Magazine Culture

L'équation secrète d'une économie de marché. ( Paul Auster )

Par Jmlire

" C'est un matin froid et bruineux, onze jours avant la fin du XX e siècle. Je suis assis dans ma maison, à

L'équation secrète d'une économie de marché. ( Paul Auster )
Paul Auster, 2010

Brooklyn, content de ne pas devoir sortir par ce temps sinistre de décembre. Je peux rester ici aussi longtemps que j'en ai envie et, même si je sors, un peu plus tard dans la journée, je sais que je pourrais rentrer. En quelques minutes, je serai sec et réchauffé.

Cette maison m'appartient. Je l'ai achetée il y a sept ans, après avoir réussi à économiser une somme correspondant au cinquième du prix total. Les quatre-vingts pour cent restant, je les ai empruntés à une banque. La banque m'a donné trente ans pour rembourser le prêt et, une fois par mois, je rédige un chèque et je lui adresse. En sept ans, c'est à peine si j'ai entamé le principal. La banque qui détient l'hypothèque me fait payer ce service et, jusqu'à présent, pratiquement chaque penny que je lui ai versé vient en déduction des intérêts que je lui sois. Je ne me plains pas. Je suis heureux de payer ces frais supplémentaires ( plus de deux fois le montant du prêt ) car cela me permet de vivre dans cette maison. Et j'aime vivre ici. Surtout par un matin cru et maussade comme celui-ci, je ne peux imaginer aucun autre endroit au monde où je préférerais me trouver.

Cela me coûte cher d'habiter ici, mais pas autant qu'on pourrait croire au premier abord. Quand je paie mes impôts en avril, je suis autorisé à déduire la totalité des intérêts que j'ai versés au cours de l'année. C'est soustrait de mon revenu, sans une question. Le gouvernement fédéral fait cela pour moi, et je lui en suis extrêmement reconnaissant. Pourquoi ne le serais-je pas ? Cela me fait économiser des milliers de dollars par an.

En d'autres termes, j'accepte une assistance de l'État. Les choses ont été combinées de manière à offrir à quelqu'un comme moi la possibilité de posséder sa maison. Tout le monde dans le pays s'accorde à trouver l'idée bonne, et pas une seule fois je n'ai entendu dire qu'un député ou un sénateur avait pris la parole pour proposer une modification de cette loi. Ces dernières années, les programmes d'assistance aux nécessiteux ont été pratiquement supprimés, mais les aides au logement pour les riches sont toujours en place.

La prochaine fois que vous voyez un homme qui vit dans une caisse en carton, souvenez-vous de cela...

Les temps sont durs pour les pauvres. Nous sommes entrés dans une période de prospérité considérable mais, tandis que nous dévalons l'autoroute des bénéfices de plus en plus gros, nous oublions que des gens en nombre incalculable tombent au bord du chemin. La richesse engendre la pauvreté. Telle est l'équation secrète d'une économie de marché. Nous n'en parlons pas volontiers, mais à mesure que les riches deviennent plus riches et disposent de quantités de plus en plus grandes d'argent à dépenser, les prix montent. Nul besoin de raconter ce qui est arrivé depuis quelques années au marché immobilier new-yorkais. Les prix du logement ont grimpé au-dessus de tout ce qu'on aurait cru possible il n'y a guère. Moi, fier propriétaire que je suis, je n'aurais pas les moyens d'acheter ma maison si je devais le faire aujourd'hui. Pour beaucoup d'autres, les hausses de prix ont épelé la différence entre avoir ou ne pas avoir un endroit où habiter. Pour certains, c'était la différence entre vivre et mourir...

Depuis plusieurs mois, un débat terrible empoisonne New York à propos de ce qu'il faut faire d' eux. Ce que nous devrions nous demander, c'est ce qu'il faut faire de nous. C'est notre ville, après tout, et ce qui leur arrive nous arrive aussi, à nous. Les pauvres ne sont pas des monstres parce qu'ils n'ont pas d'argent. Ce sont des gens qui ont besoin qu'on leur vienne en aide, et on ne vient en aide à personne en punissant ces gens d'être pauvres. Les nouvelles réglementations proposées par l'administration actuelle ne sont pas seulement cruelles, à mon avis, elles sont aussi absurdes. Si vous couchez dans la rue, désormais, vous serez arrêté. Si vous allez dans un abri, vous devrez travailler en échange d'un lit. Si vous ne travaillez pas, on vous rejettera à la rue - où vous serez de nouveau arrêté. Si vous avez des enfants et que vous ne vous pliez pas aux règles du travail, on vous prendra vos enfants. Les gens qui défendent ces idées se considèrent comme des hommes et des femmes dévots et craignant Dieu. Ils devraient savoir que toutes les religions du monde insistent sur l'importance de la charité - pas seulement comme une vertu à encourager, mais comme une obligation, un élément essentiel de la relation à chacun avec Dieu. Pourquoi personne n'a-t-il pris la peine de dire à ces gens-là qu'ils sont des hypocrites ?

En attendant, il se fait tard. Plusieurs heures ont passé depuis que je mes suis assis à mon bureau et que j'ai commencé à écrire ces mots. Je n'ai pas bougé de tout ce temps. La chaleur cogne dans les tuyauteries et la pièce est tiède. Dehors, le ciel est noir et le vent chasse la pluie, qui fouette le côté de la maison. Je n'ai pas de réponse, pas d'avis à donner, aucune suggestion. Tout ce que je demande, c'est que vous pensiez au temps qu'il fait. Et puis, si vous le pouvez, que vous vous imaginiez, vous, dans une caisse en carton, en train de faire de votre mieux pour résister au froid. Un jour comme celui-ci, par exemple, onze jours avant la fin du XX e siècle, dehors dans le froid et le vacarme des rues de New York."

Paul Auster : extrait de "Réflexions sur une caisse en carton", 1999. Paru dans le recueil "Constat d'accident et autres textes", Actes Sud, 2003, pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jmlire 100 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines