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Il suffirait d'un peu d'affection. (Cesare Pavese)

Par Jmlire

Il suffirait d'un peu d'affection. (Cesare Pavese)Cesare Pavese

" Mais est-ce que je m'en étais vraiment tiré ? Il y avait la fin de la guerre, il y avait Dino. Pour menaçant que fût l'avenir imminent, le vieux monde chancelait, et mon existence était entièrement basée sur ce monde, sur la terreur, la rancune, le dégoût qu'inspirait ce monde. À présent, j'avais quarante ans, et il y avait Cate, il y avait Dino. Peu importait de qui il fût vraiment le fils ; ce qui importait, c'était le fait qu'on se fût rencontrés cet été, après les vilenies absurdes de jadis, et que Cate savait pour qui et pour quoi vivre. Cate avait un but, la volonté de s'indigner, une existence remplie et entièrement à elle. Mais n'étais-je pas encore futile et ignoble, en lui tournant autour, mi-égaré, mi-humilié ? ...

Maintenant, dans l'obscurité, nous grimpions sur la colline. À notre côté, Dino trébuchait. Il dormait. Tout en ruminant la douceur de la conversation d'avant, je marchais avec Cate et j'espérais, inquiet, quoi ? Je ne sais pas, sa douceur, la fermeté avec laquelle elle me traitait, sa promesse tacite de ne pas me garder rancune. Je ne pouvais même pas m'indigner. Elle me traitait comme si nous étions mariés.

Nous bavardions à voix basse, bien que Dino ne pût pas nous entendre. Il trébuchait et dormait déjà. Il souffla comme en plein rêve. Je le pris par l'occiput pour le pousser. Je sentis dans ma main mon crâne même d'enfant, ces cheveux courts, une nuque saillante. Cate pouvait-elle comprendre ces choses ?

" Je me demande si Dino ressemble à son père, lui dis-je. Il aime bien flâner dans le bois, rester seul. Je parie que lorsque tu l'embrasses, il se nettoie la figure. Tu l'embrasses bien, de temps à

autre ?

- C'est un petit bourricot, un animal têtu, dit Cate. Il déchire tout. À l'école, il se bagarre toujours avec tout le monde. Remarque qu'il n'est pas méchant.

- Il travaille bien à l'école ?

Je l'aide tant que je peux, dit Cate. Je suis ravie que l'année prochaine les programmes changent. Lui, il étudiait même ce qu'il ne fallait pas."

Elle le dit sur un ton boudeur, je souris.

" N'y pense pas, lui dis-je, tous les gosses veulent faire la guerre...

Nous poursuivîmes en silence, plongés dans nos pensées. Dino souffla, grogna quelque chose. Je le pris par la main, l'attirai à mon côté.

" Et après l'année prochaine, quelle école fera-t-il ?

- Je veux qu'il avance tant qu'il pourra dans ses études, dit Cate, qu'il devienne quelqu'un.

- Crois-tu qu'il en ait envie ?

Quand tu lui racontais toutes ces histoires sur les fleurs, il était enchanté, dit Cate. Il aime bien apprendre.

- Ne t'y fie pas. Les gosses s'emballent pour ces choses-là comme pour faire la guerre."

Elle me regarda, surprise.

"Moi aussi par exemple, lui ds-je, j'aimais bien les sciences, quand j'étais môme. Et je ne suis devenu rien du tout.

- Mais qu'est-ce que tu dis ? Tu as passé ta thèse, tu es professeur. Je voudrais bien savoir toutes les choses que tu sais.

- Être quelqu'un, c'est autre chose, dis-je lentement. Tu n'en as aucune idée. Il y faut de la chance, du courage, de la volonté. Surtout du courage. Le courage de demeurer seul comme si les autres n'existaient pas, et de penser uniquement à ce qu'on fait. De ne pas se troubler si les gens s'en fichent. Il faut attendre des années, peut-être même mourir avant. Et voilà qu'après sa mort, avec un peu de chance, on devient quelqu'un.

Tu es toujours le même, chuchota Cate. Tu te fais une montagne des choses, afin de ne pas les faire. Je voudrais simplement que Dino ait une bonne place dans la vie, qu'il ne lui faille pas travailler comme un chien et me maudire.

- Si tu mets vraiment tes espoirs dans une révolution, lui dis-je, un fils ouvrier devrait te suffire."

Vexée Cate bouda. Après quoi, elle me dit : "Je voudrais qu'il étudie et devienne quelqu'un comme toi, Corrado. Sans toutefois oublier les pauvres gens que nous sommes."

Cette nuit-là, Elvira m'attendait à la grille. Elle ne me demanda pas si j'avais déjà dîné. Elle me traita avec froideur, comme un insouciant qui se met dans de mauvais cas et nous a donné de la peine. Elle ne me demanda pas ce que j'avais fait à Turin. Elle me dit seulement qu'elles* m'avaient toujours bien traité et croyaient avoir droit à certains égards, à une pensée amicale. Libre à moi de m'en aller avec qui je voulais, disait-elle. Mais qu'au moins je prévienne.

" Quels droits répondis-je, embêté. Personne n'a de droits. Avec ce qui se passe, le seul droit que nous ayons est celui de crever, de nous réveiller à l'état de cadavre."

Dans le noir, Elvira regardait par delà mes épaules. Elle se taisait. Je m'aperçus avec terreur que des larmes brillaient sur ses joues.

Alors je perdis tout à fait patience : "Nous sommes au monde par hasard, dis-je. Père, mère, enfants, tout vient par hasard. Inutile de pleurer. On naît et on meurt seuls...

- Il suffirait d'un peu d'affection ", murmura-t-elle, avec sa voix autoritaire. ...

Cesare Pavese : extrait de " La maison sur les collines", dans le recueil "Avant que le coq chante", 1949, Éditions Gallimard, 1953, pour la traduction française.

* Elvira et sa mère, qui, dans le roman, logent le narrateur ndlr.


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