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Le côté de Guermantes (Marcel Proust).

Par Hiram33

guermantes

I

Le narrateur avait déménagé. Françoise s'interrogeait sur les domestiques. Elle connaissait les anciens domestiques avec lesquels elle avait fait de leurs allées et venues des choses amicales. À présent, elle portait au silence même une attention douloureuse. Le nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel le narrateur avait habité auparavant était bruyant. Le narrateur s'était moqué de Françoise qui était navrée d'avoir à quitter un immeuble où l'on était « si bien estimé de partout ». Elle avait fait ses malles en pleurant. Le valet de pied se croyait à la campagne et se réjouissait d'avoir trouvé une si chic place, ayant toujours désiré des maîtres qui voyageaient beaucoup. À présent, le narrateur était triste et voulut voir Françoise. Mais elle se montre glaciale à l'égard de sa tristesse car il avait ri de ses larmes lors du départ. Françoise avait l'habitude de détourner la tête pour que le narrateur n'ait pas le plaisir de voir sa souffrance plainte. Le narrateur était venu habiter dans un appartement qui dépendait de l'hôtel de Guermantes car sa grand-mère ne se porte pas très bien. L'atmosphère où Mme de Guermantes existait en lui, après n’avoir été pendant des années pour le narrateur que le reflet d'un verre de lanterne magique et d'un vitrail d'église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l'imprègnèrent de l'écumeuse humidité des torrents.

Le nom de Guermantes d'alors était aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de l'oxygène. Quand le narrateur arrivait à le crever ou à en faire sortir ce qu'il contenait, il pouvait respirer l'air de Combray de cette année-là. La nourrice du narrateur le berçait de cette vieille chanson : Gloire à la marquise de Guermantes. Quelques années plus tard le vieux maréchal de Guermantes était venu voir le narrateur pour lui offrir une pastille de chocolat en disant : « le bel enfant ! ». Plus tard, le narrateur trouva successivement, dans la durée de ce même nom de Guermantes, sept ou huit figures différentes. Il revoyait les armoiries peintes aux soubassements des vitraux de Combray et dont les quartiers s'étaient remplis, siècle par siècle, de toutes les seigneuries que cette illustre maison avait fait voler à elle de tous les coins de l'Allemagne, de l'Italie et de la France. Le narrateur avait entendu parler des célèbres tapisseries de Guermantes. Il les avait vues se détacher comme un nuage sur le nom légendaire. Il espérait pénétrer dans leurs secrets, rien qu'en approchant un instant à Paris Mme de Guermantes. Mais alors, il avait connu Saint-Loup qui lui avait appris que le château ne s'appelait Guermantes que depuis le XVIIe siècle quand la famille Guermantes l'avait acquis. La famille Guermantes avait résidé jusque-là dans le voisinage et son titre ne venait pas de cette région. Le village de Guermantes avait reçu son nom du château après lequel il avait été construit. Les tapisseries de Guermantes étaient de Boucher, achetées au XIXe siècle par un Guermantes amateur. Avec ces révélations, Saint-Loup avait introduit dans le château des éléments étrangers au nom de Guermantes qui ne permirent plus au narrateur de continuer à extraire uniquement de la sonorité des syllabes la maçonnerie des constructions. Au fond de ce nom de Guermantes s'était effacé le château reflété dans son lac. Le narrateur avait alors identifié le nom de Mme de Guermantes à son hôtel de Paris. L'hôtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse.

Le narrateur ne connaissait que les noms des proches de la duchesse et cela protégeait son mystère en étendant autour d'elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dégradant. Le narrateur ne pouvait imaginer pour les invités de Mme de Guermantes aucun corps et aucune phrase prononcée qui fut banale ou même originale d'une manière humaine et rationnelle. Il voyait Mme de Guermantes comme une statuette en porcelaine de Saxe. Saint-Loup lui racontant des anecdotes relatives aux chapelains, aux jardiniers de Mme de Guermantes et la narrateur imagina que celle-ci exerçait encore des privilèges féodaux. Le narrateur était venu habiter chez Mme de Villeparisis qui logeait dans un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hôtel. Grâce à Françoise, le narrateur posséda assez vite des renseignements sur l'hôtel. Les Guermantes étaient la constante préoccupation de Françoise. Elle les désignait souvent par les mots de « en dessous », « en bas ». Ainsi elle disait : « ils ont du monde en bas ». Le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l'intérêt de Françoise c'était quand la porte cochère s'ouvrait pour laisser passer la duchesse dans sa calèche. C'était habituellement peu de temps après que les domestiques du narrateur avaient fini leur déjeuner. Alors Françoise allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu'il faisait trop chaud dans la cuisine et regardait la voiture de la duchesse. Elle s'écriait : « ah ! Combray «. Elle pensait qu'elle ne reverrait sa ville que quand elle serait morte et qu'on la jetterait comme une pierre dans le trou de la tombe. Jupien, le giletier faisait remarquer à Françoise que ses employeurs pouvaient eux aussi s'offrir une belle calèche.

L'ennui que Françoise avait connu en arrivant dans cette nouvelle maison avait vite été dirigée par Jupien car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu'elle aurait eu si la famille du narrateur avait décidé d'acheter une voiture. Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous que si la famille du narrateur n'avait pas d'équipage, c'est qu'elle n'en voulait pas. Jupien viait que chez lui car il avait obtenu une place d'employé dans un ministère. Il hébergeait sa nièce qui était devenue couturière pour les dames du meilleur monde. Elle faisait venir ses camarades de l'atelier qu'elle employait comme apprenties. Aussi Jupien n'était plus utile comme giletier. Le narrateur avait trouvé Jupien plutôt froid et railleur. Puis il décerna chez lui une intelligence rare, de la bonté, de la pitié, les sentiments les plus délicats, les plus généreux.

Mais son rôle dans la vie de Françoise avait cessé d'être indispensable. Françoise appréciait de discuter avec le valet de pied car il parlait à Françoise de sujets qui pouvaient intéresser non lui-même, mais elle. Elle avait pour lui la bienveillance spéciale qu'éprouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnés qui leur donnent de l'Altesse car quand il parlait de Françoise il l'appelait « la gouvernante ». Françoise prenait plaisir à parler avec le valet de pied de Combray et de Meséglise. Elle parlait même d'Eulalie comme d'une bonne personne car depuis qu'elle était morte, Françoise avait complètement oublié qu'elle l'avait peu aimée durant sa vie parce que celle-ci avait bien su se faire chaque semaine donner la pièce par la tante du narrateur. Elle vantait également les mérites de Mme Octave, la tante du narrateur. Elle se souvenait que chez Mme Octave il y avait toujours beaucoup à manger pour les invités. Mme Octave voulait que ses domestiques soient bien nourris. Parfois la mère du narrateur trouvait que les domestiques mettaient beaucoup de temps à terminer leur déjeuner. Françoise, son valet de pied, le maître d'hôtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s'accordent quand un concert va bientôt recommencer et qu'on sent qu'il n'y aura plus que quelques minutes d'entracte. Françoise avait pu, dès les premiers jours, apprendre au narrateur que les Guermantes n'habitaient pas leur hôtel en vertu d'un droit immémorial, mais d'une location assez récente et que leur jardin était assez petit. Ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la dernière demeure issue de lui. Puis un vieil ami de son père leur avait dit un jour en parlant de la duchesse de Guermantes qu'elle avait la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle avait la première maison du faubourg Saint-Germain.

Le narrateur souhaitait chercher dans le « salon » de Mme de Guermantes le mystère de son nom car il ne pouvait pas le trouver dans sa personne quand il la voyait sortir le matin à pied ou l'après-midi en voiture. Pourtant, dans la solitude de sa pensée, le nom de Mme de Guermantes avait eu vite fait de s'approprier le souvenir du visage. Mais à présent, quand il la voyait à sa fenêtre, il ne parvenait pas à intégrer en elle le nom de Guermantes car elle montrait dans ses robes le même souci de suivre la mode que les femmes quelconques. Alors il se disait que s'il était reçu chez Mme de Guermantes et faisait partie de ses amis, il pourrait connaître ce que son nom enfermait réellement. Un ami du père du narrateur avait dit que le milieu des Guermantes était quelque chose d'à part dans le faubourg Saint-Germain.

Il imaginait que les amis de Mme de Guermantes étaient comme les colonnes qui soutenaient le temple. L'hôtel de Guermantes commençait pour le narrateur à la porte de son vestibule mais ses dépendances devaient s'étendre beaucoup plus loin au jugement du duc de Guermantes qui tenaient tous les locataires pour fermiers, manant, acquéreurs de biens nationaux dont l'opinion ne comptait pas. Le duc s'indigna quand Jupien demanda une indemnité car le cheval du duc avait abîmé sa devanture. Le quartier ne paraissait au duc qu'un prolongement de sa cour, qu'une piste plus étendue pour ses chevaux. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux couples : un ménage de cousin et le baron et la baronne de Norpois qui étaient les neveux de l'ancien ambassadeur que la famille du narrateur connaissait. Un jour que M. de Guermantes avait besoin d'un renseignement qui se rattachait à la profession du père du narrateur, il s'était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander. Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Françoise, le narrateur entendit nommer quelques-uns des salons où la duchesse allait. Françoise restait immobile comme devant un vitrail quand le valet de pied lui avait appris que les fils des ducs portaient souvent un titre de prince qu'il gardait jusqu'à la mort de leur père. Françoise apprit également par le valet de chambre du prince d'Agrigente, qui venait souvent porter des lettres chez la duchesse, que le marquis de Saint-Loup comptait se marier avec Mlle d’Ambresac. Quand le narrateur apprit part Françoise que Mme de Guermantes se rendrait à pied déjeuner chez la princesse de Parme, il la vit vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin, au-dessus de laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage au soleil couché et c'était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain qu'il voyait tenir devant lui. Le père du narrateur avait un ministère un ami, un certain A. J. Moreau. C'est grâce à ce monsieur que le narrateur put obtenir une place à l'opéra pour voir la Berma jouer un acte de Phèdre. Mais le narrateur n'éprouvait plus la même passion pour l'actrice. Depuis ses visites chez le peintre Elstir, sa foi intérieure s'était reportée sur certaines tapisseries et sur certains tableaux modernes.

À l'opéra, le narrateur aperçu ça ne veut de l'empereur d'Autriche il confondit avec M. de Charlus. Comme M. de Charlus, le prince avait l'air d'exercer l'affectation de l'humilité et de la patience comme un privilège de sa bonne éducation. La princesse de Parme avait placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les peignoirs et la salle était comme un salon.

Mais, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s'étaient réfugiées entre les pans obscurs et restaient invisibles. Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse de Guermantes était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral. Le narrateur avait remarqué la beauté de la princesse qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre.

La voisine du narrateur dit au monsieur qui était avec elle que la princesse de Guermantes n'avait pas économisé ses perles et ne trouvait pas cela correct.

Les visages de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Morienval et de Mme de Saint-Euverte avec leurs défauts finissaient par donner l'idée que la laideur avait quelque chose d'aristocratique et qu'il était indifférent que le visage d'une grande dame, s'il était distingué, soit beau. Chaque fois que le narrateur avait entendu parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines oeuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en lui. Mais il fallait qu'il s'en dépouille à présent qu'il la voyait en train d'offrir des bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Le narrateur enviait le marquis de Palancy car celui-ci semblait avoir l'habitude de cette baignoire et à cause de l'indifférence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons. Quand la Berma arriva sur scène, le narrateur put constater sans mélancolie qu'il ne lui restait rien de ses dispositions d'autrefois à l'égard de l'art dramatique et de l'actrice. La voisine du narrateur remarqua qu'il n'y avait aucun applaudissement et trouva que l'actrice était trop vieille.

La Berma qui avait gagné tant d'argent n'avait que des dettes. Le talent de l'actrice qui avait fui le narrateur quand il cherchait si avidement à en saisir l'essence, maintenant, après ces années d'oubli, dans cette heure d'indifférence, s'imposait avec la force de l'évidence à son admiration. L'interprétation de la Berma était, autour de l'oeuvre, une seconde oeuvre vivifiée aussi par le génie. Le narrateur avait compris la différence qu'il y a entre une personne, une oeuvre fortement individuelle et l'idée de beauté qui existe entre ce qu’elles nous font ressentir et les idées d'amour, d'admiration. À présent, il tâchait d'ouvrir sa pensée le plus largement possible pour recevoir tout ce que le jeu de l'actrice contenait : il comprenait maintenant que c'était justement cela, admirer.

Il comprit également que l'oeuvre de l'écrivain n'était pour la tragédienne qu'une matière. Car après Phèdre, la pièce suivante était une nouveauté.

Le narrateur vit entrer la duchesse de Guermantes qui alla droit vers sa cousine. La duchesse salua les hommes du Jockey-Club. Le duc de Guermantes suivait sa femme et commanda d'un geste aux hommes de se rasseoir puis il s'inclina profondément devant un jeune homme blond. La princesse donna à sa cousine la chaise qu'elle occupait puis elles s'admirèrent réciproquement. L'harmonie entre les deux cousine neutralisait les contrastes non seulement d'ajustement mais d'attitude. L'élégance des manières. Leur éducation modérait le naturel expansif de la princesse et la rectitude de la duchesse se laissait infléchir pour se faire douceur et charme. La princesse de Parme avait cédé quelques loges à des femmes comme Mme de Cambremer ne faisait pas partie de la haute société aristocratique. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes. Être reçue chez ces deux grandes dames était pourtant le but qu'elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculé qu'elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-là car elle était atteinte d'une maladie. Le jeune marquis de Beausergent, frère de Mme d'Argencourt se trouvait près d'elle. Il était l'ami de la duchesse et de la princesse. Il s'était assis derrière Mme de Cambremer sur une chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il acceptait souvent d'aller au théâtre avec Mme de Cambremer. Il restait bravement auprès d'elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu'il avait là et à qui il évitait de parler, ne voulant pas les gêner, et comme s'il avait été en mauvaise compagnie. La princesse de Guermantes passait, M. de Beausergent s'absorbait dans une conversation avec sa voisine et ne répondaient au sourire amical de la princesse que contraint et forcé avec la réserve bien élevée de quelqu'un dont l'amabilité peut être devenue momentanément gênante. Mme de Cambremer était étonné de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait très tard à Guermantes et supposait qu'elle y était encore. Elle pensait qu'elle était venue exprès de Guermantes pour entendre la Berma. Le narrateur aurait voulu connaître le jugement de la duchesse et de la princesse sur Phèdre plutôt que celui du plus grand critique du monde. Ce qu'il demandait à leur opinion sur Phèdre de lui rendre, c'était le charme des après-midi d'été où il s'était promené du côté de Guermantes. Il pensait que la toilette de ces deux femmes était une matérialisation neigeuse de leur activité intérieure. Tout à coup, la duchesse, de déesse devenue femme, leva vers le narrateur la main gantée de blanc qu'elle tenait appuyée sur le rebord de la loge et l'agita en signe d'amitié tandis que la princesse fit pleuvoir sur lui l'averse étincelante et céleste de son sourire.

Tous les matins, le narrateur alla se poster à l'angle de la rue que la duchesse descendait d'habitude pour attendre le départ de cette grande dame. Mais après trois jours, pour que le concierge ne se rende pas compte de son manège, le narrateur s'en alla beaucoup plus loin, jusqu'à un point quelconque du parcours habituel de la duchesse.

Le narrateur espérait également retrouver deux jeunes filles qu'il avait vu l'avant-veille. L'image de l'une ou l'autre des deux jeunes filles était rapproché de ces idées auxquelles le narrateur tâchait d'adapter le souvenir de la duchesse. Mais il existait un écart, toujours différents, entre ce qu'il avait imaginé et ce qu'il voyait. Chaque jour, au moment que Mme de Guermantes débouchait au haut de la rue, il voyait des marques rouges dont il ne savait si elles étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien éloigné de l'amabilité du soir de Phèdre, répondait au salut du narrateur avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles luttant avec des chances inégales pour la domination de ses idées amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci qui finit par crenaître le plus souvent. Alors ce fut sur ce souvenir que le narrateur transféra toutes ses pensées d'amour. Quand il ne rencontrait pas la duchesse et qu'il comprenait que ce n'était plus la peine de rester à l'attendre, il reprenait tristement le chemin de la maison. Absorbé dans sa déception, regardant sans la voir une voiture qui s'éloignait, il comprenait tout d'un coup que le mouvement de tête qu'une dame avait fait de la portière était pour lui et que cette dame était Mme Guermantes par qui il s'était laissé saluer sans même lui répondre.

Quelquefois, le narrateur trouvait Mme de Guermantes, au coin de la loge, discutant avec le concierge qui lui livrait des rapports sur tout le personnel des Guermantes. À la suite de ces rapports, la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties le domestique que le concierge avait vendu.

À cause de toutes les apparitions successives de visages différents qu'offrait Mme Guermantes, l'amour du narrateur n'était pas attaché à telle ou telle de ses parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu'elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer son trouble car il sentait que c'était toujours Mme de Guermantes. Il n'aurait pas senti lui-même que Mme Guermantes était excédée de le rencontrer tous les jours qu'il l'aurait indirectement appris du visage plein de froideur et de réprobation qui était celui de Françoise quand elle l’aidait à s’apprêter pour ses sorties matinales. Le narrateur trouvait que Françoise en un sens était moins domestique que les autres. Dans sa manière de sentir, d'être bonne et pitoyable, d'être dur et hautaine, d'être fine et bornée, elle était la demoiselle de village dont les parents étaient bien de chez eux mais, ruinés, avaient obligés de la mettre en condition.

Le narrateur n'avait jamais dans sa vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d'avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes. Le narrateur pensait que Françoise l'adorait et ne perdait pas l'occasion de le célébrer. Mais Jupien, lui révéla qu'elle disait qu'il ne valait pas la corde pour le pendre et qu'il avait cherché à lui faire tout le mal possible. Et cette brusque échappée que lui ouvrit une fois Jupien sur le monde réel épouvanta le narrateur. Encore ne s'agissait-il que de Françoise dont il ne se souciait guère. Il se demanda s'il en était ainsi dans tous les rapports sociaux. Jusqu'à quel désespoir cela pourrait-il le mener un jour, s'il en était de même dans l'amour ? C'était le secret de l'avenir. Il comprit l'impossibilité de savoir de manière directe et certaine si Françoise l'aimait ou le détestait. Ce fut donc Françoise qui donna au narrateur l'idée qu'une personne est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer et au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même d'actions. Il se plaisait à imaginer que Mme Guermantes soit ruinée et dépouillée de tous les privilèges qui la séparaient de lui. Il espérait ainsi qu'elle viendrait lui demander asile. Il sentait qu'il déplaisait à la duchesse en allant chaque matin au-devant d'elle. Mais son besoin d'être pendant un instant l'objet de l'attention de Mme de Guermantes était plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il songeait à se rendre chez quelqu'un que la duchesse connaissait pour le charger d'un message auprès d'elle. Il pensait que Saint-Loup pourrait être cette personne. Saint-Loup lui avait demandé de venir le voir dans sa garnison à Doncières. Alors il y alla. Il n'avait pas fait dire son nom pour surprendre son ami. Mais quand Saint-Loup arriva, il était embarrassé. Il ne pouvait pas sortir avant huit jours. Il était préoccupé par l'idée de voir son ami passer seul cette première nuit car il connaissait mieux que personne ses angoisses du soir. Saint-Loup montra au narrateur l'émotion qu'il avait de le revoir. Il lui conseilla de loger à l'hôtel de Flandre, un ancien petit palais du XVIIIe siècle qui faisait assez « vieille demeure historique ». Mais pour le narrateur, le plaisir que pouvait donner une jolie maison était superficielle et ne pouvait pas calmer son angoisse aussi pénible que celle qu'il avait jadis à Combray quand sa mère ne venait pas lui dire bonsoir. Saint-Loup le comprit. Il ordonna à un soldat qui passait de faire du feu dans sa chambre. Saint-Loup salua un officier qui déboucha d'un escalier. Il demanda au narrateur d'aller l'attendre dans sa chambre le temps qu'il aille parler au capitaine. On indiqua la chambre de Saint-Loup au narrateur. La chambre était décorée de tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle. Sur la table, il y avait des livres de travail. Il y avait également des photographies parmi lesquelles le narrateur reconnut la sienne et celle de Mme de Guermantes. Le silence qui régnait dans la petite chambre militaire fut rompu. Saint-Loup entra vivement. Le narrateur lui dit qu'il se sentait bien dans sa chambre et qu'il souhaitait y dîner et y coucher. Cela fit rire Saint-Loup. C'est très précisément ce qu'il venait de demander au capitaine. Le capitaine avait accepté. Le narrateur se détourna pour cacher ses larmes. Saint-Loup appela son ordonnance pour qu'il s'occupe de leur dîner. Plusieurs camarades de Saint-Loup entrèrent dans la chambre mais il les jeta à la porte. Il les trouvait médiocres. Il y avait un officier que Saint-Loup admirait. C'était un commandant mais personne ne le fréquentait parce qu'il était franc-maçon. Le narrateur espérait que Saint-Loup lui offrirait la photo de Mme de Guermantes. Cette photographie serait comme une rencontre prolongée et comme si la duchesse s'était arrêtée auprès de lui. Il pourrait ainsi étudier les lignes de son visage. Le narrateur remarqua que la figure de Robert était presque superposable à celle de sa tante. Il avait les traits caractéristiques des Guermantes. La duchesse avait un nez en bec de faucon et la race des Guermantes semblait issue, aux achats de la mythologie, de l'union d'une déesse et d'un oiseau. Ils mangèrent des perdreaux et burent du champagne. Le lendemain matin, le narrateur à la jeter par la fenêtre de Saint-Lô un regain de curiosité sur la campagne. Il admira la colline qui allait rester dans sa mémoire comme le symbole de cette matinée à Doncières avec le chocolat chaud que l'ordonnance leur apporta. Le second jour, le narrateur fut obligé d'aller coucher à l'hôtel. Il remarqua qu'il restait du palais ancien un excédent de luxe.

Dans sa chambre, sa solitude restait inviolable et il goûtait le sentiment de la liberté. Il explora son féerique domaine. Il se coucha, mais la présence de l'édredon, des colonnettes, de la petite cheminée, en mettant son intention à un cran où elle n'était pas à Paris, l'empêcha de se livrer au train-train habituel de ses rêvasseries. Le lendemain matin il fut réveillé par la fanfare d'un régiment mais il ne fut pas certain que le son de la fanfare n'eût pas été imaginaire. Le narrateur pensait que ce qu'on aurait fait le jour, il arrivait en effet, le sommeil venant, qu'on ne l'accomplisse qu'en rêve, en suivant une autre voie qu'on n'eût fait éveillé. Selon lui, les pans obscurs de la chambre qui s'ouvre sur les rêves, et où travaille sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel, est parfois interrompue et défaite par un cauchemar plein de réminiscences la tâche vite recommencée, pendent, même après qu'on est réveillé, les souvenirs des songes, mais si enténébrés que souvent nous ne les apercevons pour la première fois qu'en pleine après-midi quand le rayon d'une idée similaire vient fortuitement les frapper.

Le narrateur pensait que la résurrection au réveil-après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil-devait ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.

Certains jours, le narrateur était agité par l'envie de revoir sa grand-mère ou par la peur qu'elle ne fût souffrante ; ou bien c'était le souvenir de quelque affaire laissée en train à Paris. Cela l'empêchait de dormir.

Alors il envoyait quelqu'un au quartier avec un mot pour Saint-Loup et les deux amis passaient un instant ensemble. Ce que le narrateur appréciait chez Saint loup, c'était  qu'il l'avait fait semblable à lui ; à côté des occupations importantes qui le faisaient si pressé. Le narrateur était comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours, est appelé fait appeler un médecin lequel avait adressé et douceur lui écarte la paupière, lui enlève et lui montre un grain de sable et le malade est guéri et rassuré. Tous les tracas du narrateur se résolvaient en un télégramme que Saint-Loup se chargeait de faire partir. Un peu plus tard, le narrateur allait souvent voir le régiment faire du service en campagne et il commença à s'intéresser aux théories militaires que développaient les amis de Saint-Loup. Les marches donnaient l'impression au narrateur qu'il était plein de force et que la vie s'étendait plus longue devant lui.

Quelquefois, le narrateur avait suivi les manoeuvres pendant plusieurs jours sans pouvoir se coucher. Quand il rentrait à son hôtel, son sommeil et sa grâce matinée n'étaient plus qu'un charmant conte de fées. Il allait voir Saint-Loup les jours où il y avait repos et il arrivait même à parler aux amis de Saint-Loup. Il put bien vite se rendre compte combien Saint-Loup était aimé et populaire. Chez plusieurs engagés, appartenant à d'autres escadrons, jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute société aristocratique que du dehors, la sympathie qu'excitait en eux qu'ils savaient du caractère de Saint-Loup se doublait du prestige qu'avait à leurs yeux le jeune homme qu'ils avaient vu souper au Café de la Paix avec le prince d'Orléans.

Le narrateur gardait dans son logis la même plénitude de sensations qu'il avait eue dehors. Dans sa chambre d'hôtel, une rame de papier et un encrier l’attendaient avec un roman de Bergotte. Être relié à la caserne était pour lui comme se sentir pour point d'attache un observatoire dominant la campagne et c'était un précieux privilège qu'il souhaitait durable de pouvoir s'y rendre et  toujours d’y être bien reçu. Le soir, il ressortait pour dîner avec Saint-Loup à l'hôtel où son ami avait pris pension. Il aimait s'y rendre à pied pour admirer la vie que menaient les habitants de ce monde inconnu. Un petit magasin de bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine. Alors, il songeait à l'avenir et essayait d'oublier Mme de Guermantes même si cela lui semblait affreux. Il lui semblait qu'une femme allait surgir pour le satisfaire alors il essayait d’enfermer dans ses bras une passante effrayée. En arrivant à l'hôtel où il allait dîner, le narrateur regardait la cour qu'il s'ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, ou des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l'hôtelier appelait le « feu éternel ». Alors, le narrateur pensait que cette scène ressemblait à des peintures de vieux maîtres flamands. Le narrateur alla droit vers un serviteur dans lequel il crut reconnaître un personnage traditionnel dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse. En raison sans doute des fêtes prochaines, à cette figuration fut ajouté un supplément céleste recruté tout entier dans un personnel de chérubins et de séraphins. Le narrateur se  fraya un chemin jusqu'à la petite salle où était la table de Saint-Loup. Il était avec quelques-uns de ses amis nobles et bourgeois. Le narrateur entraîna Saint-Loup dans un coin de la salle à manger pour lui demander si c'était bien une photo de Mme de Guermantes qu'il avait sur la table de sa chambre. Saint-Loup lui demanda s'il connaissait cette brave Oriane. Alors le narrateur lui expliqua que Mme de Guermantes était sa voisine et qu’il s'intéressait beaucoup à elle d'un point de vue balzacien. Il ajouta qu’on lui avait assuré que Mme de Guermantes le croyait tout à fait idiot. Mais Saint-Loup le rassura. Oriane n'était tout de même pas stupide. Alors le narrateur demanda à son ami de faire savoir à Mme de Guermantes tout le bien qu'il pensait de lui. Saint-Loup accepta.

De façon indirecte, le narrateur fit comprendre à son ami qu'il désirait dîner avec Mme de Guermantes. Saint-Loup s'engagea à organiser ce dîner. Puis le narrateur demanda à son ami s'il l’autorisait à le tutoyer. Saint-Loup en fut très touché. Le narrateur lui demanda ensuite s'il pouvait lui donner la photo de Mme de Guermantes. Mais Saint-Loup devait demander d'abord la permission à Mme de Guermantes. Il se mit à rougir et la narrateur comprit qu'il ne servirait son amour qu'à moitié, sous la réserve de certains principes de moralité. Saint-Loup mit le narrateur en avant devant ses amis. Il se fit l'entraîneur de leur rire. Le narrateur s'aperçut tout d'un coup lui-même du dehors comme quelqu'un qui lit son nom dans le journal.

Le narrateur sympathisa avec un des amis de Saint-Loup. Il causa avait lui presque toute la soirée et ils se sentirent protégés des autres par les voiles magnifiques d'une de ses sympathies entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique à leur base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. D'ailleurs tel lui était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour lui-même. Le narrateur demanda à Saint-Loup s'il était vraiment décidé à épouser Mlle d'Ambresac. Robert lui répondit qu'il n'en avait jamais été question. Robert lui avait parlé d'un autre de ses camarades qui était là aussi, ils s’entendaient particulièrement bien car ils étaient dans ce milieu les deux seuls partisans de la révision du procès de Dreyfus. Le narrateur dit à Robert et à son camarade qu'il y avait beaucoup moins d'idées que d'hommes et ainsi tous les hommes d'une même idée étaient pareils. Un des jeunes militaires amis de Saint loup désigna le narrateur en souriant et en disant : « Duroc, tout à fait Duroc ».

Saint-Loup demanda à son ami de continuer et le narrateur expliqua qu'une idée était quelque chose qui ne pouvait participer aux intérêts humains et ne pouvait jouir de leurs avantages par conséquent les hommes d'une idée ne pouvaient pas être influencés par intérêt. Saint-Loup observa son ami avec la même sollicitude anxieuse que s'il avait marché sur la corde raide. Puis il ajouta que le narrateur avait mille choses que n'avait pas Duroc. Même si lui aussi avait pensé qu'il y avait bien des rapports entre le narrateur et ledit Duroc.

Plus tard, le narrateur expliqua à son ami Bloch qu'il avait rencontré un sous-officier noble qui  qui était dreyfusard. Le sous-officier ne se laissait pas influencer par les traditions de sa famille et par les intérêts de sa carrière quand il s'agissait de défendre le capitaine Dreyfus. Le narrateur se plaisait surtout à causer avec ce sous-officier de l'armée en général. Le narrateur avait commencé à s'intéresser aux diverses personnalités de la caserne et il aurait voulu avoir des détails sur le commandant qu’admirait tant Saint-Loup. Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé en ce moment de l'affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il était dreyfusard. Les autres étaient violemment hostiles à la révision du procès. À l'exception du voisin de table du narrateur, son nouvel ami. Ce dernier pensait que le colonel n'était pas pour le dreyfusisme l'adversaire fanatique. Cela n'étonna pas Saint-Loup qui pensait le colonel un homme intelligent. Pourtant il pensait que le cléricalisme aveuglait ce colonel. Il préférait le commandant Duroc, son professeur d'histoire militaire. C'était un radical-socialiste et un franc-maçon.

Saint-Loup donna quelques détails sur ce qu'il avait appris durant les cours de Duroc.

Il lui expliqua que ce qui précipitait le plus l'évolution de l'art de la guerre, c'était les guerres elles-mêmes. Il pensait qu'avec les terribles progrès de l'artillerie les guerres futures seraient si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer parti de l'enseignement, la paix serait faite. Pour comprendre ce que c'était que la valeur militaire, le narrateur demanda des comparaisons entre les généraux dont il connaissait les noms. Le génie du chef, voilà ce qui l'intéressait. Il se sentait presque séparé du souvenir de Mme de Guermantes grâce à Saint-Loup et ses amis. Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fut tellement dreyfusard, presque antimilitariste. Le narrateur que l'influence du milieu n'avait pas l'importance que l'on croyait. Et Saint-Loup répondit que la vraie influence, c'était celle du milieu intellectuel et qu'on était l'homme de son idée. Saint-Loup n'avait sans doute aucun souvenir que le narrateur lui avait dit peu de jours auparavant ce qu'il s'était en revanche si bien rappelé.

Il y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, le narrateur regrettait Mme de Guermantes. Il ressentait la nostalgie et l'amour. Il soupirait d'oppression et de langueur. Un souffle d'air semblait lui apporter un message de Mme de Guermantes comme jadis de Gilberte dans les blés de Méséglise. On ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu'on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu'il réveille mais qui lui sont étrangers. Cela faisait deux semaines qu'il n'avait pas vu la duchesse et d'un côté, il sentait qu'il pouvait descendre vers l'oubli et de l'autre, il était emporté par le besoin de revoir Mme de Guermantes. Il demanda à son ami s'il avait reçu une lettre de Paris espérant qu'elle proviendrait de Mme de Guermantes. Saint-Loup avait du chagrin parce que les nouvelles venant de sa maîtresse n'étaient pas bonnes. Il souffrit horriblement de cette brouille. Il se demanda si elle ne s'était pas cachée à Doncières ou si elle était partie pour les Indes. Le silence de sa maîtresse le rendait fou. Après avoir espéré une lettre, avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, Saint-Loup se retrouvait piétinant dans le désert réel du silence sans fin. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort.

Enfin, son amie lui demanda s'il consentirait à pardonner mais Saint-Loup comprit rapidement tous les inconvénients d'un rapprochement. Le narrateur chercha un prétexte qui permit à Saint-Loup de demander à Mme de Guermantes de le recevoir sans attendre qu'il retourne à Paris. Alors il repensa au peintre Elstir qu'il avait connu à Balbec avec Saint-Loup. Il avait appris dans une revue que Mme de Guermantes possédait trois tableaux d'Elstir. Il demanda à Saint-Loup d'aller chez Mme de Guermantes pour admirer un des tableaux. Saint-Loup promit d'en faire son affaire. Le capitaine de Borodino venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. C'était le coiffeur de Saint-Loup qui était intervenu auprès du capitaine. Comme le capitaine avait une note arriérée d'au moins cinq ans chez le coiffeur, il entendit sa recommandation. Tous les amis de Robert dirent au narrateur qu'aussi longtemps qu'il resterait à Doncières seraient à lui. Ils lui proposèrent même de revenir tous les ans. Le narrateur continua de leur demander avidement de classer les différents officiers dont il connaissait les noms, selon l'admiration plus ou moins grande qu'ils leur semblaient mériter. Il espérait ainsi saisir l'essence de ce qu’était la supériorité militaire.

Il aurait voulu entendre parler du prince de Borodino mais ni Saint-Loup, ni ses amis ne l'aimaient. Ils ne semblaient pas situer le capitaine au nombre des autres officiers nobles. Les officiers nobles profitaient de ce que Robert n'était que sous-officier et qu'ainsi sa puissante famille pouvait être heureuse qu'il fut invité chez des chefs. Ils ne perdaient pas une occasion de le recevoir à leur table quand s'y trouvaient quelques gros bonnets capables d'être utiles au jeune maréchal des logis Robert de Saint-Loup. Seul, le capitaine de Borodino n'avait que des rapports de service avec Robert. Le prince, dont le grand-père avait été fait Maréchal et prince-duc par l'empereur sentait que malgré cela qu'il n'était pas grand-chose pour Saint-Loup et la société des Guermantes. Le capitaine de Borodino était le fils d'un homme qui était neveu de Napoléon Ier et peut-être plus que cela. En effet, la première princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontés pour Napoléon Ier et la seconde pour Napoléon III. Dans la face placide du capitaine de Borodino, on retrouvait de Napoléon Ier la majesté étudiée du masque. De plus, le capitaine avait dans le regard mélancolique et bon quelque chose qui faisait penser à Napoléon III. D'ailleurs, Bismarck avait autorisé le capitaine à rejoindre l'empereur après la bataille de Sedan. Le prince de Borodino ne voulait pas faire d'avances à Saint-Loup ni aux autres membres de la société du faubourg Saint-Germain car il les considérait tous du haut de sa grandeur impériale comme ses inférieurs. Aussi, alors que tous les officiers du régiment faisaient fête à Saint-Loup, le prince de Borodino se borna à être obligeant pour lui dans le service mais ne le reçut jamais chez lui, sauf en de circonstances particulières ou il fut forcé de l'inviter. Le narrateur fut présent à cette occasion. Il put discerner jusque dans les manières et l'élégance du capitaine et de Robert la différence qu'il y avait entre les deux aristocraties. Saint-Loup prenait amicalement la main de n'importe quel bourgeois qu'on lui présentait. Alors que le capitaine s'adressait à ces mêmes roturiers que Saint-Loup aurait touchés à l'épaule et pris par le bras, avec une affabilité majestueuse qui lui était naturelle. Cette bourgeoisie, le capitaine la méprisait moins que Saint loup car elle avait été le grand réservoir du premier empereur.

Quand le prince de Borodino, qui faisait depuis longtemps des démarches pour se rapprocher de Paris, fut nommé à Beauvais, il oublia complètement les relations bourgeoises qu'il avait eues à Doncières. Un matin, Saint-Loup avoua au narrateur qu'il avait écrit à sa grand-mère pour lui donner de ses nouvelles. Le narrateur put même téléphoner à sa grand-mère. Pour lui, les demoiselles du téléphone étaient les ombrageuses prêtresses de l'Invisible. Mais quand il arriva au bureau de poste, le narrateur découvrit que la ligne était déjà prise. Il fut obligé d'attendre avant de pouvoir parler à sa grand-mère. Il trouva que la voix de sa grand-mère paraissait changée sans l'accompagnement des traits de sa figure. La voix de sa grand-mère était douce mais aussi triste. Le narrateur remarqua pour la première fois les chagrins qui avaient fêlé la voix sa grand-mère au cours de la vie. Elle lui demanda de rester à Doncières mais cela donna au narrateur un besoin anxieux et fou de revenir. Cela lui sembla tout d'un coup aussi triste que pouvait être sa liberté après la mort de sa grand-mère. Quand il retrouva Robert et ses amis, il ne put leur avouer que son coeur n'était plus avec eux. Il avait déjà décidé de son départ. Le narrateur n'éprouvait plus la même paix que lui avait donné ici tant de soir l'amitié des militaires. Saint-Loup lui demanda de venir lui dire adieu le lendemain matin. Quelqu'un vint chercher le narrateur car on l’avait demandé de la poste au téléphone. Il fut au comble de l'anxiété car c'était sa grand-mère qui le demandait. C'était une erreur. Le jeune homme que sa grand-mère avait fait demander au téléphone portait un nom presque identique au sien. Le lendemain matin, le narrateur était en retard et il ne trouva pas Robert qui était parti pour déjeuner dans un château voisin. Il le retrouva dans un tilbury et le salua. Robert le salua sans le reconnaître et s'en alla. Il courut jusqu'au quartier mais ne trouva pas son ami. Il était désolé de ne pas avoir dit adieu à Saint-Loup mais partit tout de même car son seul souci était de retourner auprès de sa grand-mère. Quand il la retrouva, elle était livrée à des pensées qu'elle n'avait jamais montrées devant lui. Pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, il aperçut sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée qu’il ne connaissais pas.

Pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à qui le narrateur ne doutait pas qu’il eût écrit pour la supplier de le faire, ne le demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d’Elstir.

Le narrateur reçut des marques de froideur de la part de Jupien. Sa mère lui dit qu’il ne
fallait pas s’étonner. Françoise lui avait dit qu’il était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.

Le temps était devenu plus doux. Et les parents du narrateur eux-mêmes, en lui conseillant de se promener, lui fournissaient un prétexte à continuer ses sorties du matin. Il avait voulu les cesser parce qu’il y rencontrait Mme de Guermantes. Mais c’est à cause de cela même qu’il pensait tout le temps à ces sorties, ce qui lui faisait trouver à chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n’avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et le persuadait aisément que, n’eût-elle pas existé, il n’en eût pas moins manqué de se promener à cette même heure. Hélas ! si pour lui rencontrer toute autre personne qu’elle eût été indifférent, il sentait que, pour elle, rencontrer n’importe qui excepté lui eût été supportable.

Aussi, même quand il avait pour prendre le même chemin une autre raison que de la voir, il tremblait comme un coupable au moment où elle passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que ses avances pouvaient avoir d’excessif, il répondait à peine à son salut, ou il la fixait du regard sans la saluer, ni réussir qu’à l’irriter davantage et à faire qu’elle commença en
plus à le trouver insolent et mal élevé.

Il se disait que la femme qu’il voyait de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. Cependant elle s’avançait ignorante de cette réputation éparse. Et quand, arrivée à la hauteur du narrateur, elle lui faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire, c’était comme si elle eût exécuté pour lui, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d’œuvre.

La robe de Mme de Guermantes semblait au narrateur la matérialisation autour d’elle des rayons écarlates d’un cœur qu’il ne lui connaissait pas et qu’il aurait peut-être pu consoler ; réfugiée dans la lumière mystique de l’étoffe aux flots adoucis elle lui faisait penser à quelque sainte des premiers âges chrétiens. Alors il avait honte d’affliger par sa vue cette martyre. « Mais après tout la rue est à tout le monde. »

Ses parents lui conseillaient de dormir un peu l'après-midi. Il faisait un rêve où la nature avait appris l’art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où il désirait, où il croyait aborder à l’impossible, il lui semblait l’avoir déjà fait souvent. Mais comme c’est le propre de ce qu’on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu’étant nouveau, familier, il crut s’être trompé. Il s’aperçut au contraire qu’il faisait en effet souvent ce rêve.

Saint-Loup vint à Paris pour quelques heures seulement. Tout en assurant le narrateur qu’il n’avait pas eu l’occasion de parler de lui à sa cousine. Elle n’était  pas gentille du tout, Oriane. Ce n’était plus son Oriane d’autrefois. Saint-Loup voulait assurer le narrateur  qu’elle ne valait pas la peine qu’il occupe d’elle. Saint-Loup voulut lui présenter sa cousine Poictiers.

Françoise fut navrée de ne s’être pas trouvée là au moment de la visite de Saint-Loup, mais c’est qu’elle sortait infailliblement les jours où le narrateur avait besoin d’elle. C’était toujours pour aller voir son frère, sa nièce, et surtout sa propre fille arrivée depuis peu à Paris. Déjà la nature familiale de ces visites que faisait Françoise ajoutait à l’agacement du narrateur d’être privé de ses services car il prévoyait qu’elle parlerait de chacune comme d’une de ces choses dont on ne peut se dispenser. Françoise eût voulu voir sa fille retourner à Combray. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme une élégante, d’abréviatifs, mais vulgaires, elle disait que la semaine qu’elle devrait aller passer à Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement « l’Intran » (pour le journal « L’Intransigeant »).

Le père du narrateur  leur avait raconté qu’il savait maintenant par A. J. où allait M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison. C’était chez Mme de Villeparisis, il la connaissait beaucoup. Elle paraissait être une personne délicieuse, une femme supérieure. Le père du narrateur avait appris que M. de Guermantes était un homme tout à fait distingué alors qu’il l’avait toujours pris pour une brute. M. de Guermantes savait  infiniment de choses, avait un goût parfait, il était  seulement très fier de son nom et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation était énorme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il
paraissait que l’empereur d’Autriche, l’empereur de Russie le traitaient tout à fait en ami.

Le père Noirpois avait dit au père du narrateur  que Mme de Villeparisis l’aimait beaucoup et qu’il ferait dans son salon la connaissance de gens intéressants. Mais le narrateur n’arrivait plus à écrire. Il n’était que l’instrument d’habitudes de ne pas travailler, de ne pas se coucher, de ne pas dormir. Son père dans l’intervalle avait rencontré une fois ou deux M. de Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc était un homme remarquable, il faisait plus attention à ses paroles. Justement ils parlèrent, dans la cour, de
Mme de Villeparisis. M. de Guermantes lui avait dit que c’était sa tante ; il prononçait Viparisi. Il lui avait dit qu’elle était extraordinairement intelligente. Il avait même ajouté qu’elle tenait un « bureau d’esprit ».

La grand’mère du narrateur, qui était un peu souffrante, ne fut pas d’abord favorable à la visite de son petit-fils à Mme de Villeparisis, puis s’en désintéressa. Le narrateur, sans bien se représenter ce « bureau d’esprit », n’aurait pas été très étonné de trouver la vieille dame de Balbec installée devant un « bureau », ce qui, du reste, arriva.

Son père aurait bien voulu par surcroît savoir si l’appui de l’Ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix à l’Institut où il comptait se présenter comme membre libre. À vrai dire, tout en n’osant pas douter de l’appui de M. de Norpois, il n’avait pourtant pas de certitude.

Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillé de se présenter et avait supputé ses chances, avait-il été impressionné de voir que, parmi les collègues sur qui il pouvait compter en cette circonstance, l’éminent économiste n’avait pas cité M. de Norpois. Le père du narrateur n’osait poser directement la question à l’ancien ambassadeur mais espérait que le narrateur reviendrait de chez Mme de Villeparisis avec son élection faite.

Son père fit une autre rencontre mais qui, celle-là, lui causa un étonnement, puis une indignation extrêmes. Il passa dans la rue près de Mme Sazerat, dont la pauvreté relative réduisait la vie à Paris à de rares séjours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat n’ennuyait son père mais, à sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d’un salut glacé, forcé par la politesse envers quelqu’un qui est coupable d’une mauvaise action ou est condamné à vivre désormais dans un hémisphère différent. Son père était rentré fâché, stupéfait.

Le lendemain la mère du narrateur rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d’un air vague et triste comme à une personne avec qui on a joué dans son enfance, mais avec qui on a cessé depuis lors toutes relations.

La mère du narrateur ignorait que Mme Sazerat, seule de son espèce à Combray, était dreyfusarde. Son père, ami de M. Méline, était convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste. Il ne lui reparla pas de huit jours quand il apprit que son fils avait suivi une ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n’était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à la grand’mère du narrateur que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tête dont la famille du narrateur ne comprenait pas alors le sens, et qui était semblable à celui d’une personne qu’on vient déranger dans des pensées plus sérieuses. La mère du narrateur, partagée entre son amour pour son mari et l’espoir que son fils fût intelligent, gardait une indécision qu’elle traduisait par le silence.

Tout cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de désintéressement et d’honneur du père et du grand-père du narrateur, les considérât comme des suppôts
de l’Injustice.

Saint-Loup, devant venir à Paris, avait promis au narrateur de le mener chez Mme de Villeparisis où le narrateur, sans le lui avoir dit, qu’ils rencontreraient Mme de Guermantes. Il lui demanda de déjeuner au restaurant avec sa maîtresse qu’ils conduiraient ensuite à une répétition. Ils devaient aller la chercher le matin, aux environs de Paris où elle habitait.

Le narrateur avait demandé à Saint-Loup d’aller dans le restaurant où Aimé lui avait annoncé qu’il devait entrer comme maître d’hôtel en attendant la saison de Balbec. C’était un grand charme pour lui qui rêvait à tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelqu’un qui faisait partie plus que de ses souvenirs de Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans. Magnétisé lui-même par son contact avec le puissant aimant de Balbec, ce maître d’hôtel devenait à son tour aimant pour le narrateur. Il espérait en causant avec lui être déjà en communication avec Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.

Avant d’arriver chez Saint-Loup, qui devait l’attendre devant sa porte, le narrateur  rencontra Legrandin, qu’il avait perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide. Legrandin estimait la jolie qualité de son âme et regrettait que le narrateur aille la renier parmi les Gentils. Pour lui prouver qu’il faisait cas de lui, il allait lui envoyer son dernier roman. Mais en lui disant qu’il n’aimerait pas cela ; ce n’était pas assez déliquescent, assez fin de siècle pour le narrateur, c’est trop franc, trop honnête ; lui, il lui fallait du Bergotte, il l’avait avoué, du faisandé pour les palais blasés de jouisseurs raffinés. On devait considérer Legrandin dans le groupe du narrateur comme un vieux troupier car il avait le tort de mettre du cœur dans ce qu’il écrivait, cela ne se portait plus ; et puis la vie du peuple ce n’était pas assez distingué pour intéresser les snobinettes du narrateur.

Dans le train, en route pour une ville de banlieue, jamais Robert ne parla plus tendrement au narrateur de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son cœur ; l’avenir qu’il avait dans l’armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des moindres choses qui concernaient
sa maîtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Il n’y avait vraiment d’intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l’espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait la perspective d’un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à l’entretenir, à la garder. S’il ne l’épousait pas c’est parce qu’un instinct pratique lui faisait sentir que, dès qu’elle n’aurait plus rien à attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu’il fallait la tenir par l’attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l’aimait pas. Saint-Loup se réjouissait d’avance de ce qu’elle dirait ensuite du narrateur. Elle disait des choses qu’on pouvait approfondir indéfiniment, elle a vraiment quelque chose de pythique.

Robert laissa le narrateur seul dans la rue quelques instants, le temps d'aller chercher son amie. Le narrateur en profita pour faire quelques pas devant de modestes jardins et pour regarder les jeunes filles qui étaient à leurs fenêtres. Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et le narrateur reconnut « Rachel quand du seigneur », celle qui, quelques années auparavant, disait à la maquerelle : « alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher ». Le narrateur aurait été indifférent à toutes les pensées de cette femme et pourtant son ami Robert avait connu tous les tourments à cause d'elle. Le narrateur comprit que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivaient, souffraient, se tuaient, pouvaient être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour lui-même. Il était stupéfait que l'on put éprouver une curiosité douloureuse à l'égard de la vie de cette femme. Il aurait pu raconter à Robert bien des coucheries de Rachel mais il savait que cela aurait peiné son ami. Le narrateur comprenait que ce qui lui avait paru ne pas valoir 20 fr. quand cela lui avait été offert pour 20 fr. dans la maison de passe, pouvait valoir plus qu'un million si on avait commencé par imaginer en Rachel un être mystérieux et difficile à saisir, à garder. Le narrateur et Robert étaient arrivés au visage de cette femme par deux routes opposées qui ne communiqueraient jamais. Le narrateur n'aurait pas eu la curiosité de chercher une personne en regardant Rachel. Tandis que Robert avait donné plus d'un million pour avoir ce qui avait été offert aux clients de Rachel pour 20 fr. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait réussi par chance à les avoir toutes. Il n'avait pas souffert comme ces sentimentaux qui font d'une fille une inaccessible idole. S'il avait su qu'elles avaient été proposées à tout le monde pour un louis, il eût sans doute terriblement souffert mais eût quand même donné ce million pour les conserver. Robert et le narrateur en regardant tous les deux Rachel ne pouvaient la voir du même côté du mystère. Robert se rendit compte que le narrateur avait l'air ému. Alors le narrateur détourna les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin. Il pensa que la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle reposaient les douleurs de l'amour étaient grandes.

Le narrateur échangea quelques mots avec la maîtresse de Saint-Loup. Robert fit quelques pas en avant avec lui. Il demanda à son ami de venir déjeuner avec lui et avec sa maîtresse. Pourtant, c'était précisément ce matin-là, et probablement pour la seule fois que Robert s'évada un instant hors de la femme qu'il avait lentement composée. Il aperçut tout d'un coup une autre Rachel qui figurait une simple petite grue.

Ils allaient prendre le train pour rentrer à Paris quand, à la gare, Rachel fut reconnue et interpellée par de vulgaires « poules ». Elles lui proposèrent de monter avec elle. Elles s'apprêtèrent à lui présenter leurs amants mais s'aperçurent de l'air légèrement gêné de Rachel. Alors elles regardèrent derrière Rachel et comprirent qu'elle était avec des amis. Elles s'excusèrent et lui dirent adieu. En voyant les poules, Robert comprit que Rachel avait peut-être eu sa place dans une vie insoupçonnée, une vie où on avait les femmes pour un louis. Mais il comprit en même temps que moins comblée, elle serait moins gentille et ne lui écrirait plus de ces choses qui le touchaient tant. Il savait que sa liaison avec Rachel était ce qui l'avait mis un peu hors du monde et qu'il y était moins coté. Sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie étrange car si avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c'était bien une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui et même la partie la plus précieuse à cause des sommes folles qu’il lui donnait. Le dédoublement de Rachel avait trop duré. Alors il caressa Rachel et la fit rentrer dans son propre coeur où il la contempla, intériorisée, comme il l’avait toujours fait jusqu'ici. Robert avait dit au narrateur que Rachel était une littéraire. Elle ne s'interrompit de parler de livres, d'art nouveau et de Tolstoï que pour reprocher à Robert de boire trop de vin. Puis elle se mit à faire des reproches sur la famille de Robert que le narrateur trouva fort justes. Mais les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme lorsque le narrateur eut une l'imprudence de parler de Dreyfus. Elle pensait que Dreyfus était un martyre et qu'il mourrait en prison. Elle en voulait à la mère de Robert qui affirmait que Dreyfus devait rester à l'île du Diable même s'il était innocent. Le narrateur se rendit compte que les déjeuners entre Robert et sa maîtresse se passaient toujours fort mal. Robert était jaloux et s'imaginait que sa maîtresse regardait les hommes présents. Elle l'avait remarqué et en jouait. Au restaurant, ils tombèrent sur Aimé qu'ils avaient connu dans le grand hôtel de Balbec. Il s'informa de la santé de la grand-mère du narrateur et le narrateur lui demanda des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Rachel regarda attentivement le serveur. Robert s'en rendit compte et demanda à sa maîtresse si elle trouvait ce maître d'hôtel intéressant. Il ajouta que ce maître d'hôtel était une des plus grandes fripouilles que la terre avait jamais portées. Alors Rachel parut vouloir obéir à Robert et engagea avec le narrateur une conversation littéraire. Pourtant le narrateur n'attacha pas grande importance à sa culture.

Le narrateur se rendit compte qu'elle était maladroite de ses mains quand elle mangeait et supposait qu'elle devait être bien gauche quand elle jouait la comédie sur la scène. Elle ne retrouvait de la dextérité que dans l'amour par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant l'homme qu'elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir à ce corps pourtant si différent du leur. Le narrateur cessa de prendre part à la conversation quand Rachel se montra trop malveillante à l'égard du théâtre. Rachel s'aperçut très bien que le narrateur devait la tenir pour une artiste médiocre et avoir au contraire beaucoup de considération pour les artistes qu'elle méprisait. Une heure plus tard, le narrateur aperçut au théâtre la maîtresse de Saint-Loup montrant beaucoup de déférence envers les mêmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sévère. On vint dire à Aimé qu’un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Il s'agissait de M. de Charlus. Alors Robert demanda au narrateur d'aller trouver le maître d'hôtel pour qu'il n'aille pas à la voiture. Robert ne supportait pas que son oncle vienne l'espionner. Le narrateur rendit le service et la voiture de Charlus repartit. La maîtresse de Robert qui n'avait pas entendu les propos chuchotés de son amant et du narrateur avait cru qu'il s'agissait du jeune homme qui Robert lui avait reproché de faire de l'oeil quelques minutes plus tôt. Alors elle éclata en injures.

Robert partit fâché et sa maîtresse appela Aimé. Elle lui demanda différents renseignements. Elle voulut ensuite savoir comment le narrateur le trouvait. Elle ajouta que Robert avait tort de se faire des idées car si on était obligé d’aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Bientôt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier où, en passant par une autre entrée, il était allé finir de déjeuner sans retraverser le restaurant. Le narrateur resta ainsi seul, puis à son tour Robert le fit appeler. Il trouva Rachel étendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses que Robert lui prodiguait. Le narrateur avais mal déjeuné, il était mal à l’aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, il regretta de penser qu’il commençait dans un cabinet de
restaurant et finirait dans des coulisses de théâtre cette première après-midi de printemps.

Rachel lui offrit du Champagne, lui tendit une de ses cigarettes d’Orient et détacha pour lui une rose de son corsage. Alors le narrateur se dit que ces heures passées auprès de cette jeune femme n’étaient pas perdues pour lui puisque par elle, il avait, chose gracieuse et qu’on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumée, une coupe de Champagne. Il était ivre et se trouva hideux en se regarda dans la glace. Robert était seulement fâché que le narrateur ne voulut pas briller davantage aux yeux de sa maîtresse.

Un numéro du programme fut extrêmement pénible au narrateur. Une jeune femme que détestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un début sur lequel elle avait fondé toutes ses espérances d’avenir et celles des siens. Rachel avait aposté dans la salle un certain nombre d’amis et d’amies dont le rôle était de décontenancer par leurs sarcasmes la débutante, qu’on savait timide, de lui faire perdre la tête de façon qu’elle fît un fiasco complet après lequel le directeur ne conclurait pas d’engagement. Dès les premières notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutés pour cela, se mirent à se montrer son dos en riant, quelques femmes qui étaient du complot rirent tout haut, chaque note flûtée augmentait l’hilarité voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d’elle sur l’assistance des regards désolés, indignés, qui ne firent que redoubler les huées. Si bien qu’à la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportât encore cinq, le régisseur fit baisser le rideau. L’idée de la méchanceté avait pour le narrateur quelque chose de trop douloureux. Rachel s’imaginait certainement que l’actrice qu’elle faisait souffrir était loin d’être intéressante, en tout cas qu’en la faisant huer, elle-même vengeait le bon goût en se moquant du grotesque et donnait une leçon à une mauvaise camarade. Néanmoins, le narrateur préféra ne pas parler de cet incident puisqu’il n’avait eu ni le courage ni la puissance de l’empêcher.

Le commencement de cette représentation intéressa le narrateur  encore d’une autre manière. Il lui fit comprendre en partie la nature de l’illusion dont Saint-Loup était victime à l’égard de Rachel. Rachel jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite pièce. Mais vue ainsi, c’était une autre femme. À une distance convenable, tous les défauts de Rachel cessaient d’être visibles et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait souhaité être l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant qu’on voudrait, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l’avait vue autrement et de près. Ce n’était pas le cas du narrateur, mais c’était celui de Saint-Loup quand il l’avait vue jouer la première fois. Les portes d’or du monde des rêves s’étaient refermées sur Rachel avant que Saint-Loup
l’eût vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d’importance. Ils lui déplurent cependant, d’autant que, n’étant plus seul, il n’avait plus le même pouvoir de rêver qu’au théâtre devant elle. Saint-Loup s’imagina que sa maîtresse faisait attention à un danseur en train de repasser une dernière fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraître, et sa figure se rembrunit. Trois journalistes – voyant l’air furieux de Saint-Loup, se rapprochèrent, amusés, pour entendre ce qu’on disait. Robert menaça de s’en aller et de ne plus revenir. Rachel se moqua de lui alors il menaça de ne pas lui offrir un collier dont elle rêvait. Elle répondit qu’elle s’en foutait de son collier. Elle avait quelqu’un qui le lui donnerait. Mais Robert lui dit qu’il avait retenu le collier chez Boucheron et avait sa parole qu’il ne le vendrait qu’à lui. Rachel lui lança une insulte antisémite et lui reprocha d’avoir agi par traîtrise avec elle. Boucheron le saurait et on lui en donnerait le double, de son collier. Robert aurait bientôt de ses nouvelles. Robert demanda à un journaliste qui se trouvait là d’éteindre son cigare car cela gênait son ami malade mais le journaliste refusa alors Robert le gifla. Le journaliste qui, trébuchant sous la violence du coup, avait pâli et hésité un instant mais ne riposta pas. Robert et le narrateur quittèrent le théâtre et marchèrent d’abord un peu.

Un promeneur passionné qui, voyant le beau militaire qu’était Saint-Loup, lui fit des propositions et Robert le roua de coups. Il n’en revenait pas de l’audace de cette « clique » qui n’attendait même plus les ombres nocturnes pour se hasarder. Mais le narrateur estimait que le monsieur battu était excusable en ceci qu’un plan incliné rapproche assez vite le désir de la jouissance pour que la seule beauté apparaisse déjà comme un consentement.

Bien que Saint-Loup eût donné sa raclée sans beaucoup réfléchir, le narrateur estimait que toutes celles de ce genre, même si elles venaient en aide aux lois, n’arrivaient pas à homogénéiser les mœurs.

Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnèrent sans doute à Robert le désir d’être un peu seul. Au bout d’un moment il demanda au narrateur de se séparer et qu’il aille de son côté chez Mme de Villeparisis, Robert l’y retrouverait.

Il y avait une grande différence entre le milieu où Mme de Villeparisis vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis était une de ces femmes qui, nées dans une maison glorieuse, entrées par leur mariage dans une autre qui ne l’était pas moins, ne jouissent pas cependant d’une grande situation mondaine. Le narrateur comprit pourquoi Mme de Villeparisis s’était trouvée, à Balbec, si bien informée des moindres détails du voyage que son père faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Elle avait une liaison avec l’ambassadeur depuis plus de vingt ans. Le narrateur se demandait si elle avait eu d’autres aventures et si sa « mauvaise langue » (selon son neveu) ne lui avait pas attiré des ennemis. Qu’il y eût ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu’eût effacés l’éclat de son nom, c’est cette intelligence, une intelligence presque d’écrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa déchéance mondaine.

Le narrateur avait remarqué à Balbec que le génie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis ; et qu’elle ne savait que les railler finement, et donner à son incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Les qualités artistiques de Mme de Villeparisis exerçaient sur toute situation mondaine une action morbide élective et si désagrégeante que les plus solidement assises avaient peine à y résister quelques années.

Ce que les artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société élégante qui, incapable de se placer au seul point de vue d’où ils jugent tout, ne comprenant jamais l’attrait particulier auquel ils cèdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, éprouve auprès d’eux une fatigue, une irritation d’où naît très vite l’antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en était de même des Mémoires d’elle qu’on avait publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu’une sorte de grâce tout à fait mondaine. ivre de son
savoir dans sa jeunesse, elle n’avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits qu’elle, des traits acérés que le blessé n’oublie pas. Certes, si à un moment donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d’appartenir à la fine fleur de l’aristocratie, s’était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s’était mise à attacher de l’importance à cette situation après qu’elle l’eut perdue.

Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui peuvent disparaître sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent autres leur succèdent. Se rappelant qu’un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit : « Je vous aime comme une fille », Mme de Villeparisis eût pourtant volontiers troqué ces paroles contre le pouvoir permanent d’être invitée que possédait Mme Leroi laquelle lui cornait peut-être un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s’y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires. Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l’absence de Mme Leroi, si elle désolait la maîtresse de maison, passait inaperçue aux yeux d’un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd’hui les lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.

À cette première visite qu’en quittant Saint-Loup le narrateur alla faire à Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à son père, il la trouva dans son salon tendu de soie jaune. À côté des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait – offerts par le modèle lui-même – de la reine Marie-Amélie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l’impératrice d’Autriche.

A cause de l’affluence à ce moment-là des visites, elle s’était arrêtée de peindre. Parmi
les personnes présentes, il y avait un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classé le matin les lettres autographes de personnages historiques à elle adressées et qui étaient destinées à figurer en fac-similés comme pièces justificatives dans les Mémoires qu’elle était en train de rédiger, et un historien solennel et intimidé qui, ayant appris qu’elle possédait par héritage un portrait de la duchesse de Montmorency, était venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde. Le narrateur retrouva également son ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer à l’œil des artistes qui joueraient à ses prochaines matinées.

Le kaléidoscope social était en train de tourner et l’affaire Dreyfus allait précipiter les Juifs au dernier rang de l’échelle sociale. Mais Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, était jusqu’ici restée entièrement étrangère à l’Affaire et ne s’en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés.

Le narrateur estimait que les Roumains, les Égyptiens et les Turcs pouvaient détester les
Juifs. Mais dans un salon français les différences entre ces peuples n’étaient pas si perceptibles, et un Israélite faisant son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands « salams », contentait parfaitement un goût d’orientalisme.

Seulement il fallait pour cela que le Juif n’appartienne pas au « monde », sans quoi il prenait facilement l’aspect d’un lord, et ses façons étaient tellement francisées que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues, faisait penser au nez de Mascarille plutôt qu’à celui de Salomon. Une heure plus tard Bloch allait se figurer que c’était par malveillance antisémitique que M. de Charlus s’informait s’il portait un prénom juif, alors que c’était simplement par curiosité esthétique et amour de la couleur locale.

Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se différencier d’un salon véritablement élégant d’où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu’elle recevait et où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance n’était pas perceptible dans ses Mémoires, où certaines relations médiocres qu’avait l’auteur disparaissaient, parce qu’elles n’avaient pas l’occasion d’y être citées. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guère aujourd’hui qui était Mme Leroi, son jugement s’est évanoui, et c’est le salon de Mme de Villeparisis, où fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d’Aumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré  comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité.

M. de Norpois, qui n’était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui amenait en revanche les hommes d’État étrangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que
la seule manière efficace de lui faire leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis.

Au bout d’un instant entra d’un pas lent et solennel une vieille dame d’une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Chaque fois qu’elle voyait Mme de Villeparisis, elle ne pouvait s’empêcher de penser que la duchesse de Guermantes n’allait pas à ses vendredis.

Dans cette galerie de figures symboliques qu’est le « monde », les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent toujours l’aspect solennel d’une dame d’au moins soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant qu’elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à redire.

« Bonjour Alix », dit Mme de Villeparisis à la dame à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard perçant sur l’assemblée afin de dénicher s’il n’y avait pas dans ce salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle n’en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.

C’est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter Bloch à la vieille dame de peur qu’il ne fît jouer la même saynète que chez elle dans l’hôtel du quai Malaquais.

Mme de Villeparisis, jugeant que la présentation du narrateur n’avait pas les mêmes inconvénients que celle de Bloch, le nomma à la Marie-Antoinette du quai. Elle abaissa légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d’un autre côté ne s’occupa pas plus de lui que s’il n’eût pas existé. Mais quand, un quart d’heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me glissa à l’oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge.

La porte s’ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.

Mme de Villeparisis lui dit bonjour sans un signe de tête Mme en tirant d’une poche de son tablier une main qu’elle tendit à la nouvelle arrivante ; et cessant aussitôt de s’occuper d’elle pour se retourner vers l’historien, elle montra à ce dernier le portrait de la duchesse de La Rochefoucauld. Mme de Villeparisis présenta la duchesse au narrateur et à l’historien. La duchesse se contenta de manifester de la nullité de l’impression que lui produisaient la vue de l’historien et du narrateur en exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui attestait l’inertie absolue de son attention désœuvrée.

Un visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis, d’un air ingénu et fervent, c’était Legrandin.

Le narrateur discuta avec Bloch qui lui dit avoir une vie délicieuse, d’un air de béatitude. Il avait trois grands amis, une maîtresse adorable et était infiniment heureux.

Le narrateur avait voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se tenait constamment le plus éloigné de lui qu’il pouvait, sans doute dans l’espoir que le narrateur n’entende pas les flatteries qu’avec un grand raffinement d’expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme de Villeparisis.

Profitant de ce Legrandin s’était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa tante d’un regard ironique et interrogateur. « C’est M. Legrandin », dit à mi-voix Mme de Villeparisis ;  « il a une sœur qui s’appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire plus qu’à moi ».

Mais la duchesse connaissait Mme de Cambremer. Mme Cambremer lui avait raconté qu’elle était allée à Londres et lui avait énuméré tous les tableaux du British.

Elle ne fut pas étonnée que Legrandin soit son frère car elle trouvait que Mme de Cambremer  avait la même humilité de descente de lit et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle la trouvait aussi flagorneuse que lui et aussi embêtante.

Le narrateur se tourna vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, il lui dit sans songer combien il allait à la fois le blesser et lui faire croire à l’intention de le blesser : « Eh bien, monsieur, je suis presque excusé d’être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu’il porta sur le narrateur quelques jours plus tard) qu’il était un petit être foncièrement méchant qui ne se plaisait qu’au mal. Legrandin lui répondit : « Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour »

Il prétendit ne pouvoir  pourtant pas agir comme un rustre quand on le persécutait vingt fois de suite pour le faire venir quelque part.

Mme de Guermantes s’était assise. Son nom, comme il était accompagné de son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait autour d’elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois des Guermantes au milieu du salon.

L’excellent écrivain G... entra ; il venait faire à Mme de Villeparisis une visite qu’il considérait comme une corvée. La duchesse, qui fut enchantée de le retrouver, ne lui fit pourtant
pas signe, mais tout naturellement il vint près d’elle. Mme de Guermantes l’invitait souvent à déjeuner même en tête à tête avec elle et son mari, ou l’automne, à Guermantes, profitait de cette intimité pour le convier certains soirs à dîner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait à recevoir certains hommes d’élite, à la condition toutefois qu’ils fussent garçons, condition que, même mariés, ils remplissaient toujours pour elle. car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon où il n’y avait que les plus élégantes beautés de Paris.

Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de l’esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci était si supérieure au reste des femmes qu’elle s’ennuyait dans leur société car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse s’ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait pas un intérêt particulier.

Mme de Guermantes avait le pli de considérer les gens de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit pas, à qui on ne parle pas de leurs œuvres, ce qui ne les intéresserait d’ailleurs pas. Elle mettait une sorte d’élégance quand elle était avec un poète ou un musicien à ne parler que des plats qu’on mangeait ou de la partie de cartes qu’on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu’au mystère.

Ce silence gardé sur les choses profondes qu’on attendait toujours en vain le moment de voir aborder, s’il pouvait passer pour caractéristique de la duchesse, n’était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait aujourd’hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine.

Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l’église de Combray, au mariage de Mlle Percepied, le narrateur avait peine à retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l’inconnu de son nom, il pensait du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail gothique.

Mme de Villeparisis évoqua une soirée de Mme de Mecklembourg au cours de laquelle était venu Bergotte qu’elle qualifia de spirituel. Le narrateur n’avait pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel ; de plus il lui apparaissait comme mêlé à l’humanité
intelligente, c’est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux. Mme de Guermantes répondit  sa tante qu’elle avait envie de connaître Bergotte.

Malgré cette façon étrange de comprendre l’originalité de Bergotte, il arriva plus tard au narrateur de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de Bréauté.

Le comte d’Argencourt, chargé d’affaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault.

Suivant une habitude qui était à la mode à ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d’eux. L’historien de la Fronde pensa qu’ils étaient gênés comme un paysan entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Mme de Villeparisis lui expliqua que c’était une nouvelle habitude.

Mme de Villeparisis n’avait avec ses parents princiers, pas plus qu’avec M. de Norpois, aucune de ces amabilités qu’elle avait avec l’historien, avec Cottard, avec Bloch, avec le narrateur, et ils semblaient n’avoir pour elle d’autre intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. Ses parents n’étaient plus pour elle qu’un résidu mort qui ne fructifierait plus ; ils ne lui feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs. Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler d’eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires dont celle-ci n’était qu’une sorte de répétition, de première lecture à haute voix devant un petit cercle.

Mme de Villeparisis arrêta Bloch qui voulait partir; elle avait encore à lui parler du petit acte qui devait être donné chez elle, et d’autre part elle n’aurait pas voulu qu’il partît sans avoir eu la satisfaction de connaître M. de Norpois et bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à l’œil chez la marquise, dans l’intérêt de leur gloire, à une de ces réceptions où fréquentait l’élite de l’Europe. Il avait même proposé en plus une tragédienne « aux yeux purs, belle comme Héra », qui dirait des proses lyriques avec le sens de la beauté plastique. Mais à son nom Mme de Villeparisis avait refusé, car c’était l’amie de Saint-Loup.

Bloch raconta avoir vu Saint-Loup avec le fils de Sir Rufus Israël.

La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de l’amitié de qui on n’eût pas eu l’idée de s’enorgueillir, bien au contraire.

Mme de Villeparisis fut choquée d’entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui l’avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en évoquant Norpois : « N’ai-je pas lu de lui une savante étude où il démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des Japonais ? Et n’est-il pas un peu gâteux ? ». Alors elle fit chercher M. de Norpois et dit à Bloch que l’ambassadeur lui parlerait de l’affaire Dreyfus et de tout ce qu’il voudrait,  d’un ton boudeur, ajoutant que M. de Norpois n’approuvait pas beaucoup ce qui se passait.

M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et tenait Mme Villeparisis au courant de ce qui se passait. Elle emmena M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin puis les présenta l’un à l’autre. Elle encouragea Bloch à parler de l’affaire Dreyfus avec de Norpois. L’ambassadeur parla avec le narrateur. Il se rappela avoir lu ses écrits et qu’il aimait Bergotte. Le narrateur demanda évoqua Elstir et voulut que de Norpois l’aide à aller chez Mme de Guermantes car elle possédait une toile de ce peintre. Mme de Guermantes dit à sa tante qu’elle savait tout le mal qu’elle pensait de l’amie de Robert de Saint-Loup. Mme de Guermantes trouvait que l’amie de Robert était grotesque et qu’elle était une actrice ridicule.

Le duc de Guermantes arriva et s’avança avec une lenteur émerveillée et prudente comme si, intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur les robes et de déranger les conversations. Formidablement riche, ayant assimilé à sa personne, d’une façon permanente, la notion de cette énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de celle de l’homme d’argent, l’éducation raffinée du premier arrivant tout juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d’ailleurs que ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu’à son nom et à sa fortune, car il était encore d’une grande beauté.

Le narrateur revint un instant vers le vieux diplomate et lui glissa un mot d’un fauteuil académique pour son père. Mais de Norpois déclara que si le père du narrateur était nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Il ajouta que l’Académie aimait à faire faire un stage au postulant avant de l’admettre dans son giron. Actuellement, il n’y avait rien à faire. Plus tard peut-être. Mais il fallait que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne chercher le père du narrateur. Parce que de Norpois savait les services que le père du narrateur pouvait rendre à son pays, les écueils qu’il pouvait lui éviter s’il restait à la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, l’ambassadeur ne voterait pas pour lui. De Norpois conclut, que, dans leur intérêt à tous, il aimait mieux pour le père du narrateur une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent jugées par le narrateur comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard, de l’événement même, un sens différent.

Mme de Guermantes parlait toujours de l’amie de Robert en se demandant comment il avait jamais pu l’aimer.

Bloch entendant qu’on parlait de Saint-Loup, et comprenant qu’il était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde en fut révolté.

Mme de Guermantes se mit à critiquer Les Sept princesses et le narrateur,  irrité de l’accueil glacial qu’elle lui avait fait, trouva une sorte d’âpre satisfaction à constater sa complète incompréhension de Maeterlinck. La duchesse affirma qu’il lui avait suffi de voir l’amie de Robert arriver avec des lis pour comprendre qu’elle n’avait pas de talent. Cela fit rire tout le monde.

M. de Norpois parla à Bloch, avec beaucoup d’affabilité, des années affreuses, peut-être mor-
telles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch cependant avait dit croire à l’innocence de Dreyfus) était ardemment antidreyfusard, l’amabilité de l’Ambassadeur, l’air qu’il avait de donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu’ils fussent du même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le
gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité.

Sur l’affaire Dreyfus, Bloch ne put arriver à démêler l’opinion de M. de Norpois.

Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu’il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola.

M. de Guermantes demanda à Mme de Villeparisis de quoi parlaient de Norpois et Bloch et quand il apprit que c’était de l’affaire Dreyfus, il dit que son neveu Robert de Saint-Loup était dreyfusard et que cela avait provoqué une levée de boucliers au Jockey club où Robert devait être présenté. Comme son père en avait été président pendant dix ans, cela aurait été un comble que Robert soit refusé. Le duc pensait que quand on s’appelait le marquis
de Saint-Loup, on n’était pas dreyfusard.

Mme de Guermantes pensait que c’était l’amie de Robert qui lui avait transmis son état d’esprit car elle était juive. L’archiviste, qui était secrétaire des comités antirevisionnistes, annonça qu’il y avait un mot nouveau pour exprimer un tel genre d’esprit. On disait « mentalité ».

Le duc pensait qu’on ne pouvait pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus parce qu’il était l’amant de la femme du ministre de la Guerre. Et Argencourt pensait que Dreyfus était l’amant de la femme du président du Conseil.

Bloch chercha à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart. L’ambassadeur répondit  que la déposition de Picquart était nécessaire. Bloch n’avait plus de doute, Norpois était dreyfusard.

Mais quand de Norpois ajouta que M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les au-
diences suivantes, il fit bel et bien fiasco, Bloch conclut que l’ambassadeur était antidreyfusard.

Mme de Guermantes dit que Esterhazy valait mieux que Dreyfus, il avait un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne devait pas faire plaisir aux partisans de Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent. Cette remarque fit rire tout le monde.

Le duc trouvait que sa femme raisonnait comme un homme et formulait comme un
écrivain.

Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch comme s’ils eussent été d’accord venait-elle de ce qu’il était tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouverne-
ment ne l’était pas assez, il en était l’ennemi tout autant qu’étaient les dreyfusards. Peut-être parce que l’objet auquel il s’attachait en politique était quelque chose de plus profond et d’où le dreyfusisme apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne méritait pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures.

Bloch pensait que la vérité politique pouvait être approximativement reconstituée par les cerveaux les plus lucides, mais il s’imaginait, tout comme le gros du public, qu’elle habitait toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du président de la République et du président du Conseil, lesquels en donnaient connaissance aux ministres.Pourtant, quand se produisit un fait aussi éclatant que l’aveu d’Henry, suivi de son
suicide, ce fait fut aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du faux et conduit l’interrogatoire.

Tout ce que Bloch put tirer de M. de Norpois c’est que, s’il était vrai que le chef d’état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement regrettable.

Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans l’affaire civile actuellement en cours.

Si singulier que lui parût l’interlocuteur, M. de Norpois trouva que l’entretien n’avait que trop duré. Alors pour couper court à l’entretien avec Bloch, il demanda à Mme de Villeparisis si elle n’allait pas ce soir au bal de Mme de Sagan. Puis il voulut lui demander de l’aider à entrer dans le cercle de la rue Royale.

Bloch continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent à propos de l’affaire Dreyfus. Norpois lui répondit que L’action gouvernementale devait s’exercer sans souci des surenchères. Il fallait mater les agitateurs de profession et les empêcher de relever la tête.

Bloch demanda à d’Argencourt s’il était dreyfusard comme devaient l’être tout le monde à l’étranger mais d’Argencourt répondit que c’était une affaire qui ne regardait que les Français entre eux.

Mme de Guermantes dit à l’oreille de M. d’Argencourt quelque chose qui devait avoir trait à la religion de Bloch, car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression à laquelle la peur qu’on a d’être remarqué par la personne dont on parle donne quelque chose d’hésitant et de faux et où se mêle la gaieté curieuse et malveillante qu’inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement étrangers.

Ce que lui avait dit M. de Norpois n’ayant pas complètement satisfait Bloch, celui-ci s’approcha de l’archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois, chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L’archiviste ne répondit rien ; il
était nationaliste et ne cessait de prêcher à la marquise qu’il y aurait bientôt une guerre sociale et qu’elle devrait être plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch
n’était pas un émissaire secret du syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu’il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation de M. de Norpois.

Quand Bloch dit au revoir à Mme de Villeparisis, elle ne lui tendit pas la main pour lui signifier qu’il eût à ne pas revenir. Alors il lui cria adieu.

Plein de curiosité et du dessein d’éclairer un incident si étrange, il revint la voir quelques
jours après. Elle le reçut très bien parce qu’elle était bonne femme, que l’archiviste n’était pas là, qu’elle tenait à la saynète que Bloch devait faire jouer chez elle.

Une dame entra qui était la vicomtesse de Marsantes, la mère de Robert et la sœur du duc de Guermantes. Mme de Marsantes était considérée dans le faubourg Saint-Germain comme un être supérieur, d’une bonté, d’une résignation angéliques. Elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l’empêchait pas de faire des visites, d’aller à de petits dîners, mais en deuil. Elle fut plus qu’aimable avec le narrateur parce que il était l’ami de Robert et parce qu’il n’était pas du même monde que Robert.

Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu’il s’agissait d’un roturier, par exemple de Bergotte, d’Elstir, elle disait en détachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents en une modulation qui était particulière aux Guermantes : « J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir », pour faire admirer son humilité. À la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu’elle faisait. Elle ne craignait pas d’embrasser une pauvre femme qui était malheureuse et lui disait d’aller chercher un char de bois au château. C’était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un mariage colossalement riche à Robert.

Mme de Villeparisis dit à la duchesse de Guermantes qu’elle allait recevoir la visite de la femme de Swann. Elle savait que la duchesse ne voulait pas la connaître.

Mme Swann, voyant les proportions que prenait l’affaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l’avait supplié de ne plus jamais parler de l’innocence du condamné. Quand il n’était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela d’ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent s’était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann avait gagné à cette attitude d’entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisémite qui commençaient à se former.

La duchesse de Guermantes, si amie de Swann, avait toujours résisté au désir qu’il ne lui avait pas caché de lui présenter sa femme.

Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti de sa belle-sœur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle n’était qu’à demi fâchée des fredaines de Robert. À ce moment, la porte s’étant ouverte de nouveau, celui-ci entra. Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n’avait pas vu entrer son fils. Quand elle l’aperçut, en cette mère la joie battit véritablement comme un coup d’aile, le corps de Mme de
Marsantes se souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux émerveillés. Pendant ce temps Mme de Guermantes salua le narrateur. Robert intervint. Il dit que le narrateur n’allait pas très bien, il est un peu fatigué mais irait
peut-être mieux s’il la voyait plus souvent, car Robert ne voulait pas cacher à sa tante
que son ami aimait beaucoup la voir. Elle répondit qu’elle était très flattée.

Robert donna sa chaise au narrateur en le forçant ainsi à s’asseoir à côté Mme de Guermantes. Elle reconnut qu’elle le voyait quelquefois le matin et que cela faisait beaucoup de bien à la santé.

On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu’il était là. Mme de Marsantes s’était renseignée. Le prince était l’antisémitisme en personne. M. de Guermantes, en expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et le narrateur reconnut le nom d’un village traversé par la rivière où chaque soir, la cure finie, il allait en barque.

Le prince n’avait plus qu’une ambition dans la vie, celle d’être élu membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il était venu chez Mme de Villeparisis. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d’au moins une dizaine de voix aux- quelles il était capable, grâce à d’habiles transactions, d’en ajouter d’autres. Aussi le prince, qui l’avait connu en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le voir et avait-il fait tout ce qu’il avait pu pour se le concilier mais il avait eu devant lui un ingrat. Il n’ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c’est pour cela qu’il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de Saint-André. Dans une affaire privée comme cette présentation à l’Institut, le prince avait usé du même système d’induction qu’il avait fait dans sa carrière, de la même méthode de lecture à travers les symboles superposés.

Il faut souvent descendre jusqu’aux êtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l’action ou des paroles en apparence les plus innocentes dans l’intérêt, dans la nécessité de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu’il va payer lui dit : « Ne parlons pas d’argent », cette parole doit être comptée, ainsi qu’on dit en musique, comme « une mesure pour rien », et que si plus tard elle lui déclare : « Tu m’as fait trop de peine, tu m’as souvent caché la vérité, je suis à bout », il doit interpréter : « un autre protecteur lui offre davantage » ? Mais M. de Norpois et le prince allemand avaient accoutumé de vivre sur le même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur, des êtres d’égoïsme et de ruse, qu’on ne dompte que par la force, par la considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu’au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation : « périr ».

L’hiver suivant, le prince fut très malade, il guérit, mais son cœur resta irrémédiablement atteint. Il eut peur de mourir avant d’être nommé à l’Académie. Il fit sur la politique de ces vingt dernières années une étude pour la Revue des Deux Mondes et s’y exprima à plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta qu’il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le même soir, il rencontra M. de Norpois à l’Opéra. Le prince demanda à Norpois de lui présenter la marquise de Villeparisis. Il ajouta  que l’espoir de devenir l’un des habitués d’un pareil bureau d’esprit le consolerait, lui ferait envisager sans ennui de renoncer à se présenter à l’Institut. Chez la marquise aussi on tenait commerce d’intelligence et de fines causeries. M. de Norpois répondit que le salon de la marquise était une véritable pépinière d’académiciens. Il transmettrait sa requête à Mme de Villeparisis. Puis de Norpois lui annonça son intention de revenir à la charge auprès de Leroy-Beaulieu sans lequel on ne pouvait faire une élection. Il lui dirait très franchement les liens tout à fait cordiaux qui les unissaient et ne lui cacherait pas que, si le prince se présentait, il demanderait à tous ses amis de voter pour lui (le prince eut un profond soupir de soulagement). Norpois lui demanda de venir à six heures chez Mme de Villeparisis, il l’introduirait et il pourrait lui rendre compte de son entretien du matin.

La profonde désillusion du narrateur eut lieu quand le prince  parla. Il n’avait pas songé qu’une nationalité a des traits particuliers plus forts qu’une caste. En s’inclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le prince lui dit : « Ponchour, Matame la marquise » avec le même accent qu’un concierge alsacien.

Mme de Guermantes se leva sans dire adieu au narrateur. Elle venait d’apercevoir Mme Swann, qui parut assez gênée de rencontrer le narrateur. Elle se rappelait sans doute qu’avant personne elle lui avait dit être convaincue de l’innocence de Dreyfus.

Robert ne voulait pas que sa mère le présente à Mme Swann. C’était une ancienne grue selon lui. Son mari était juif et elle se prétendait nationaliste.

La présence de Mme Swann avait pour le narrateur un intérêt particulier dû à un fait qui s’était produit quelques jours auparavant.

Il avait reçu la visite de Charles Morel, le fils, inconnu de lui, de l’ancien valet de chambre de son grand-oncle. Ce grand-oncle (celui chez lequel il avait vu la dame en rose) était mort l’année précédente. Son valet de chambre avait manifesté à plusieurs reprises l’intention de venir le voir ; le narrateur ne savait pas le but de sa visite, mais il l’aurait vu volontiers car il avait appris par Françoise qu’il avait gardé un vrai culte pour la mémoire de son oncle et faisait, à chaque occasion, le pèlerinage du cimetière. Mais obligé d’aller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il lui déléguait son fils. Le narrateur fut surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans, habillé plutôt richement et tint du reste, dès l’abord, à couper le câble avec la domesticité d’où il sortait, en apprenant au narrateur avec un sourire satisfait qu’il était premier prix du Conservatoire.

Le but de sa visite était celui-ci : son père avait, parmi les souvenirs de l’oncle Adolphe, mis de côté certains qu’il avait jugé inconvenant d’envoyer aux parents du narrateur, mais qui, pensait-il, étaient de nature à intéresser un jeune homme de l’âge du narrateur. C’étaient les photographies des actrices célèbres, des grandes cocottes que l’oncle avait connues.

Presque toutes les photographies portaient une dédicace telle que : « À mon meilleur ami ». Une actrice plus ingrate et plus avisée avait écrit : « Au meilleur des amis ».

Le jeune Morel avait beau chercher à s’évader de ses origines, on sentait que l’ombre de mon oncle Adolphe, vénérable et démesurée aux yeux du vieux valet de chambre, n’avait cessé de planer, presque sacrée, sur l’enfance et la jeunesse du fils.

Le jeune Morel remarqua que le narrateur n’avait pas de photos de son oncle dans sa chambre. Le narrateur fut obligé d’avouer qu’il n’en possédait aucune et Morel lui dit qu’il lui en enverrait une. Le narrateur comprit qu’il était en faveur de Morel parce que son oncle disait tous les jours qu’il serait une espèce de Racine et Morel le considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d’élection de son oncle. Le narrateur se rendit vite compte que le fils de Morel était très « arriviste ».

Ainsi, ce jour-là, il demanda au narrateur, s’il ne connaissait pas de poète ayant une situation importante dans le monde « aristo ». Il lui en cita un. Morel ne connaissait pas les œuvres de ce poète et n’avait jamais entendu son nom, qu’il prit en note. Peu après il avait écrit à ce poète pour lui dire qu’admirateur fanatique de ses œuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fît donner une audition chez la Comtesse ***. C’était aller un peu vite et démasquer son plan. Le poète, blessé, ne répondit pas.

Morel voulut que le narrateur le présente à la nièce de Jupien qui avait produit une vive impression sur lui.

Comme le narrateur avais été très étonné de trouver parmi les photographies que lui envoyait le père de Charles Morel une photo du portrait de miss Sacripant (c’est-à-dire Odette) par Elstir, il dit à Charles, en l’accompagnant jusqu’à la porte cochère : « Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame ? ».

Morel répondit que son père lui avait recommandé d’attirer l’attention du narrateur sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine déjeunait chez l’oncle Adolphe le dernier jour que le narrateur l’avait vu. Le père Morel ne savait pas trop s’il pouvait faire entrer le narrateur. Le narrateur avait plu beaucoup à cette femme légère, et elle espérait le revoir. Mais justement à ce moment-là il y avait eu de la fâche dans la famille et le narrateur n’avait jamais revu son oncle. »

Le narrateur pensa à Mme Swann, et se  dit avec étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans son souvenir, qu’il aurait désormais à l’identifier avec la « Dame en rose ».

M. de Charlus fut bientôt assis à côté de Mme Swann. Ce tête-à-tête, généralement avec quelque Altesse, procurait à M. de Charlus de ces distinctions qu’il aimait. Il avait, par exemple, pour conséquence que les maîtresses de maison laissaient, dans une fête, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De plus, fort absorbé, semblait-il, à raconter, et très haut, d’amusantes histoires à la dame charmée, M. de Charlus était dispensé d’aller dire bonjour aux autres, donc d’avoir des devoirs à rendre.

Mme de Villeparisis n’était d’ailleurs qu’à demi contente d’avoir la visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands défauts à sa tante, l’aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la colère, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans résister à ses impulsions, des lettres de la dernière violence, dans lesquelles il faisait état de petites choses qu’il semblait jusque-là n’avoir pas remarquées.

Il avait raconté à tout le monde l’histoire du mandat télégraphique à six francs soixante-quinze que Mme de Villeparisis lui avait retenus sur les trois mille francs que Charlus lui avait prêtés. Tout cela s’était apaisé, mais chacun des deux ne savait pas exactement l’opinion que l’autre avait de lui.

Dans les réunions un peu nombreuses comme était celle-ci, M. de Charlus gardait d’une façon presque constante un sourire sans direction déterminée ni destination particulière, et qui, pré-existant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dépouillé de toute signification d’amabilité pour eux.

Le narrateur alla saluer M. de Charlus et Mme Swann qui furent froids avec lui.

Mme de Marsantes entraîna son fils dans le fond du salon.Mme Swann se trouvant seule et ayant compris que le narrateur était lié avec Saint-Loup lui fit signe de venir auprès d’elle. Ne l’ayant pas vue depuis si longtemps, il ne savait de quoi lui parler. Il parla de Norpois que Robert n’aimait pas. Mme Swann était d’accord avec Robert. Elle emmena le narrateur dans un coin pour lui dire que dernièrement Charlus avait dîné chez la princesse de Guermantes. M. de Norpois leur aurait dit que le narrateur était un flatteur à moitié hystérique.

Le narrateur fut ému d’apprendre que son émoi de ce jour ancien où il avait parlé de Mme
Swann et de Gilberte était connu par la princesse de Guermantes de qui il se croyait ignoré.

Quelques années auparavant, il aurait été bien heureux de dire à Mme Swann « à quel sujet » il avait été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce « sujet » était le désir de la connaître.
Mais il ne le ressentait plus, il n’aimait plus Gilberte. D’autre part, il ne parvenait pas à identifier Mme Swann à la Dame en rose de son enfance. Aussi il parla de la femme qui le préoccupait en ce moment, Mme de Guermantes. Mais Mme Swann prétendit ne pas l’avoir vue ce soir-là.

Mme de Marsantes, qui faisait la dame d’honneur de la marquise, présenta le narrateur au prince, et elle n’avait pas fini que M. de Norpois le présenta aussi, dans les termes les plus
chaleureux.

Robert appela le narrateur dans le fond du salon, où il était avec sa mère. Le narrateur le remercia pour sa gentillesse et lui proposa de déjeuner le lendemain. Robert accepta et viendrait avec Bloch. Robert lui rapporta que Mme de Guermantes s’était demandée si le narrateur l’avait fuie et avait quelque chose contre elle. Mais le narrateur n’était pas dupe. Elle ne lui avait pas même offert d’aller voir les Elstir. Il savait qu’il ne lui plaisait pas, qu’il n’avait pas à espérer se faire aimer d’elle. De cette soirée, il garderait un souvenir mêlé d’anxiété et de tristesse.

La colère semblait s’être élevée en Robert, affleurant à son visage durci et sombre. Le narrateur  craignait qu’au souvenir de la scène de l’après-midi il ne fût humilié vis-à-vis de lui de s’être laissé traiter si durement par sa maîtresse, sans riposter.

Brusquement Robert s’arracha d’auprès de sa mère qui lui avait passé un bras autour du cou puis fit signe au narrateur de le suivre dans le petit salon. M. de Charlus, qui avait pu croire que le narrateur allait vers la sortie, quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour rapide qui l’amena en face du narrateur. Il lui proposa de faire deux pas avec lui mais le narrateur voulait d’abord dire quelques mots à Robert. Charlus lui conseilla de bien user de son influence sur Robert pour lui faire comprendre le chagrin qu’il causait à sa pauvre mère et à eux tous en traînant leur nom dans la boue eu égard à sa relation avec une femme qui le déshonorait. Afin de tâcher d’apporter quelque baume à Robert de qui le narrateur croyait la fierté blessée, il chercha à excuser sa maîtresse.

Robert dit au narrateur que sa maîtresse avait eu une enfance très dure. Pour elle il était tout de même le riche qui croit qu’on arrive à tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter. Sans doute elle avait été bien cruelle ; lui qui n’avait jamais cherché que son bien. Mais, il se rendait bien compte qu’elle croyait qu’il avait voulu lui faire sentir qu’on pouvait la tenir par l’argent, et ce n’était pas vrai. Quoi qu’il arrive Robert voulait pas qu’elle le prenne pour un mufle et courut chez Boucheron chercher le collier et après cela lui demander pardon.

Robert dit adieu à sa mère. Maintenant c’était un visage anxieux, des yeux désolés qu’elle attachait sur lui. Elle lui dit que ce n’était pas gentil de la laisser et Robert s’emporta. Il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être mériter ; c’est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot ; ayant posé d’abord que leur résolution est inébranlable, plus le sentiment auquel on fait appel en eux pour qu’ils y renoncent est touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent, mais ceux qui les mettent dans la nécessité d’y résiste.

Mme de Marsantes cessa d’insister, car elle sentait qu’elle ne le retiendrait plus. Robert laissa le narrateur avec sa mère. Le narrateur sentait bien que sa présence ne pouvait faire aucun plaisir à Mme de Marsantes, mais il aimait mieux, en ne partant pas avec Robert, qu’elle ne crût pas qu’il était mêlé à ces plaisirs qui la privaient de lui. Il aurait voulu trouver quelque excuse à la conduite de son fils, moins par affection pour lui que par pitié pour elle. Elle aurait voulu rattraper son fils, non pas pour le retenir certes, mais pour lui dire qu’elle ne lui en voulait pas, qu’elle trouvait qu’il avait eu raison.

Robert alla chez sa maîtresse en lui apportant le splendide bijou que, d’après leurs conventions, il n’aurait pas dû lui donner. Mais d’ailleurs cela revint au même car elle n’en voulut pas, et même, dans la suite, il ne réussit jamais à le lui faire accepter.

Certains amis de Robert pensaient que ces preuves de désintéressement qu’elle donnait étaient un calcul pour se l’attacher. Pourtant elle ne tenait pas à l’argent, sauf peut-être pour pouvoir le dépenser sans compter y compris pour des gens qu’elle croyait pauvres.

Robert ignorait presque toutes les infidélités de sa maîtresse et faisait travailler son esprit sur ce qui n’était que des riens insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait chaque jour que lorsqu’il venait de la quitter. Il ignorait presque toutes ces infidélités.

Il y avait à Paris deux honnêtes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont il ne parlait pas sans que sa voix tremblât, les appelant exploiteurs de femmes : c’est qu’ils avaient été ruinés par Rachel.

Mme de Marsantes regretta d’avoir dit à son fils qu’il n’était pas gentil. Elle trouvait Robert adorable. Mme de Marsantes dit au revoir au narrateur avec anxiété. Ces sentiments se rapportaient à Robert, elle était sincère. Mais elle cessa de l’être pour redevenir grande dame :
– J’ai été intéressée, si heureuse, de causer un peu avec vous.

Le narrateur lui répondit qu’il attendait M. de Charlus avec qui il devait s’en aller. Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut contrariée. Pensant que cela pouvait produire une impression très favorable sur Mme de Villeparisis qu’il fût lié avec un neveu qu’elle prisait si fort, le narrateur lui dit que M. de Charlus lui avait demandé de revenir avec lui et qu’il en était  enchanté. De contrariée, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse, elle lui conseilla de partir sans attendre son neveu. Ce premier émoi de Mme de Villeparisis eût ressemblé, n’eussent été les circonstances, à celui de la pudeur. Alors il obéit mais M. de Charlus le rattrapa. Charlus lui demanda s’il valait la peine qu’il lui donne de son temps. Le narrateur répondit qu’il était profondément touché qu’il veuille bien faire ainsi attention à lui et chercher à lui être utile. Charlus fut touché par ces propos. Charlus lui dit qu’il ne devait pas se méprendre sur le caractère purement désintéressé et charitable de la proposition qu’il allait lui adresser. Le narrateur était frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore plus qu’à Balbec. Charlus évoqua un article assez retentissant du Times dans lequel il était écrit que l’empereur d’Autriche avait déclaré naguère dans un entretien rendu public que, si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme possédant aussi à fond que Charlus les dessous de la politique européenne, il serait aujourd’hui roi de France. Charlus affirma posséder un trésor d’expérience, une sorte de dossier secret et inestimable, qu’il n’avait pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui il livrerait en quelques mois ce que Charlus mit plus de trente ans à acquérir et qu’il était peut-être seul à posséder. Charlus donnerait au narrateur une explication inconnue non seulement du passé, mais de l’avenir. M. de Charlus s’interrompit pour lui poser des questions sur Bloch. Il lui demanda si son camarade était jeune, était beau, etc.

Charlus lui dit qu’il n’avait pas tort d’avoir parmi ses amis quelques étrangers. Le narrateur répondis que Bloch était Français. M. de Charlus rétorqua avoir cru que Bloch était Juif.  La déclaration de cette incompatibilité fit croire au narrateur que M. de Charlus était plus antidreyfusard qu’aucune des personnes qu’il avait rencontrées. Il protesta au contraire contre l’accusation de trahison portée contre Dreyfus. Pour Charlus le crime était inexistant, Dreyfus aurait commis un crime contre sa patrie s’il avait trahi la Judée, mais qu’est-ce qu’il avait à voir avec la France ? Le narrateur objecta que, s’il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres. Charlus n’était pas certain que ce ne soit pas une imprudence.

Charlus voulait que le narrateur demande à son ami de faire assister Charlus à quelque belle fête au temple, à une circoncision, à des chants juifs. Le narrateur pouvait peut-être arranger même des parties pour faire rire. Par exemple une lutte entre Bloch et son père où il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante pour Charlus. En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus serrait le bras du narrateur à lui faire mal. Le narrateur répondit à Charlus qu’il se demandait jusqu’à quel point Bloch se plairait à un jeu qui pourrait parfaitement lui crever les yeux. . M. de Charlus sembla fâché.

À ce moment le narrateur aperçut M. Bloch père qui passait, allant sans doute au-devant de son fils. Il ne les voyait pas mais le narrateur à M. de Charlus de le lui présenter sans se douter de la colère qu’il allait déchaîner chez son compagnon. Charlus lui expliqua que dans le cas actuel l’inconvenance serait double à cause de la juvénilité du présentateur et de l’indignité du présenté. Toute cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours le bras du narrateur, n’avait qu’un inconvénient : elle détruisait la société.

Cette frivolité de M. de Charlus l’apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Le narrateur lui souligna le rapprochement. Comme il semblait croire que le narrateur ne la
connaissait pas, celui-ci lui rappela la soirée de l’Opéra où Charlus avait semblé vouloir se cacher de lui. M. de Charlus lui dit avec tant de force ne l’avoir nullement vu que le narrateur aurait fini par le croire si bientôt un petit incident ne lui avait donné à penser que trop orgueilleux peut-être il n’aimait pas à être vu avec lui.

M. de Charlus lui dit qu’il existait entre certains hommes une franc-maçonnerie dont il ne pouvait lui parler, mais qui comptait dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l’Europe. Or l’entourage de l’un d’eux voulait le guérir de sa chimère.

Ayant une formidable avance sur sa propre vie, le narrateur serait peut-être ce qu’eût pu être un homme éminent du passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d’une humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l’électricité. Charlus prétendit chercher à racheter les fautes de sa vie en faisant profiter de ce qu’il savait une âme encore vierge et capable d’être enflammée par la vertu. Charlus avait eu de grands chagrins, il avait perdu sa femme qui était l’être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu’on pût rêver. Il avait de jeunes parents qui n’étaient pas capables de recevoir l’héritage moral dont il parlait au narrateur. Peut-être en lui apprenant les grandes affaires diplomatiques, Charlus y reprendrait goût de lui-même et se mettrait-il enfin à faire des choses intéressantes où le narrateur serait de moitié. Mais avant de le savoir, il faudrait qu’il vît le narrateur souvent, très souvent, chaque jour.

Charlus venait seulement d’apercevoir M. d’Argencourt qui débouchait d’une rue transversale. En les voyant, M. d’Argencourt parut contrarié, jeta sur le narrateur un
regard de méfiance, presque ce regard destiné à un être d’une autre race que Mme de Guermantes avait eu pour Bloch, et tâcha de les éviter. M. de Charlus tenait à lui montrer qu’il ne cherchait nullement à ne pas être vu de lui, car il l’appela et pour lui dire une chose fort insignifiante. Et craignant peut-être que M. d’Argencourt ne reconnût pas le narrateur, M. de Charlus lui dit que le narrateur était un grand ami de Mme de Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup. Néanmoins le narrateur remarqua que M. d’Argencourt, à qui pourtant il avait été à peine nommé chez Mme de Villeparisis et à qui M. de Charlus venait de parler longuement de sa famille, fut plus froid avec lui qu’il n’avait été il y a une heure ; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois qu’il rencontrait le narrateur.

Charlus regretta cette rencontre. Cet Argencourt, bien né mais mal élevé, diplomate plus que médiocre, mari détestable et coureur, fourbe comme dans les pièces, était pour lui un de ces hommes incapables de comprendre, mais très capables de détruire les choses vraiment grandes. Le narrateur évoqua Mme de Guermantes. Charlus répondit que sa belle-sœur était une femme charmante qui s’imaginait être encore au temps des romans de Balzac où les femmes influaient sur la politique. Sa fréquentation ne pourrait actuellement exercer sur le narrateur qu’une action fâcheuse, comme d’ailleurs toute fréquentation mondaine. Charlus exigea un sacrifice du narrateur ce serait de ne pas aller dans le monde. Le « Sésame » de l’hôtel Guermantes et de tous ceux qui valaient la peine que la porte s’ouvre grande devant le narrateur, c’est Charlus qui le détenait. Il serait juge et entendait rester maître de l’heure. Le narrateur lui demanda ce que c’était que la famille Villeparisis.

La famille : « rien » lui répondit M. de Charlus. Mme de Villeparisis avait épousé par amour un M. Thirion, d’ailleurs excessivement riche, et dont les sœurs étaient très bien mariées et qui, à partir de ce moment-là, s’était appelé le marquis de Villeparisis.

Charlus supposait que c’était un monsieur né à Villeparisis, une petite localité près de Paris. Mme de Villeparisis avait prétendu qu’il y avait ce marquisat dans la famille, elle avait voulu faire les choses régulièrement. Du moment qu’on prenait un nom auquel on n’avait pas droit, le mieux était de ne pas simuler des formes régulières. Charlus trouvait injuste qu’une femme dont même le titre et le nom étaient presque tout récents pût faire illusion aux contemporains et dût faire illusion à la postérité grâce à des amitiés royales.

M. de Charlus dit au narrateur qu’en allant dans le monde, il ne ferait que nuire à sa situation, déformer son intelligence et son caractère. Il  pourrait avoir des maîtresses mais il faudrait surveiller, même et surtout, ses camaraderies. Charlus estimait que sur dix jeunes gens, huit étaient de petites fripouilles, de petits misérables capables de lui faire un tort que le narrateur ne réparerait jamais. Son neveu Saint-Loup serait à la rigueur un bon camarade pour le narrateur. Lui c’était un homme, ce n’était pas un de ces efféminés comme on en rencontrait tant de nos jours. Il n’était pas comme les autres, il était très gentil, très sérieux.

M. de Charlus avant de le quitter, donna quelques jours au narrateur pour réfléchir.  Il faudrait qu’il le voie chaque jour et qu’il reçoive du narrateur  des garanties de loyauté, de discrétion que d’ailleurs, le narrateur semblait offrir. Puis Charlus sauta à côté du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand trot.

A peine rentré à la maison, le narrateur y retrouva le pendant de la conversation qu’avaient échangée un peu auparavant Bloch et M. de Norpois, mais sous une forme brève, invertie et cruelle : c’était une dispute entre son maître d’hôtel, qui était dreyfusard, et celui des Guermantes, qui était antidreyfusard. Les vérités et contre-vérités qui s’opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie française et celle des Droits de l’homme se propageaient en effet jusque dans les profondeurs du peuple.

Le maître d’hôtel du narrateur laissa entendre que Dreyfus était coupable,
celui des Guermantes qu’il était innocent. Le maître d’hôtel du narrateur, incertain si la révision se ferait, voulait d’avance, pour le cas d’un échec, ôter au maître d’hôtel des Guermantes la joie de croire une juste cause battue. Le maître d’hôtel des Guermantes pensait qu’en cas de refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l’île du Diable un innocent.

Le narrateur trouva sa grand’mère plus souffrante. Cottard essaya, pour calmer l’agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles soupes au lait ne firent pas d’effet parce que ma grand’mère y mettait beaucoup de sel.

Elle avait 38°3 de fièvre et on lui donna un fébrifuge qui fit redescendre la température à 37°1-2.

Bergotte avait choqué l’instinct scrupuleux du narrateur qui lui faisait subordonner son in-
telligence, quand il lui avait parlé du docteur du Boulbon comme d’un médecin qui ne l’ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en apparence bizarres, mais s’adapteraient à la singularité de son intelligence.

Malgré sa compétence plus particulière en matière cérébrale et nerveuse, comme le narrateur savait que du Boulbon était un grand médecin, un homme supérieur, d’une intelligence inventive et profonde, il supplia sa mère de le faire venir. Au lieu de l’ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards où il y avait peut-être l’illusion de scruter profondément la malade, Boulbon commença à parler de Bergotte.

Il lui avait ainsi fait parler littérature car il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de la grand’mère était bien intacte. Il lui conseilla d’aller aux Champs-Élysées, près du massif de lauriers qu’aimait son petit-fils. Le laurier lui serait salutaire car il purifiait le corps.

En tant qu’« esprit supérieur », Boulbon croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.  Il diagnostiqua une maladie nerveuse. Guérie de son nervosisme elle n’aimerait plus Bergotte. Elle devait donc utiliser son énergie nerveuse pour manger pour lire et pour sortir.

Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, le narrateur rentra dans la chambre où sa mère était seule, le chagrin qui l’oppressait depuis plusieurs semaines s’envola, il sentit que
sa mère allait laisser éclater sa joie et qu’elle allait voir la sienne.

Robert avait écrit au narrateur pour lui apprendre qu’il n’oublierait jamais la perfidie de sa conduite et qu’il n’y aurait jamais un pardon pour sa fourberie et sa trahison.

La grand’mère du narrateur ne voulut pas sortir, se trouvant fatiguée. Mais la mère du narrateur, instruite par du Boulbon, eut l’énergie de se fâcher et de se faire obéir.

Le narrateur trouva sa grand-mère bien égoïste d’être si longue à se préparer, de risquer de le mettre en retard quand elle savait qu’il avait rendez-vous avec des amis et devait dîner à Ville-d’Avray. Ils allèrent près du pavillon ancien des Champs-Elysées. Le narrateur vit la « marquise » qui percevait les entrées et discutait avec le garde forestier.

Une femme mal vêtue entra précipitamment. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la « marquise », car celle-ci, avec une férocité de snob, lui dit sèchement :
– Il n’y a rien de libre, Madame.

Enfin la grand’mère du narrateur sortit du cabinet, et songeant qu’elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l’indiscrétion qu’elle avait montrée en restant un temps pareil, le narrateur battit en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la « marquise ».

Il s’engagea dans une allée, mais lentement, pour que sa grand’mère pût facilement le re-
joindre et continuer avec lui. C’est ce qui arriva bientôt. Elle avait entendu toute la conversation entre la « marquise » et le garde. C’était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin selon elle. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné : « En les écoutant je pensais qu’ils me préparaient les délices d’un adieu. »

Elle sourit tristement et serra la main du narrateur. Elle avait compris qu’il n’y avait pas à lui cacher ce qu’il avait deviné tout de suite : elle venait d’avoir une petite attaque.

Guermantes II

Chapitre premier : Maladie de ma grand’mère. Maladie de Bergotte. Le duc et le médecin. Déclin de ma grand’mère. Sa mort.

Au milieu de la foule des promeneurs, le narrateur fit asseoir sa grand’mère sur un banc et alla chercher un fiacre. Elle, au cœur de qui il se plaçait toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle lui était maintenant fermée, elle était devenue une partie du monde extérieur. Il était forcé de lui taire ce qu’il pensait de son état, de lui taire son inquiétude. Elle n’était pas morte encore. Il était déjà seul.

Au moment où il faisait signe à un fiacre, le narrateur avait rencontré le fameux professeur E... , presque ami de son père et de son grand-père, et, pris d’une inspiration subite, il l’avait arrêté au moment où il rentrait, pensant qu’il serait peut-être d’un excellent conseil pour sa grand’mère. Mais, pressé, après avoir pris ses lettres, le docteur voulut l’éconduire. Le narrateur insista et le docteur accepta mais n’aurait qu’un quart d’heure bien juste à lui donner.

Puis le narrateur et sa grand-mère prirent un fiacre. Legrandin les vit passer et les avait regardés de cet air étonné, c’est qu’à lui comme à ceux qui passaient alors, dans le fiacre où la grand’mère du narrateur semblait assise sur la banquette, elle était apparue sombrant, glissant à l’abîme, se retenant désespérément aux coussins qui pouvaient à peine retenir son corps précipité.

Puis le narrateur mit sa grand’mère dans l’ascenseur du professeur E... , et au bout d’un instant il vint à eux et les fit passer dans son cabinet. Mais là, si pressé qu’il fût, son air rogue changea, tant les habitudes sont fortes, et il avait celle d’être aimable, voire enjoué, avec ses malades. Son examen fut minutieux, nécessita même que le narrateur sortît un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart d’heure touchât à sa fin, à faire quelques citations à la grand’mère. Il lui adressa même quelques plaisanteries assez fines, que le narrateur eût préféré entendre un autre jour, mais qui le rassurèrent complètement par le ton amusé du docteur.

Le narrateur laissa sa grand’mère passer devant, referma la porte et demanda la vérité au
savant.
– Votre grand’mère est perdue, lui dit-il. C’est une attaque provoquée par l’urémie. En soi, l’urémie n’est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraît désespéré.

Et le docteur lui tendit gracieusement la main. Le narrateur rentra chez lui avec sa grand-mère.

Le narrateur fit asseoir la malade en bas de l’escalier dans le vestibule, et monta prévenir sa mère. Il lui dit que sa grand’mère rentrait un peu souffrante, ayant eu un étourdissement. Dès ses premiers mots, le visage de sa mère atteignit au paroxysme d’un désespoir pourtant déjà si
résigné, qu’il comprit que depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour incertain et fatal. Elle frissonna, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire qu’on allât chercher le médecin, mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre, sa voix s’arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec son fils, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Elle s’approcha de la grand’mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu’à l’ascenseur, avec des précautions infinies mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade. Peut-être par crainte d’une douleur trop forte qu’elle n’osa pas affronter. Peut-être pour mieux garder plus tard intacte l’image du vrai visage de sa mère, rayonnant d’esprit et de bonté.

Françoise avait un certain penchant à envisager toujours le pire. Elle avait gardé de son enfance le manque d’éducation des gens du peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l’impression, voire l’effroi douloureux causé en eux par la vue d’un changement physique qu’il serait plus délicat de ne pas paraître remarquer. Grâce aux soins parfaits de Françoise, la grand’mère fut couchée.

La grand-mère parla beaucoup plus facilement, le petit déchirement ou encombrement d’un vaisseau qu’avait produit l’urémie avait sans doute été très léger. Sa fille lui promit qu’elle serait bientôt guérie.

Le narrateur et sa mère ne voulaient pas dire à la grand-mère qu’elle était très malade comme s’il eût été plus affectueux de trouver qu’elle n’allait pas si mal que ça.

Françoise leur rendait un service infini par sa faculté de se passer de sommeil, de faire les besognes les plus dures. Elle était si heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie.

A Combray aussi, Françoise avait contracté – et importé à Paris – l’habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son travail. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait que faire.

À cause des souffrances de la grand’mère on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d’albumine. Les jours où la dose d’albumine avait été trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Médicalement, si peu d’espoir qu’il y eût de mettre un terme à cette crise d’urémie, il ne fallait pas fatiguer le rein.

Quand la grand’mère souffrait, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mèches blanches, et si elle croyait que sa fille et son petit-fils n’étaient pas dans la chambre, elle poussait des cris : « Ah ! c’est affreux ! », mais si elle apercevait sa fille, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer de son visage les traces de douleur. Comme la grand’mère toussait et éternuait beaucoup, on suivit le conseil d’un parent qui affirmait qu’avec le spécialiste X... on était hors d’affaire en trois jours. Le spécialiste vint mais la grand’mère refusa net de se laisser examiner.

La maladie de la grand’mère donna lieu à diverses personnes de manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui surprirent le narrateur et sa famille.

Prévenues par dépêche, les sœurs de la grand-mère ne quittèrent pas Combray. Elles avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d’excellente musique de chambre, dans l’audition de laquelle elles pensaient trouver, mieux qu’au chevet de la malade, un recueillement, une élévation douloureuse. En revanche Bergotte vint passer tous les jours plusieurs heures avec le narrateur. Il était très malade. Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une même maison où il n’eût pas de frais à faire. Mais autrefois c’était pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le silence sans qu’on lui demandât de parler.

La somme de ses œuvres maintenant grandies et fortes aux yeux de tous, avait pris dans le
grand public une extraordinaire puissance d’expansion.

Les visites qu’il faisait à la famille du narrateur venaient pour ce dernier quelques années trop tard, car il ne l’admirait plus autant. Il s’était épris d’un un nouvel écrivain qui avait commencé à publier des œuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour lui qu’il ne comprenait presque rien de ce qu’il écrivait. Dès lors il admira moins Bergotte dont la limpidité lui parut de l’insuffisance. Chaque nouvel écrivain original lui semblait en progrès sur celui qui l’avait précédé.

Bergotte le dégoûta de ce nouvel écrivain moins en l’assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu’en lui racontant l’avoir vu, ressemblant, au point de s’y méprendre, à Bloch. Cette image se profila désormais sur les pages écrites et le narrateur ne se crut plus astreint à la peine de comprendre.

La famille du narrateur reçut la visite de Mme Cottard. Le grand-duc héritier de Luxembourg offrit son aide. Le narrateur l’avait connu à Balbec où il était venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg. Il fut très touché des lettres qu’il ne cessa de lui écrire pendant la maladie de sa grand’mère.

Le sixième jour, la mère du narrateur, pour obéir aux prières de grand’mère, dut la quitter un moment et faire semblant d’aller se reposer.

La famille du narrateur fut heureusement très vite débarrassée de la fille de Françoise qui eut à s’absenter plusieurs semaines. Elle avait émis l’idée presque unique qu’elle s’était spécialement forgée et qu’ainsi elle répétait chaque fois qu’on la voyait, sans se lasser, et comme pour l’enfoncer dans la tête des autres : « Elle aurait dû se soigner radicalement dès le début. »

Il y eut un moment où les troubles de l’urémie se portèrent sur les yeux de la grand’mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, la grand’mère fut sourde.

Puis elle commença à avoir une agitation constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l’empêchait, autant qu’on pouvait, de le faire, de peur qu’elle ne se rendît compte de sa paralysie. Un jour qu’on l’avait laissée un instant seule, le narrateur la trouva, debout, en chemise de nuit, qui essayait d’ouvrir la fenêtre. Le narrateur et sa mère n’eurent que le temps de saisir la grand’mère, elle soutint contre sa fille une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure qu’avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu’on avait jeté sur elle.

Un jour, le narrateur fut choqué que sa grand-mère l’ait pas reconnu. Selon leur médecin c’était un symptôme que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le dégager.

Cottard utilisa des sangsues.

La grand-mère comprit qu’elle allait mieux, voulut être prudente, ne pas remuer, et fit seulement à son petit-fils le don d’un beau sourire pour qu’il sache qu’elle se sentait mieux, et lui pressa légèrement la main.

Hélas ! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en plus grave.

A ce moment où la grand’mère était si mal, Françoise disparût à tout moment. C’est qu’elle s’était commandé une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière.

Quelques jours plus tard, comme le narrateur dormait, sa mère vint l’appeler au milieu de la nuit. Elle lui dit : « Mon pauvre petit, ce n’est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter.

Dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, le narrateur eut l’impression de voir un autre être que sa grand’mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures.

Le duc de Guermantes était venu pour saluer le père du narrateur et apporter son soutien.

Le narrateur fut obligé de lui présenter sa mère. Et le duc trouva tellement que l’honneur était pour elle qu’il ne put s’empêcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance.

Saint-Loup arriva le matin même et accourt aux nouvelles.

Le duc de Guermantes, tout en se félicitant du « bon vent » qui l’avait poussé vers son neveu, resta si étonné de l’accueil pourtant si naturel de la mère du narrateur, qu’il déclara plus tard qu’elle était aussi désagréable que son mari était poli, qu’elle avait des « absences » pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les choses qu’on lui disait.

Un beau-frère de la grand’mère, qui était religieux, et que le narrateur ne connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre, et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l’autorisation, vint ce jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de la malade.

Il parut surpris de la pitié du narrateur et observa si cette douleur était sincère.

Le médecin fit une piqûre de morphine à la grand-mère et pour rendre la respiration moins pénible demanda des ballons d’oxygène.

Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si inutile, mais ne possédait pas l’art si simple, de l’exprimer. Et elle ne savait que répéter : « Cela me fait quelque chose ». Si faiblement traduit, son chagrin n’en était pas moins très grand, aggravé d’ailleurs par l’ennui que sa fille, retenue à Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la « cambrousse ») ne pût vraisemblablement revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être quelque chose de superbe.

Depuis plusieurs nuits le père, le grand-père, un des cousins du narrateur veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu finissait par prendre un masque d’indifférence, et l’interminable oisiveté autour de cette agonie.

On « trouvait » toujours le cousin dans les circonstances graves, et il était si assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu’il était délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases d’usage de ne pas venir à l’enterrement.

Le docteur Dieulafoy venait d’arriver. Il était toujours chargé de venir constater l’agonie ou la mort. Il était le tact, l’intelligence et la bonté mêmes. Aux pieds d’un lit de mort, c’était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur.

Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, la mère du narrateur avait la désolation sans pensée d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On fit essuyer ses yeux au narrateur avant qu’il aille embrasser sa grand’mère.

Quand ses lèvres la touchèrent, les mains de sa grand’mère s’agitèrent, elle fut parcourue tout entière d’un long frisson. Tout d’un coup elle se dressa à demi, fit un effort violent, comme quelqu’un qui défend sa vie. Françoise ne put résister à cette vue et éclata en sanglots.

Elle ouvrit les yeux. Le  narrateur se précipita sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que ses parents parleraient à la malade. Le bruit de l’oxygène s’était tu, le médecin s’éloigna du lit. La grand’mère était morte.

La vie en se retirant venait d’emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de la grand’mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du moyen âge, l’avait couchée sous l’apparence d’une jeune fille.

Chapitre 2


Visite d’Albertine. Perspective d’un riche mariage pour quelques amis de Saint-Loup.
L’esprit des Guermantes devant la princesse de Parme. Étrange visite à M. de Charlus. Je comprends de moins en moins son caractère. Les souliers rouges de la duchesse.

Profitant de l’absence de ses parents, partis pour quelques jours à Combray, le narrateur comptait ce soir même aller entendre une petite pièce qu’on jouait chez Mme de Villeparisis.

Sa mère, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de sa grand’mère, voulait que les
marques de regret qui lui étaient données le fussent librement, sincèrement ; elle ne lui aurait pas défendu cette sortie, elle l’eût désapprouvée.

Il avait rejeté à ses pieds le Figaro que tous les jours il faisait acheter consciencieusement depuis qu’il y avait envoyé un article qui n’y avait pas paru.

Il lui pesait d’autant plus d’être seul ce dimanche-là qu’il avait fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu’il n’aimait déjà plus depuis quelque temps, lui avait écrit un mot, reçu la veille, où il annonçait au narrateur sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Il avertissait le narrateur, pour lui montrer qu’il avait pensé à lui, qu’il avait rencontré à Tanger Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage.  Robert se souvenant de ce que le narrateur lui avais dit à Balbec avait demandé de sa part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec le narrateur, lui avait-elle répondu, un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Robert lui disait de se hâter d’écrire à Mme de Stermaria, car elle était certainement arrivée.

Robert avait accusé le narrateur de perfidie et de trahison. Le narrateur avait très bien compris alors ce qui s’était passé. Rachel, qui aimait à exciter la jalousie de Robert avait persuadé son amant que le narrateur avait fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l’absence de Robert, des relations avec elle. Il était probable que Robert continuait à croire que c’était vrai, mais il avait cessé d’être épris d’elle.

Le narrateur voulut essayer de lui parler de ses reproches, Robert eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l’air de s’excuser, puis il changea de conversation.

La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse, grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d’argent de son amie.

Cela lui donnait une présomption que la délaissée ou délaisseuse n’avait pas dû trouver grand’chose comme riche protecteur.

Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission de dormir à côté de lui jusqu’au matin. C’était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu intimement ensemble.

Comme les parents du narrateur rentraient à la fin de la semaine et qu’après il serait forcé de dîner tous les soirs à la maison, il avait aussitôt écrit à Mme de Stermaria pour lui proposer le jour qu’elle voudrait, jusqu’à vendredi.

Il s’attrista de penser qu’il allait rester seul en tête à tête avec elle qui ne le connaissait pas plus qu’une ouvrière qui, installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne s’occupe nullement de la personne présente dans la chambre.

Tout d’un coup, sans que le narrateur n’entende sonner, Françoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète, contenant dans la plénitude de son corps, préparés pour que le narrateur continue à les vivre, venus vers lui, les jours passés dans ce Balbec où il n’était jamais retourné. C’était comme une confrontation de deux époques.

Albertine semblait une magicienne lui présentant un miroir du Temps.

Elle avait un autre visage, ou plutôt elle avait enfin un visage ; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine où elle avait été enveloppée et sur la surface de laquelle à Balbec sa forme future se dessinait à peine.

Albertine, cette fois, rentrait à Paris plus tôt que de coutume. D’ordinaire elle n’y arrivait qu’au printemps. Le narrateur ne savait trop si c’était le désir de Balbec ou d’Albertine qui s’emparait de lui alors, peut-être le désir d’elle étant lui-même une forme paresseuse, lâche et incomplète de posséder Balbec. Mais immobile auprès de lui, elle lui semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle il aurait bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel défaut des pétales et pour croire qu’il respirait sur la plage.

Le narrateur pensait qu’il était plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu’aux timbres-poste, aux tableaux et aux statues. Seulement l’exemple des autres collections devait nous avertir de changer, de n’avoir pas une seule femme, mais beaucoup.

Si après un long temps de vie commune il devait finir par ne plus voir en Albertine qu’une femme ordinaire, quelque intrigue d’elle avec un être qu’elle eût aimé à Balbec eût peut-
être suffi pour réincorporer en elle et amalgamer la plage et le déferlement du flot.

Il y avait longtemps que le narrateur ne l’avais vue. Et comme il ne connaissait pas, même de
nom, les personnes qu’elle fréquentait à Paris, il ne savait rien d’elle pendant les périodes où elle restait sans venir le voir. Celles-ci étaient souvent assez longues.

Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie. Par exemple, son intelligence se montrait mieux, et quand il lui reparla du jour où elle avait mis tant d’ardeur à imposer son idée de faire écrire par Sophocle : « Mon cher Racine », elle fut la première à rire de bon cœur.

Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; il sentait, dans la même jolie fille qui venait de s’asseoir près de son lit, quelque chose de différent ; et dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles il s’était brisé à Balbec. Voulant et n’osant s’assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque
fois qu’elle se levait pour partir, il lui demanda de rester encore. Après  avoir regardé sa montre, elle se rasseyait à la prière du narrateur, de sorte qu’elle avait passé plusieurs heures avec lui et sans qu’il eût rien demandé. Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée.

Il  n’aimait nullement Albertine : fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le désir imaginatif que le temps nouveau avait éveillé en lui et qui était intermédiaire entre les désirs que peuvent satisfaire d’une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale. Quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelqu’un faisait des grimaces : « Je ne peux pas le voir parce que j’ai envie d’en faire aussi ».Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d’Albertine ne paraissait pas pouvoir lui fournir « distingué » dans le sens où le père du narrateur disait de tel de ses collègues qu’il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence : « Il paraît que c’est quelqu’un de tout à fait distingué. »

Il lui semblait qu’il y avait un monde entre les expressions actuelles et le vocabulaire de l’Albertine qu’il avait connue à Balbec. Non seulement il n’avait plus d’amour pour elle, mais il n’avait même plus à craindre, comme il aurait pu à Balbec, de briser en elle une amitié pour lui qui n’existait plus.

Comme, continuant à ajouter un nouvel anneau à la chaîne extérieure de propos sous laquelle il cachait son désir intime, il parla, tout en ayant maintenant Albertine au coin de son lit, d’une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais qu’il trouvait tout de même assez jolie : « Oui, lui répondit Albertine, elle a l’air d’une petite mousmé. » De toute évidence, quand il avait connu Albertine, le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il lui parut révélateur sinon d’une initiation extérieure, au moins d’une évolution interne.

Malheureusement il était l’heure où il eût fallu qu’il lui dise au revoir s’il voulait qu’elle rentrât à temps pour son dîner. Il lui dit qu’il n’était pas du tout chatouilleux.  Elle comprit sans doute que c’était l’expression maladroite d’un désir. Elle s’enfonça dans le lit mais Françoise arriva. Albertine n’eut que le temps de se rasseoir sur la chaise.

Avec sa lampe, Françoise avait l’air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui avait
charmé le narrateur à Balbec.

Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur son lit, le narrateur dit à Albertine  :
– Savez-vous ce dont j’ai peur,  c’est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m’empêcher de vous embrasser. Elle répondit :
– Ce serait un beau malheur.

Pour le narrateur, savoir qu’embrasser les joues d’Albertine était une chose possible, c’était un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser.

Le narrateur pensait que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c’est faire varier de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon de relativisme dans l’appréciation, belle
à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le décor de la vie. Tandis que les femmes qu’on connaît d’abord chez l’entremetteuse n’intéressent pas parce qu’elles restent invariables.

D’autre part Albertine tenait, liées autour d’elle, toutes les impressions d’une série maritime qui lui était particulièrement chère. Il lui semblait qu’il aurait pu, sur les deux joues de la
jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec. Il demanda à Albertine un « bon pour un baiser » et elle accepta.

Il lui dit qu’à Balbec elle avait souvent un regard dur, rusé lui demanda de lui dire à quoi elle pensait à ces moments-là. Elle ne s’en souvenait pas. Il aurait bien voulu, avant de l’embrasser, pouvoir la remplir à nouveau du mystère qu’elle avait pour lui sur la plage, avant qu’il la connût, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant.

Il se disait qu’il allait connaître le goût de cette rose charnelle, parce qu’il n’avait pas songé que l’homme, créature évidemment moins rudimentaire que l’oursin ou même la baleine, manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser.

Albertine lui dit : « à Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions ».

Au moment où il l’avait couchée sur son lit et où il avait commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l’innocence du premier âge. Dans cette expression nouvelle du visage d’Albertine il y avait plus que du désintéressement et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de dévouement conventionnel et subit ; et c’est plus loin qu’à sa propre enfance, mais à la jeunesse de sa race qu’elle était revenue.

Le narrateur n’avait rien souhaité de plus qu’un apaisement physique, enfin obtenu. Albertine semblait trouver qu’il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu’elle venait de faire, gênée par bienséance.

Albertine et c’était une des raisons qui lui avaient à son insu fait la désirer – était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs.

Albertine, immobilisée auprès de lui, lui disait : « Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil ». Elle lui parla de lui, de sa famille, de son milieu social. Le narrateur pensait que les notions sociales d’Albertine étaient d’une sottise extrême. Elle croyait les Simonnet avec deux n inférieurs non seulement aux Simonet avec un seul n, mais à toutes les autres personnes possibles.

Le narrateur pensait que Beaucoup d’hommes étaient peu honorables, mais que nous l’ignorions ou n’en avions cure. Mais si l’homonymie faisait qu’on nous remettait des
lettres à eux destinées, ou vice versa nous commencions par une méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu’ils valaient. Nous craignions des confusions, nous les prévenions par une moue de dégoût si l’on nous parlait d’eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils nous semblaient l’avoir usurpé.

Albertine lui raconta sur sa famille et un oncle d’Andrée une histoire dont elle avait, à Balbec, refusé de lui dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu’elle dût paraître avoir encore des secrets à son égard. Il insista pour qu’elle rentrât, elle finit par partir. Elle lui demanda quand ils se reverraient. Il répondit qu’il la ferait chercher quand il pourrait. Il n’osa lui dire qu’il voulait tout subordonner à la possibilité de voir Mme de Stermaria. Albertine  viendrait à tout hasard le lendemain ou le surlendemain dans l’après-midi. Il  ne la recevrait que s’il vous le pouvait. Elle lui tendit sa joue et partit. Françoise lui apporta une lettre qui le remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle acceptait à dîner. De Mme de Stermaria, c’est-à-dire, pour lui, plus que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui il avait pensé toute la journée avant l’arrivée d’Albertine. C’était la terrible tromperie de l’amour qu’il commençait par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, pouvait avoir fait aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour lui le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler.

Albertine l’avait tant retardé que la comédie venait de finir quand le narrateur arriva chez Mme de Villeparisis. Les invités commentaient la grande nouvelle : la séparation qu’on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes. Il vit déboucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief d’énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne lui causait plus aucun trouble.

Il se rappela qu’un certain jour, lui imposant les mains sur le front (comme c’était son habitude quand elle avait peur de lui faire de la peine), en lui disant : « Ne continue pas tes
sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D’ailleurs, vois comme ta grand’mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses à faire que de te poster sur le chemin d’une femme qui se moque de toi », sa mère l’avait réveillé d’un trop long songe. La journée qui avait suivi avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel il renonçait. Et puis ç’avait été fini. Il avait cessé ses sorties du matin, et si facilement qu’il tira alors le pronostic, qu’on verrait se trouver faux, plus tard, qu’il s’habituerait aisément, dans le cours de sa vie, à ne plus voir une femme.

Il peut reprendre ses promenades mais librement. Ce qui lui faisait de la peine c’était d’apprendre que presque toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c’était l’inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Souvent, dans ces sorties, il rencontrait M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collègue, il jetait sur le narrateur des regards qui, après l’avoir entièrement examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans lui avoir plus souri ni salué que s’il ne l’avait pas connu du tout.

Une grande femme que le narrateur croisait souvent près de la maison était moins discrète avec lui. Car bien qu’il ne la connût pas, elle se retournait vers lui, l’attendait – inutile-
ment – devant les vitrines des marchands, lui souriait, comme si elle allait l’embrasser, faisait le geste de s’abandonner. Elle reprenait un air glacial à son égard si elle rencontrait quel-
qu’un qu’elle connût.

Le narrateur n’avait pas songé que sa guérison, en lui donnant à l’égard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la même œuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité, une amitié qui ne lui importaient plus.

Il en avait voulu à Saint-Loup de ne l’avoir pas mené chez sa tante. Mais pas plus que n’importe qui, il n’était capable de briser un enchantement. Tandis que le narrateur aimait Mme de Guermantes, les marques de gentillesse qu’il recevait des autres, les compliments, lui faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d’elle, mais parce qu’elle ne les apprenait pas.

Che Mme de Villeparis, Mme de Guermantes aperçut le narrateur sur ma bergère, véritable indifférent qui ne cherchait qu’à être aimable, alors que, tandis qu’il aimait, il avait tant essayé de prendre, sans y réussir, l’air d’indifférence. Elle s’assit à côté de lui. N’ayant guère de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers lui et, obligée de regarder plutôt devant elle que de son côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un
portrait. Elle lui demanda des nouvelles de Robert. Les voyant tous les deux, Mme de Villeparisis leur proposa de dîner avec elle pour le mercredi suivant. Le narrateur refusa car il avait déjà rendez-vous avec Mme de Stermaria.

Quand Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et remettre à la diva un bouquet de roses, la duchesse demanda au narrateur pourquoi il ne venait jamais la voir. Puis elle l’invita chez elle. Les invités les voyant ensemble répandirent le bruit que la duchesse quittait son mari pour ce jeune homme. Le narrateur eut  le soupçon que le duc avait été seul à ne pas vouloir qu’elle le reçût et que, maintenant que le duc la quittait, elle ne voyait plus d’obstacles à s’entourer des gens qui lui plaisaient.

Dîner chez les Guermantes, c’était comme entreprendre un voyage longtemps désiré, faire passer un désir de sa tête devant ses yeux et lier connaissance avec un songe. L’amitié que lui témoignaient « la tante Villeparisis » et Robert avait peut-être fait de lui pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mêmes et dans une même coterie, l’objet d’une attention curieuse que le narrateur ne soupçonnais pas.

De simples gens élégants pouvaient défendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l’était pas. Un étranger n’avait presque jamais l’occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s’en voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur mondaine qu’il apporterait, puisque c’était chose qu’elle conférait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu’à ses qualités réelles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que le narrateur en possédait. Elle avait remarqué que Robert et Mme de Villeparisis ne pouvaient jamais arriver à le faire venir quand ils le voulaient, donc que le narrateur ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe qu’un étranger faisait partie des « gens agréables ».

Les gens du monde ont tellement l’habitude qu’on les recherche que qui les fuit leur semble un phénix et accapare leur attention.

Mme de Guermantes, qui se disposait à partir pour une dernière soirée, venait de dire au narrateur, presque comme une justification, et par peur qu’il ne sût pas bien qui elle était, pour avoir l’air si étonné d’être invité chez elle : « Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes déjà vus ici. » En répondant qu’il le savait, le narrateur ajouta qu’il connaissait aussi M. de Charlus, lequel « avait été très bon pour lui à Balbec et à Paris ». Mme de Guermantes parut étonnée. M. de Charlus était son beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée.

Le narrateur ignorait absolument que le baron eût tous les talents de compositeur et de peintre dont il ne parlait jamais. La duchesse dit que Palamède (qu’elle surnommait « Mémé ») était un cachotier car M. de Charlus lui avait dit qu’il serait très heureux de faire la connaissance du narrateur, absolument comme s’il ne l’avait jamais vu. Elle ajouta qu’elle trouvait que son beau-frère était drôle et par moments un peu fou. Le narrateur fut très frappé de ce mot appliqué à M. de Charlus et se dit que cette demi-folie expliquait peut-être certaines choses, par exemple qu’il eût paru si enchanté du projet de demander à Bloch de battre sa propre mère.

Que M. de Charlus eût rougi de moi devant M. d’Argencourt, passe encore. Mais qu’à sa propre belle-sœur, et qui avait une si haute idée de lui, il niât connaître le narrateur, fait si naturel puisque le narrateur connaissait à la fois sa tante et son neveu, c’est ce que le narrateur ne pouvait comprendre.

Le narrateur reconnut que Mme de Guermantes avait une véritable grandeur qui consistait à effacer entièrement tout ce que d’autres n’eussent qu’incomplètement oublié. Elle ne l’eût jamais rencontré la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n’eût jamais répondu à son salut quotidien avec une impatience excédée, elle n’eût jamais envoyé promener Saint-Loup quand il l’avait suppliée de l’inviter, qu’elle n’aurait pas pu avoir avec le narrateur des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s’attardait pas à des explications rétrospectives, à des demi-mots, à des sourires ambigus,
à des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilité actuelle, sans retours en arrière, sans réticences, quelque chose d’aussi fièrement rectiligne que sa majestueuse stature,
mais les griefs qu’elle avait pu ressentir contre quelqu’un dans le passé étaient si entièrement réduits en cendres, ces cendres étaient elles-mêmes rejetées si loin de sa mémoire ou tout au
moins de sa manière d’être, qu’à regarder son visage chaque fois qu’elle avait à traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d’autres eût été prétexte à des restes de froideur, à des récriminations, on avait l’impression d’une sorte de purification.

Pour  en finir avec cette soirée, il s’y passa un fait, démenti quelques jours après, qui ne laissa pas d’étonner le narrateur et le brouilla pour quelque temps avec Bloch.

Chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de vanter au narrateur l’air d’amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s’il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui il était.

Le narrateur pensa simplement que Bloch, à l’instar de son père pour Bergotte, connaissait le baron « sans le connaître ».

Mais enfin Bloch vint à tant de précisions, et sembla si certain qu’à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l’aborder, que, se rappelant qu’il avait parlé de son camarade au baron, lequel lui avait justement, en revenant d’une visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, le narrateur fit la supposition que Bloch ne mentait pas.

Aussi quelque temps après, au théâtre, le narrateur demanda à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son acquiescement alla le chercher. Mais dès que M. de Charlus l’aperçut, un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui répondit de l’air le plus insolent, d’une voix irritée et blessante. De sorte que Bloch, qui, à ce qu’il disait, n’avait eu jusque-là du baron que des sourires, crut que le narrateur l’avait non pas recommandé mais desservi, pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les protocoles, le narrateur lui avait parlé de son camarade avant de l’amener à lui. Bloch les quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne reparla pas au narrateur pendant six mois.


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