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Une minute de vérité. (Georges Simenon)

Par Jmlire

Une minute de vérité. (Georges Simenon)Georges Simenon, 1963

- C'est bête, hein ! On ne comprend que quand il est trop tard. Quand on est heureux, on n'y attache pas d'importance, on commet des imprudences, il arrive même qu'on se révolte. Nous avons été heureux tous les quatre.

Alors, tout à coup, il oublia les conseils du médecin, il ne réfléchit pas, ne pensa plus à la blessure que Nancy avait à la tête, ni à la salle d'hôpital où ils se trouvaient. Un flot de chaleur avait envahi sa poitrine et des mots se pressaient dans son esprit, qu'il avait besoin de lui dire, des mots qu'il ne lui avait jamais dits, qu'ils n'avaient peut-être jamais pensés.

- Ce n'est pas vrai ! protesta-t-il d'abord, comme elle venait de parler de leur bonheur passé.

- Steve !

- Je crois que j'ai réfléchi, moi aussi, sans m'en rendre compte. Et ce que tu viens de dire est faux. Ce n'est pas hier que nous étions heureux.

- Tais-toi !

Sa voix était aussi sourde que celle de sa femme et il parvenait pourtant à y mettre une véhémence contenue qui n'en était que plus éloquente.

Ce n'était pas ainsi qu'il avait envisagé leur entrevue et il ne s'était pas figuré qu'il lui dirait un jour ce qu'il allait lui dire. Il se sentait dans un état de sincérité totale et c'était comme s'il avait été nu, aussi sensible que si la peau lui avait été enlevée.

- Ne me regarde pas. Garde les yeux fermés. Écoute-moi seulement. La preuve que nous n'étions pas heureux, c'est que, dès que nous sortions de notre routine quotidienne, du cercle de nos petites habitudes, j'étais si désemparé que j'avais un urgent besoin de boire. Et toi, tu avais besoin, chaque jour, d'aller dans un bureau de Madison Avenue pour te persuader que tu avais une vie intéressante. Combien de fois sommes-nous restés face çà face, chez nous, sans être obligés, après quelques minutes, de prendre un magazine ou d'écouter la radio ?

Les paupières de Nancy étaient humides à leur bord, ses lèvres s'avançaient de plus en plus, il avait failli lui lâcher la main et elle s'y cramponnait nerveusement.

- Sais-tu à quel moment, hier, j'ai commencé à te trahir ? Tu étais encore à la maison. Nous n'étions pas encore en route. Je t'ai annoncé que j'allais faire le plein d'essence.

Elle murmura :

- Tu avais d'abord parlé de cigarettes.

Son visage était déjà plus clair.

- C'était pour boire un rye. Je suis resté au rye toute la nuit. J'avais envie de me sentir fort et sans entraves.

- Tu me détestais.

- Toi aussi.

Un sourire ne glissa-t-il pas furtivement sur son visage quand elle souffla :

- Oui...

Il avait fermé les yeux à nouveau.

- J'ai mis un acharnement d'ivrogne à tout salir...

Il avait fini. Il pleurait en silence et ce n'étaient pas des larmes amères qui coulaient de ses yeux clos. La main de Nancy dans la sienne restait inerte.

- Tu comprends à présent...

Il dut laisser à sa gorge le temps de se desserrer.

- Tu comprends que c'est seulement aujourd'hui que nous allons commencer à vivre ?

Il fut surpris, en ouvrant les paupières, de voir qu'elle le regardait. Elle l'avait peut-être regardé tout le temps qu'il parlait ?

- C'est tout ! Tu vois, tu avais raison de prétendre que, depuis hier, nous avons parcouru une longue route.

Il croyait lire un reste d'incrédulité dans ses yeux.

- Ce sera une autre vie. J'ignore comment elle sera, mais je suis sûr que nous la vivrons tous les deux.

Elle essayait encore de se débattre.

- C'est vrai ? questionna-t-elle avec une candeur qu'il ne lui connaissait pas.

L'infirmière passait derrière lui pour donner des soins à la malade qui faisait de la température et qui avait dû la sonner. Tout le temps qu'elle resta dans la salle, ils évitèrent de parler.

Cela n'avait plus d'importance, à présent. Peut-être, quand il aurait repris l'existence de tous les jours, Steve aurait-il une certaine gêne au souvenir de cette effusion. Mais n'avait-il pas encore plus honte, les matins qu'il se réveillait après ses discours d'homme qui a bu ?

Ils se regardaient ..., sentant l'un et l'autre que cette minute ne reviendrait probablement jamais. Chez chacun, il y avait une sorte de bondissement vers l'autre, mais cela ne paraissait que dans leurs yeux qui ne se quittaient plus et qui, peu à peu, exprimaient un grave ravissement.

- Ça va, vous deux ? lança l'infirmière au moment de sortir.

La vulgarité des mots ne les choqua pas.

- Encore cinq minutes, pas plus, annonça-t-elle en franchissant le seuil, une bassine couverte d'une serviette à la main.

Trois de ces cinq minutes s'étaient écoulées quand Nancy prononça d'une voix plus ferme que précédemment :

- Tu es sûr, Steve ?

- Et toi ? répliqua-t-il en souriant.

- Peut-être que nous pourrions essayer.

Ce qui était important, ce n'était pas ce qui arriverait, c'était que cette minute là ait existé et déjà il s'efforçait de ne pas en perdre la chaleur, ll avait hâte de partir, parce que tout ce qu'ils pourraient dire ne ferait qu'affaiblir leur émotion.

- Je peux t'embrasser ?

Elle fit signe que oui et il se leva, se pencha sur elle, posa ses lèvres sur les siennes avec précaution et les pressa doucement. Ils restèrent ainsi plusieurs secondes et, quand il se redressa, la main de Nancy était encore accrochée à la sienne, il dut détacher ses doigts un à un avant de se précipiter vers la porte sans se retourner...

La nuit était claire, les cailloux des allées brillaient sous la lune, il monta dans sa voiture sans y penser, se dirigea, non vers la maison de sa logeuse, mais vers la mer. Il avait encore besoin de vivre un moment avec ce qu'il sentait en lui et sur quoi les lumières de la ville, les musiques, les tirs, les balançoires n'avaient aucune prise. Tout cela qui l'entourait n'avait pas d'épaisseur, pas de réalité. Il longea une rue qui devenait de moins en moins brillante et au bout de laquelle il trouva un rocher que la mer léchait avec un bruissement à peine perceptible.

Un air plus froid venait du large, une odeur forte dont il s'emplissait les poumons. Sans fermer la portière derrière lui, il marcha jusqu'à l'extrême bord de la pierre, ne s'arrêta que quand la vague toucha le bout de ses souliers, et, furtivement, comme s'il avait honte, il refit le geste qu'il avait eu quand, enfant, on l'avait conduit pour la première fois voir l'océan, se penchant, trempant sa main dans l'eau, l'y laissant longtemps pour en savourer la fraîcheur vivante..."

Georges Simenon : extrait de "Feux rouges", Presses de la Cité, 1953.

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