri – absorbée par la Grèce. . L’autre coup sérieux survint de la politique centralisatrice menée par les gouvernements nationaux. Malgré ses sympathies naturelles envers ses fidèles bajraktars, le Roi Zog a toujours voulu confier la gestion du pays aux beys tosk tandis qu’il imposait les Lois à l’européenne, délimitant le champ du Kanun. Ce fut encore pire aux temps du communisme. Hoxha et ses camarades d’origine méridionale ont voulu faire table rase de tout ce qui était ancien, afin d’entreprendre leur œuvre majeure – la création de l’Homme nouveau. Bien entendu, mis à part quelques costumes folkloriques, quelques chansons et danses populaires, tôt au tard tout le reste finit soit à la poubelle – ce fut le cas du Kanun et ses manifestations morales, des bajraktars et autres beys – soit fut recyclé et remis au goût du temps. Dans ce combat inégal entre traditions et pouvoir, les Gegs étaient désignés perdants à l’avance. Personne, et encore moins la dictature communiste, ne pouvait oublier leurs penchants monarchiques, leur peu d’enthousiasme montré durant la guerre antifasciste ou encore leur instinctif rejet des structures étatiques centrales. Très vite, le pouvoir s’en prit à la littérature geg, sûrement à cause de ses littérateurs vivants, tous des fervents catholiques et anticommunistes de surcroît. Perdant ainsi son âme, la variante geg de la langue recula d’avantage et se réduit à un dialecte quelconque du parler local avant d’être ensevelie pour toujours, suite à un mémorable Congrès de l’Orthographe de la langue albanaise, réuni en 1972. Une petite centaine de lexicographes, de grammairiens et autres philologues choisit la variante tosk comme norme linguistique de la langue albanaise qui à l’occasion devenait standardisée (4). Ainsi brisé, le dualisme traditionnel qui avait marqué l’histoire du pays a été relégué aux oubliettes, cédant sa place à une identité unitarienne largement artificielle mais conforme aux souhaits du régime. Toutefois, le coup fatal vint de la démographie. Il suffit de suivre les statistiques. Avant la Seconde Guerre mondiale, le pays n’avait connu que deux recensements plus au moins complets de la population : le premier, effectué en 1927 avait décompté moins d’un million d’Albanais - plus exactement 833.000 habitants ; le suivant du 1939, avança le chiffre de 1.200.000 habitants. Depuis, la population ne fait qu’augmenter, affichant des taux de croissance de 2,7 à 1,96 entre 1960 et 1990. Alors qu’en 1960, il y avait déjà 1.626.000 habitants, ils seront 2.430.000 en 1975, 2.761.000 en 1981 et enfin 3.335.000 en juillet 1991 (5). Cela veut simplement dire que la population a quadruplé en seulement soixante ans ou encore, que seulement 5 ou 6% de la population a quelque chose en mémoire, venant des années d’avant la guerre. Quant au reste, il faut également deviner le pouvoir de l’endoctrinement idéologique ou encore ce contact plus que réduit de cette population avec une certaine littérature, mis à l’index par le régime communiste. Actuellement, le concept Geg – et par conséquent celui de Tosk – apparaît en tant que mysticisme inachevé ; cette union parfaite entre l’Être traditionnel et son idéal identitaire désormais suranné demeure une chimère et seuls quelques écrivains osent la réclamer. Leur volonté encore timide de vouloir promouvoir l’utilisation de la langue geg doit compter sur l’indifférence polie des bureaucrates ou encore sur la faillite du système de l’Éducation nationale. Vu ainsi, notre schéma directeur fait plutôt partie de ces Images d’Épinal qui jalonnent les analyses et sert encore à fabriquer l’archétype albanais. Que reste-t-il alors comme identité collective territoriale ? Sans aucun doute, les sous-catégories des grands ensembles geg et tosk - les identités régionales. Depuis longtemps, l’Albanais moyen a préféré mettre en avant ses références locales : la région ou à défaut, le chef-lieu le plus proche. Après avoir dit qu’il est shqiptar, kosovar ou çam, il précise ses origines lab, dibran ou matjan sinon tiranas ou vlonjat, korçar ou shkodran - avant de descendre à l’échelle suivante, la source qui est le village ou le quartier Quelque part dans son subconscient, toutes les origines des plus anciennes aux plus récentes s’emmêlent et s’entrecoupent pour rappeler que les plus valables et par conséquent les plus stables sont celles du sang - la famille et étroite et élargie - et du tribu – les réseaux matrimoniaux, des amitiés, des alliances, voire des clientèles - les fameux tarafs. . ----------------- (1) Selon Garde, le sentiment d’appartenir à une ethnie entre Albanais est très fort. C’est également le cas des autres peuples balkaniques. Ce sentiment représente une donne importante pour comprendre la complexité des relations entre les différentes populations dans les Balkans. Voir : Paul GARDE - Les Balkans, Dominos – Flammarion 1994. (2) Voir : Rrok ZOJZI – Ndamja krahinore e popullit shqiptar ( la division régionale du peuple albanais), dans : Etnografia shqiptare ,V.1, Tiranë 1962. (3) Voir : Nathalie CLAYER – Aux origines du nationalisme albanais : la naissance d’une nation majoritairement musulmane en Europe. Éd. Carthala, Paris 2007. (4) Pour créer une idée sur l’intervention de l’État totalitaire dans le domaine de la langue et de la culture ainsi que sur les perspectives d’une renaissance du Geg littéraire, voir : Arshi PIPA - Géopolitique de la langue albanaise, dans : Michel ROUX (sous la coord) - Nations, États et Territoire en Europe de l’Est et en URSS. collection « Pays de l'Est » l’Harmatan 1997 ; ou encore : Ardian VEHBIU - Standard Albanian and the Gheg Renaissance: A Sociolinguistic Perspective, Dans : International Journal of Albanian Studies (IJAS), vol 1, issue 1, fall 1997, N Y. (5) Le rythme soutenu des recensements qui ont démarré en 1945 (chaque cinq ans jusqu’en 1960, puis pratiquement chaque dix ans) a duré jusqu’en 1989. Le dernier en date étant celui du 2001. Entre les deux derniers, une série de bouleversements économiques et politiques - la chute du communisme et les troubles du 1997 - et de phénomènes démographiques - l’émigration effrénée - ont gravement perturbé le processus naturel de l’évolution démographique du pays. Les derniers chiffres ont désavoué les projections et des estimations effectuées sur des sondages par l’Institut National de la Statistique (l’INSTAT). Ainsi selon ce dernier, le pays devait compter 3.248.836 habitants en 1995 ou enfin 3.368.600 habitants en décembre 1998. Or, selon les résultats du 2001, le pays compte 3.069.275 habitants dont 10.8% sous la barre de 6 ans et 7.5% au-dessus de 65 ans. Quant aux septuagénaires, ils ne représentent que 2.6%. La suite..

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