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BLAZQUEZ, Adèle, L’aube s’est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique. Compte-rendu

Publié le 07 mai 2023 par Antropologia

BLAZQUEZ, Adèle, L’aube s’est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique. Compte-rendu

Paris, Éditions du CNRS Éditions, 2022. 334 p. 24 euros.

Enfin l'anthropologie française mute. Le livre d'Adèle Blazquez illustre ce tournant dans toutes ses nouveautés mais aussi ses inéluctables archaïsmes par des enquêtes de la meilleure qualité. Comme elle utilise pour l'essentiel des conversations avec les acteurs et les témoins, elle s'inscrit dans le paradigme magnifiquement formulé par Julie Campagne : " mes interlocuteurs et moi devions miser sur un langage au sein duquel nous feignons de partager les connaissances "[1] ce qui peut aussi s'appeler " communautés de langage ", notion qui nous vient de Sartre[2] et surtout de Gumperz[3]. L'anthropologue ne se limite donc pas à ramasser des informations mais s'interroge sur les façons dont elles sont exprimées et collectées. Attentive au moindre indice, elle examine les manières de parler de ses locuteurs, " ce qui se joue dans les termes et expressions employées " (p.85). Mais ces " jeux de langage " naissent de situations dont celles nées du déroulement des enquêtes. Il n'est bien sûr pas évident de prendre comme lieu d'investigation une zone du nord du Mexique qui vit de la culture du pavot et de la vente de l'opium voire de l'héroïne, pas trop loin des lieux de consommation, les USA. A la pratique de l'assassinat que la vieille Europe a su atténuer, s'ajoute la situation de guerre née de la présence de soldats censés combattre les " narco-trafiquants " qui font la guerre et détruisent aussi les champs de pavots des petits producteurs.

En faisant du processus d'enquête un instrument de connaissance, A. Blazquez adopte le point de vue d'en dessous, des personnes qu'elle côtoie en s'attachant au détail de leurs paroles grâce à une extraordinaire maîtrise de la langue de ses locuteurs, de leurs dénotations mais surtout de leurs connotations, tous les jeux de langage qui, constatés, conduisent au plus près de leur pensée. Citons l'auteure qui présente son projet dans quelques lignes programmatiques : " Les échanges quotidiens (...) mêlent (...) trois dimensions : des situations d'interlocution où se produisent les interprétations nécessaires à l'appréhension d'une situation indéterminée suite à un meurtre ; un mode par lequel s'expriment des conflits entre personnes tout en actualisant leurs liens réciproques et en se positionnant comme non affecté-es ; et un espace dans lequel les engagements discursifs de chacun-e comportent un certain degré d'incertitude " (Blazquez, 2022 : 95). Ces quelques mots proposent une source, les discours des locuteurs, une démarche, leur examen pragmatique[4] et un objet, les situations qui ont permis ces expressions langagières. En conséquence, " Les meurtres et les conflits peuvent être analysés à partir des cuisines, des pas-de-porte et des couloirs... " ajoute-t-elle magnifiquement à la page 215. Une étiquette a naguère désigné cette posture, le " linguistic turn ", le tournant langagier. Mais l'accès à ce type de documents exige la très grande maîtrise de la langue des locuteurs y compris les formes dialectales auxquelles accède Adèle Blazquez dont les compétences l'autorisent même à participer à " l'albur ", " cette pratique du jeu de mot et du double sens à connotations sexuelles " (p. 117). Cela exige également une exceptionnelles complicité affective et langagière.

En présentant la démarche et les obstacles qu'a su surmonter Adèle Blazquez, je veux insister sur la précision, l'originalité et l'abondance des matériaux réunis qui nous font accéder à son parcours en présentant chaque fois les preuves langagières de ses affirmations. Dès lors, nous accédons, non seulement aux paroles des interlocuteurs mais aussi aux interactions qui les ont fait naître et aux différentes situations rencontrées. La qualité des enquêtes nous fait accéder à l'économie souterraine et même, en raison de la répression militaire au nom de la lutte contre les drogues, à l'anthropologie de la guerre, le viol comme motivation des soldats.

Pourtant, son livre issu d'une thèse semble-t-il, n'a pas complètement abandonné les contraintes qui, dans ce pays, oppriment ce genre, à savoir ce qui pourrait s'appeler la " poétique du plan ", l'érudition exacerbée et le besoin de généralités. Il s'agit évidemment pour la chercheuse de montrer un conformisme académique réclamé bien que l'on aimerait qu'il soit enfin possible de s'en libérer. En effet, le plan du livre pose de l'extérieur des notions pour classer en chapitres les informations recueillies issues des rencontres avec les personnes étudiées. Pour les mêmes raisons, l'auteure montre une érudition époustouflante qui n'ajoute rien à ses qualités d'enquêtrice c'est-à-dire ses capacités à établir des relations profondes avec son entourage. Enfin, A. Blazquez n'a pas complètement renoncé aux larges échelles et leur corollaire, le point de vue divin, extérieur et omniscient qui la conduisent à utiliser des sources de seconde main de faible qualité, à des comparaisons voire des généralisations qui détournent parfois le lecteur de l'essentiel.

Le livre alterne des descriptions de situations rencontrées, certainement issues de carnets d'enquête en italique, avec la présentation des contextes qui ont autorisé ces scènes. Souvent l'idée exprimée provient de constatations qui la démontrent. Les entretiens constituent donc le noyau du livre d'autant que, fort souvent, nous est proposée la formulation originale (en espagnol) du propos. Comme l'espace étudié est nécessairement restreint, nous retrouvons au fil des pages les mêmes personnes et particulièrement l'une d'elles,Teofilo, qui tout au long du livre apparaît comme le recours quand la situation apparaît de plus en plus confuse. Il donne son explication qui n'est pas nécessairement la plus vraisemblable mais chaque fois la plus éclairante. Peut-on voir ses propos comme le fil conducteur du livre voire son portrait ? Ne serait-il pas l'organisateur de toute la recherche d'autant que l'anthropologue ne cache l'admiration qu'elle a pour lui ?

Pour expliquer la qualité du livre, outre les capacités personnelles de l'autrice, je ne peux que m'interroger sur les filiations dans lesquelles elle s'inscrit, celles qui lui ont donné la force et les moyens d'innover. Vient immédiatement à l'esprit Jeanne Favret-Saada même si son livre a été publié depuis presque un demi-siècle. Nous voyons enfin les révolutions qu'elle nous avait proposées reprises et même amplifiées ; il était temps. Mais le " mode de communication " invoqué page 104, oublie l'inventeur de la notion, Gérard Althabe. Si Masquelier, Quéré ou Claverie sont cités en bibliographie, des interactionnistes français (Chauvier, Campagne, Congoste, Milhé...) sont oubliés et encore davantage les Américains. Comment analyser les conversations sans se réclamer des grands ancêtres, Bauman, Moerman, Gumperz, Duranti, Ochs... parmi beaucoup d'autres ? Leur rôle est pourtant essentiel dans la genèse du beau livre d'Adèle Blazquez même si leur influence fut, à l'évidence, indirecte et souterraine. Le travail qu'elle nous présente poursuit avec créativité ce que ces " sociolinguistes " mettent en œuvre depuis des décennies quand ils travaillaient sur les paroles des acteurs et des témoins comme elle le fait si bien. Pourtant, dans le dernier chapitre, elle a tendance à changer de point de vue, tentée " de dépasser la spécificité de chaque situation " (p.320). Ne faut-il pas plutôt en laisser le risque aux lecteurs ?

On le voit, le livre d'Adèle Blazquez marque l'anthropologie de ce pays en raison de son originalité et de sa nouveauté, même s'il a fallu presque un demi-siècle pour que Jeanne Favret-Saada puisse enfin constater son influence, son importance, son actualité.

Adèle Blazquez, L'aube s'est levée sur un mort. Violence armée et culture du pavot au Mexique, Paris, CNRS Éditions (" Logiques du désordre "), 2022, 336 p.

Quand, les habitants de Badiraguato (État du Sinaloa, Mexique) disent " Amaneció un muerto " (littéralement : " l'aube s'est levée sur un mort) ", c'est qu'un voisin a été tué pendant la nuit. Adèle Blazquez, anthropologue, a choisi cette expression comme titre pour son premier livre, tiré de sa thèse soutenue en octobre 2019 à l'EHESS Paris. Il résulte d'une enquête de dix-huit mois (2013-2015) menée dans un village de montagne enclavé, dont la majorité des habitants subsistent grâce à la production d'opium. Dans cette " petite Sicile mexicaine " (p.14), il règne une violence extrême, dont sont originaires des narco-trafiquants tristement célèbres comme El Chapo. L'auteur propose une ethnographie de ces villageois impliqués dans une économie illégale, celle du cartel de Sinaola, insérée dans l'économie mondialisée. L'ouvrage a un format original puisqu'il " repose sur la description de scènes courtes, délimitées dans le temps, qui constituent des extraits d'une histoire plus longue " (p. 24). Il est organisé en six chapitres : " Se déplacer ", " Être là ", " S'en sortir ", " Voler une femme ", " Tuer " et " Administrer " (les bureaux de la mairie ayant été son principal poste d'observation).

Grâce à ce livre, l'anthropologie française mute. Comme Adèle Blazquez utilise essentiellement des conversations avec les acteurs et les témoins, elle s'inscrit dans le paradigme magnifiquement formulé par Julie Campagne : " mes interlocuteurs et moi devions miser sur un langage au sein duquel nous feignons de partager les connaissances "[5], ce qui peut aussi s'appeler " communautés de langage ", notion qui nous vient de Sartre[6] et surtout de Gumperz[7]. L'anthropologue ne se limite donc pas à amasser des informations mais s'interroge sur les façons dont elles sont formulées et collectées. Attentive au moindre indice, elle examine les manières de parler de ses locuteurs, " ce qui se joue dans les termes et les expressions employés " (p. 85). Il n'est, bien sûr, pas évident de prendre comme lieu d'investigation une zone du nord du Mexique qui vit de la culture du pavot et de la vente de l'opium voire de l'héroïne, pas trop loin des lieux de consommation, notamment des États-Unis. À la pratique de l'assassinat que la vieille Europe a su atténuer, s'ajoute la situation de guerre née de la présence de soldats censés combattre les " narco-trafiquants ", qui détruisent aussi les champs de pavots des petits producteurs.

En faisant du processus d'enquête un instrument de connaissance, A. Blazquez adopte le point de vue des personnes qu'elle côtoie en s'attachant au détail de leurs paroles grâce à une extraordinaire maîtrise de la langue - y compris les formes dialectales - de ses locuteurs, leurs dénotations mais surtout leurs connotations. " Les échanges quotidiens [...] mêlent [...] trois dimensions : des situations d'interlocution où se produisent les interprétations nécessaires à l'appréhension d'une situation indéterminée suite à un meurtre ; un mode par lequel s'expriment des conflits entre personnes tout en actualisant leurs liens réciproques et en se positionnant comme non affecté-e ; et un espace dans lequel les engagements discursifs de chacun-e comportent un certain degré d'incertitude " (p. 95). L'auteur propose un type de source (les discours des locuteurs), une démarche (leur examen pragmatique[8]) et un objet, les situations qui ont permis ces expressions langagières : " Les meurtres et les conflits peuvent être analysés à partir des cuisines, des pas-de-porte et des couloirs... " (p. 215). Un terme a naguère désigné cette posture, le linguistic turn, le tournant langagier.

En présentant la démarche et les obstacles qu'a su surmontés Adèle Blazquez, je veux insister sur la précision, l'originalité et l'abondance des matériaux réunis dans ce livre. Dès lors, nous accédons, non seulement aux paroles des interlocuteurs mais aussi aux interactions qui les ont faites naître et aux différentes situations rencontrées. L'auteur nous entraîne dans l'économie souterraine et même, en raison de la répression militaire au nom de la lutte contre les drogues, à l'anthropologie de la guerre, dont la pratique du viol.

Néanmoins, ce livre n'a pas complètement abandonné les contraintes académiques. Son auteur montre une érudition époustouflante qui n'ajoute rien à ses qualités d'enquêtrices, c'est-à-dire ses capacités à établir des relations profondes avec son entourage. Enfin, A. Blazquez n'a pas complètement renoncé aux larges échelles et à leur corollaire, le point de vue divin, extérieur et omniscient qui la conduisent à utiliser des sources de seconde main de faible qualité, à des comparaisons voire des généralisations qui détournent parfois le lecteur de l'essentiel.

Le livre alterne des descriptions de situations rencontrées, certainement issues de carnets d'enquête en italique, avec la présentation de leur contexte. Les entretiens constituent donc le noyau du livre d'autant que, souvent, nous est proposée la formulation originale (en espagnol) du propos. Comme l'espace étudié est nécessairement restreint, nous retrouvons au fil des pages les mêmes personnes et notamment Teofilo, qui apparaît quand la situation devient de plus en plus confuse. Il donne son explication qui n'est pas nécessairement la plus vraisemblable mais la plus éclairante. Peut-on voir ses propos comme le fil conducteur du livre voire son portrait ? Ne serait-il pas l'organisateur de toute la recherche d'autant que l'anthropologue ne cache pas l'admiration qu'elle lui porte ?

Enfin, ce travail renvoie, bien entendu, à celui de Jeanne Favret-Saada ( Les mots, la mort, les sorts, Gallimard, 1977). En revanche, on peut regretter que cette analyse des conversations ne se réclame pas des grands ancêtres comme le sociologue Zygmunt Bauman (1925-2017), les anthropologues Daniel Moerman (1941-) et Alessandro Duranti (1950-) ou le linguiste John Gumperz (1922-2013). Leur rôle est pourtant essentiel dans la genèse du beau livre d'Adèle Blazquez même si leur influence fut, à l'évidence, indirecte et souterraine. On le voit, cet ouvrage marque l'anthropologie en raison de son originalité et de sa nouveauté.

Bernard Traimond, anthropologue

[1]CAMPAGNE, Julie, Tu ne m'as pas jetée, c'est moi qui suis partie. Enquête sur les disputes de couple, Floirac, Le Bord de l'eau, 2012. p.5.

[2]SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960. p.17.

[3]GUMPERZ, John, Engager la conversation, Paris, Editions de Minuit, 1989. p.115.

[4]" La pragmatique étudie les relations entre le langage et son contexte qui sont grammaticalisés ou inclus dans la structure du langage " LEVINSON, Stephen C. Pragmatics, Cambridge University Press, 1983. p.7.

[5] Voir Julie Campagne, Tu ne m'as pas jetée, c'est moi qui suis partie. Enquête sur les disputes de couple, Lormont, Le Bord de l'eau, 2012, p. 5.

[6] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard (" Bibliothèque de philosophie "), 1960, p. 17.

[7] John Gumperz, Engager la conversation, Paris, Éditions de Minuit (" Le sens commun "), 1989, p.115.

[8] " La pragmatique étudie les relations entre le langage et son contexte qui sont grammaticalisés ou inclus dans la structure du langage " [ma traduction] (Stephen C. Levinson, Pragmatics, Cambridge university Press, 1983, p. 7).


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