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Toucher les mémoires et chimères bruissantes

Publié le 13 juillet 2023 par Comment7

Tissage narratif : gravures d’Ina Leys (Magasin de Papier/Mons) – Baptiste Morizot, « L’inexploré », Wildproject 2023 – des arbres, des nuages, des martinets, des mémoires…

Toucher les mémoires et chimères bruissantes Toucher les mémoires et chimères bruissantes

Par le regard, il migre dans la lisère aérienne des chênes, au-delà desquels le couchant embrase le vide (ce vide qui l’attend, qui l’aimante, qu’il voudrait dévier). Treillis charnel de points lumineux. Constellations fragiles en suspens, vibratiles. Pulpe pulmonaire ascensionnelle, dentelle d’alvéoles où le végétal métabolise le soleil. Il se réfugie là, dans cette interface vivante à distance de lui-même, transporté, renouvelant ses sèves, vibrant du comment les choses se touchent, se propagent. Il se distille là-dedans. Regarder le soleil décliner sans le voir, étreint par les signes de son propre déclin. Il se sent perdu, entraîné irrémédiablement vers la mort et, à chaque fois, aussi, réellement chez lui , en phase avec cet écoulement terminal – mais amorti par les ramures hautes – qui le surprend telle une révélation qui pourrait tout relancer (outre que c’est précisément perdu qu’il s’éprouve pleinement lui-même, ainsi qu’il n’a cessé d’en faire l’expérience, au long de sa carrière de professionnel culturel, écoutant des musiques qui le déroutaient et lui inculquaient par là-même l’art exigeant du décentrement, un sens à explorer dans le tremblement plutôt que l’imposition). Ces dentelles arbres-soleil volantes, dans le vide, c’est une cartographie d’égarement. Où larguer tout point fixe. Sans possibilité de s’y localiser à coup sûr. Il voit, il entend, il sent différemment, et c’est alors qu’il jouit d’un sursis. Revit, encore. Que s’allonge, en une dimension insoupçonnée, la peau de chagrin étalée devant lui. Plein de choses à découvrir encore, sans effort, rien qu’en se penchant…  Il monte si haut pour appréhender autrement son ancrage, où il se trouve, et ne plus s’y retrouver, se découvrir non assigné, pas là où il pensait être. Lui reviennent des écritures. « (…) on sera de plus en plus loin d’un point connu, et l’espace entre le point sur la carte et celui où l’on se trouve en réalité sera de plus en plus grand. Or c’est cela être perdu : ce n’est pas être au fond du bush, au plus loin de toute activité humaine – c’est être le plus loin du point où vous pensez être, et donc le plus incapable de reconnaître quoi que ce soit autour, d’identifier quelque chose avec justesse, de ne pas le défigurer. » (p.167) La transformation de la planète, la métamorphose de son corps, tout contribue à ce qu’il ne soit plus là où il pensait être. Ce n’est plus possible. « C’est cela qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait ». (p.168) C’est cette disponibilité qu’il n’a cessé de solliciter pour se rendre capable d’écouter et interpréter d’innombrables musiques jugées inaudibles par le marché, systématiquement, méticuleusement (tant pis pour les acouphènes). 

Le couchant égaré dans les arbres en stress hydrique

Il rejoue cette expérience d’égarement au couchant quasiment chaque fin de journée. Il s’assied face aux arbres qui forment une membrane protectrice entre lui et le gouffre. Pas hermétique. Du gouffre lui parvient. Des particules de lui sont happées par le gouffre. A chaque fois, après quelque tumulte douloureux, comme l’approche d’un tourbillon mélancolique prêt à l’engloutir, il retrouve des rivages inédits, du neuf. A partir de rien. La quiétude, l’émerveillement, qu’il goûtait autrefois en ces contemplations du soir, s’enrichissent d’anxiété, bouffées par l’inconnu, là-même où, avant, il se contentait juste de rêvasser. Du coup, il se débat, il cherche. Il incorpore le fait que ce luminaire végétal qui l’accueille, l’illumine, est en souffrance, anémié. L’abris est devenu précaire, a rejoint « l’esthétique des ruines », celle de la nature persécutée par l’exploitation, mélancolie viciée, turbulente. L’impossible à connaître et que l’on ne connaît que trop bien (l’irréparable commis par l’humain, insondable et à la fois hyper documenté). Il se souvient de l’époque où ça rayonnait, abondant, profus, sauvage. Ca brassait des lumières, des énergies, sans compter. Désormais, les arbres sont marqués par les stress hydriques successifs, amaigris, même si toujours volontaires. Les ramures sont clairsemées, chaque année moins touffues, moins protectrices. Marquées par les sécheresses des derniers étés. Et ils ignorent ce qu’ils vont devenir. Quelle évolution envisager dans une telle accélération ? Se perdre en leur contemplation consiste à rejoindre de l’inexploré viscéral, déstabilisateur. Les humains aussi sont atteints par les restrictions d’eau, se trouvent ralentis, jetés hors des ornières de la modernité (au niveau de la facilité des gestes quotidiens, le robinet ne dispense plus l’eau vive à la demande). Régressent. De quoi se comprendre mutuellement, les arbres et lui. Il s’accroche à la manie de se blottir dans ces feuillages ardents éparpillés au ciel. De même que l’on persiste à aller prendre un apéro exagéré au bistrot du coin, même quand on sait qu’il vaudrait mieux lever le pied. Il y a toujours une part de réconfort – par habitude, par réactivation de souvenirs -, il y rencontre de façon toujours plus affirmée l’ombre de l’inhabitabilité. Ce n’est plus une abstraction, une vue de l’esprit, mais une présence, qui dès lors offre prise. Il y trouve une certaine satisfaction, bizarre. Le simple fait d’être devenu capable de détecter comment cette nouvelle menace se manifeste, tangible. C’est enchantement et inquiétude, cocktail de beauté et d’écoanxiété, euphorie et déprime enlacées. Un bruissement qui allège la douleur. 

Le bruissement et la mémoire du vivant (plutôt que crevé seul)

Taraudé par le choix de solitude, de vivre seul, de s’être couper de ses proches, de s’exiler pour s’épargner la tristesse de la décrépitude mutuelle, l’angoisse du premier à disparaître, les coups d’oeil qui scrutent la déchéance, du coup il a pris l’option unique de crever seul, sans personne. Pas simple. Heureusement, ça l’a rapproché du bruissement. Il a fallu des décennies pour mettre des mots et une explication sur la réalité de ce murmure bienveillant, régénérant. Dans un bouquin emprunté à la petite bibliothèque itinérante, une camionnette qui fait circuler dans les montagnes et garrigues une littérature susceptible d’encourager les mixités ontologiques, les bifurcations d’imaginaires, les cartographies hybrides, le goût pour les interdépendances inter-espèces. Ce bruissement provient de la matière qui le trame, est en lui, il s’amplifie et se complexifie à l’infini quand il se glisse dans l’interface végétale, soudain ça déferle à la manière d’une ravesauvage. Cette masse bruissante du vivant « est aussi une mémoire ». Une mémoire sédimentée dans les moindres plis de la matière dont il est une infime entité. « Le vivant, c’est ce mode d’existence dans le cosmos qui possède près de 4 milliards d’années de mémoires sédimentées dans chaque corps, dans chaque cellule, mais cette mémoire est toujours disponible à la surface du présent, activable face au problème de vivre. » (p.145) Vertige. Ou encore, pour enfoncer le clou : « Le vivant, c’est donc ce type d’existence où le passé sédimenté dans chaque corps est disponible à la membrane au contact du temps présent pour se bricoler l’avenir. Voilà l’étrangeté de ce mode d’être. Est vivante toute entité en laquelle des milliards d’années d’inventions passées sédimentées sont disponibles à la surface du présent pour inventer de nouvelles solutions au problème de vivre (cela s’appelle être un corps). » (p.147) Une ivresse, chaque fois que ce bruissement se manifeste, de nouveaux élans l’effleurent.

Les gravures d’Ina Leys comme interfaces avec les mémoires bruissantes

Du coup, dans son champ de vision contemplative, des présences reviennent, se manifestent, fragiles, des images flottent, excitent le désir de voir (déjà une bénédiction en soi). Exactement comme, il y a longtemps, lors des innombrables heures adolescentes qu’il passait à naviguer sur la Meuse, remontant le courant, il s’était vu entouré de débris de papiers, dérivant, tourbillonnant dans les mouvements d’eau de ses coups de rames, une multitudes d’images pornographiques, sans doute un magazine déchiré avant d’être balancé dans le fleuve, lui révélant alors l’anatomie inconnue, le secret du sexe. A l’époque, le cul n’était pas omniprésent sur les écrans. Il y avait un âge où le désir remuait des images approximatives du corps de l’autre. Ainsi, des vignettes gravées, d’un style volontairement sommaire, allusif,  accostent son champ de vision intérieur. Ce qu’il voit ? Des lieux d’apparition – fragments de nature approximative, rideaux de nature déchirée ou entrouverte fugacement. Des espaces végétatifs sidérés. Ca vient sans intention. Des figures s’y produisent. Presque fondues dans le décor, dans les lignes qui trament ces bouts de nature vierge (ou retournés à leur état vierge, déclassé). A la limite. De ces figures suggestives telles qu’on en devine dans les veines de certains matériaux, que l’on peut identifier comme les vestiges d’une intention artistique lointaine, suggestive, presque évanouie. Humaine ou non-humaine. Viennent-elles vers nous, abordent-elles nos rivages ou quittent-elles le navire ? Il est incapable de dire s’il s’agit de personnes connues de lui ou parfaitement étrangères. Surgissent-elles de l’intérieur ou procèdent-elles du lointain extérieur ? Familières ? Les gestes et les postures représentées lui rappellent vaguement des épisodes personnels, lointains, où il se réfugiait dans les bois, les clairières, se noyant dans le paysage, faisant le mort pour s’épargner la douleur du présent, ébauchant des rituels pour « sauter l’obstacle », emprunter des voies plus faciles à vivre. Se cherchant sur la carte, quelle carte ? Statique, immobile, assis, prenant racine dans la lévitation, la main traversée de traits évoquant l’action de filer la laine. Ou bras au ciel, invocation, convaincus de se relier aux énergies informelles. Ou encore silhouette fendant la matière, venant le chercher, ou dégageant un passage vers les chemins de traverse. Perturbant l’assurance des cartographies officielles. Cela lui évoque tout autant des personnages rencontrés, réellement ou dans des œuvres de fiction, livres, cinéma. C’est ainsi de toute sa mémoire. Elle brasse, elle moissonne de plus en plus largement, bien au-delà de ses neurones. Il ne se souvient plus de façon précise, imagée et articulée, ce que fut sa vie. C’est confus. La plupart du temps, quand il tente de fixer sa biographie en mots et images – cela signifie qu’il conserve la conscience que quelque chose, à certains moments, s’est passé, qu’il a été impliqué dans des histoires, qu’il y a à quelque chose à exhumer –, il retrouve juste les contours gommés d’énergies plurielles, narratives, la forme et l’informe, squelettes d’événements inaccessibles. L’organe de la mémoire mime des états antérieurs, fugaces, oubliés. Mime des humeurs. Et ce qui remonte à la surface n’est pas forcément exactement ce qui s’est passé, ne se soucie plus de fidélité au réel, incorpore de l’invention, des arrangements, ou s’avère mélangé à d’autres mémoires qui ressembleraient à la sienne (de même nature). Quand il s’emploie à saisir son histoire, ou certaines phases, en quelque chose qui ressemblerait à un récit, c’est comme s’il devait décrire des processus géologiques, des mouvements de terrain, des transformations lentes de matières vécues. Des Plus rien d’avéré objectivement, uniquement de l’interprétation. Interpréter, c’est faire des hypothèses, essayer plusieurs pistes de reconstitution et, pour cela, agréger d’autres sources qui font tenir les hypothèses esquissées. Il faut aller chercher ailleurs les éléments qui nourrissent l’interprétation. Mais quel ailleurs ? Rien de balisé, ça vient tout seul, on ne sait d’où, à vrai dire. Des « associations d’idées » non dirigées, spontanées, antérieures à toute pensée.  Ainsi, le doute s’installe : ces vignettes, qu’il croyait d’abord être une façon de dessiner, dans ses fibres mémorielles, des scènes de son passé, le passage d’êtres ayant traversé sa vie, des instants de recherche dans la forêt, ce sont probablement les œuvres de quelqu’un d’inconnu ayant représenté ses visions intérieures, ses expériences propres ou racontant des histoires attribuées à des tiers, reflétant les ombres mémorielles d’autres entités vivantes. Dans lesquelles il se reconnaît, avec laquelle il peut fusionner (au moins partiellement, rien n’étant plus jamais unidirectionnel). C’est la mémoire de plusieurs, mémoire d’altérité. Et il y a un inconfort à ne plus se sentir pris dans une mémoire à sens unique, obsédée par le droit de propriété son passé comme généalogie identitaire et, dans un deuxième temps, un réconfort, parce que ce qui s’ouvre est l’accès à de nouvelles combinaisons ou configurations. Et la rupture avec toute unidimensionnalité. Ca ressemble à un éternel commencement (bien entendu, sans être totalement dupe !). Des possibles. Par ces dessins – isolés ici, mais défilant parmi beaucoup d’autres, variant selon les jours et les humeurs -, il touche « aux mémoires bruissantes d’un inutilisé en vacance fonctionnelle, disponible pour mille usages » (p.144), soit un sentiment difficile à caractériser, à objectiver, de se fondre et contribuer à un flux de mémoires où il pourrait puiser pour préparer ce qui lui advient, voire participer plus largement à l’aménagement collectif d’un futur. Inventer. C’est confus, mais il aime ces sensations, ça l’apaise (en lui procurant de nouvelles excitations, motivations, résurgences de ce qui l’exaltait en sa jeunesse). Soudain, il ne se sent plus acculé à la fin, mais proche d’une réserve de « solutions », comme un bien commun où s’équiper (encore lui faut-il en clarifier les usages) au gré de son activité interprétative automatique, instinctive. 

Les corps interprétants, dit-il

Quel résultat attendre de ces interprétations ? Quelle narration ? Il ne sait même pas. Ca se produit, ça s’écoule, ça disparaît, c’est remplacé par d’autres hypothèses immanentes. Il est heureux, interprétant. Sans plus. Ca ne lui donne rien de plus. Il s’assure juste d’être vivant, inclus dans une vastitude qui se préoccupe de lui sans savoir qui il est. Aux instants où il souffre de terminer seul, loin de tout, cet exercice le comble d’une présence, le rapproche de ce « bruissement pluriel déposé en chaque vivant par son histoire immémoriale » (p.156). Immémoriale parce qu’il n’a rien archivé consciemment, par le fait que son histoire individuelle se fond dans une histoire plus large, multidirectionnelle, multi-espèces. « Tous les corps vivants sont des corps interprétants. Il y a partout dans le vivant cette négociation particulière : l’interprétation d’une situation à partir d’un riche passé modulaire et plastique ; et elle fonde l’irréductible spécificité du fait vivant. Une activité interprétative, souvent sans interprète conscient : c’est le cadeau du vivant au cosmos minéral tel qu’il existait avant l’apparition de la vie. C’est donc l’interface qui fait le vivant : ce dernier n’est pas une mise en contact bord à bord d’une cause à un effet, un transfert d’énergie d’un mobile à un autre, un transfert de mouvement d’un mécanisme à un rouage. Le vivant manifeste des interfaces « interprétatives » à tous les niveaux (moléculaire, génétique, organique, comportemental), interfaces qui mobilisent le sédimenté de l’histoire pour accomplir un acte interprétatif stabilisateur ou créateur de nouveauté. » (p.151) Interpréter ce qu’il entend au sein du bruissement des mémoires sédimentées. C’est cela, ses heures de ressassement.

Nuages, martinets, magnétisme et érotisme

Dans l’ivresse intime du corps interprétant, il s’envole chaque fois que possible, il dérive, vers des nuages, leurs arrondis crémeux, leurs rebondis sensuels, leur délicate incarnation rose, lui rappellent précisément sa vie sur les nuages, certains moments d’amour où, dans l’étreinte et les caresses, lèvres et langues prolixes déclenchaient et se gavaient de l’avalanche laiteuse et satinée de seins, ventre, cuisses, fesses, bras, leurs intériorités interconnectées, ils s’élargissaient et s’évadaient en flot de matières nuageuses, élastiques, plastiques, premières, imprévisibles. Métamorphoses neigeuses. Ses plus belles heures sexuelles lui reviennent sous forme de nuages. Elles repassent dans le ciel quand il s’y attend le moins. ( Plus riche, plus oisif, il aurait été collectionner de tableaux de nuages). De là, une intuition lui fait scruter un espace vide, déjà vidé de soleil, gris. Soudain, des silhouettes noires, surgies de nulle part, jetées du plus haut des cieux, matérialisées à partir du néant azur, fusent et l’hypnotisent. C’est l’adoration béate des martinets. (Se souvenir de toutes les fois où il s’est abandonné à cette adoration.) Une espèce quasi disparue. Le moindre petit groupe fait figure d’événement. De visite mythique. Rappel de temps oubliés. Les arcanes de leurs vols, individuels et collectifs. Larges hyperboles solitaires se recoupant en un point improbable. Vifs changement de trajectoires. Saccades acrobatiques pour happer quelques insectes. Ellipses foudroyantes calligraphiées avec précision. Nouvelles trajectoires explosives. Un ballet sans accroc. Elégant mouvement perpétuel et grâce touchante des somnambules. Il les suit des yeux, épatés. Une boule chaude et vibrante au creux de l’estomac. Il vole aussi. Volupté. Ces oiseaux toujours actifs, jamais posés, dorment en volant (une partie du cerveau au repos, l’autre en veille). Il se rappelle de ses nuits amoureuses, blanches, entre dépense physique effrénée, rage de se dépouiller, d’échapper à ce que l’on est, se retrouver hors de soi et interpénétrés, cette dépense excessive distillant une sensation de légèreté irréelle, un long vol nocturne loin de tout radar. Le spectacle l’engourdit, quelques minutes de sommeil contradictoire où il mate, stupéfait, des fragments de rêves cochons, quelques gros plans dont il ne se serait pas cru encore hanté, des cuisses ouvertes – pas n’importe lesquelles, les siennes – des orifices offerts et ses doigts explorant les trous et, dès que s’enfonçant, la chair pénétrée se transformant en martinets, le vertige érotique se muant en cette volupté de cycliste avidement recherchée, la longue descente d’un col aux lacets confortables, aux angles pas trop dangereux, offrant une visibilité rassurante, permettant de lâcher les freins, de se laisser aller, se sentir emporté et glisser, engouffré vers la perte de contrôle, mais contrôlant juste à temps, à la limite, petites pressions, durant une vingtaine de kilomètres, par exemple depuis le col du Minier jusqu’à Le Vigan, une de ses descentes préférée, se tordant le cou pour voir les paysages, les crêtes, les vides, les plaines, les nuages. Les membres souples, muscles détendus… Et arrivé sur la place du Vigan, sous les micocouliers, étourdi, jambes flageolantes, s’asseyant à une terrasse, le garçon le reconnaissant : « alors, plus fort que vous, z’êtes encore monté ? » – Dans un râle (fatigue, émotion, trop d’heures solitaires, trop de vent dans les naseaux) : « ah (…), oui, trop beau » – « et vous rentrez chez vous à la pédale ? » – « oui, oui, tout doux, à mon aise » – « Allez, faut prendre des forces papy, vais voir en cuisine s’ils peuvent vous faire une assiette. – Hmmmm ! ». Sur l’image de ces assiettes qu’il dévorait avec bonheur à chaque descente de l’Aigoual, il se réveille. Il s’extirpe de cette fausse sieste – égaré entre veille et sommeil -, secoué, brisé, moulu, « pfft, allez, des heures avant de pouvoir bouger, m’activer ». 

Se réveiller en plusieurs cartes, composite

Baudruche fripée, vidée, parcheminée. Et jadis, paupière si tôt levée, si tôt d’attaque ! Et là, il attend de revenir à lui, incertain. L’air passe lentement, par à-coups et puis, mince filet. Il guette le reflux de l’énergie, partie au loin reviendra-t-elle ? Le remplissage est laborieux, aléatoire. Des images, des souvenirs, des sons, des couleurs, des goûts, de sa propre marque de fabrique et, probablement aussi, en provenance des 4 milliards de vivant sédimenté, happés par son cerveau qui bat la campagne, apparemment, mais s’acharne néanmoins à relier tous ces éléments qui remontent à la surface, plic ploc, avec quoi il bricole une forme/informe, constatant une fois de plus que la fabrique de soi est avant tout hétérogène, chimérique (une chimère, mélangeant les caractéristiques de temporalités plurielles, de natures diverses, d’histoires multiples). Ce faisant, il ne sait plus où il est, encore là-bas, la maison d’enfance, en vacances, au boulot, dans un hôtel, sur son vélo, à l’école, un hôpital (que lui est-il arrivé ?), chez ses grands-parents (la chambre sous le toit ?) ?  Une vague idée de ce qu’il a été. Perdu, donc. Intriguant au point de le motiver à émerger peu à peu pour en avoir le cœur net, trouver des indices, supposer une localisation, une identité, rassembler des signes, enquêter, interpréter. Entamée dans l’angoisse, cette remontée à la surface – la baudruche ressemblant peu à peu à une enveloppe humaine remplie, habitée – le passionne, ressemble au processus du vivant tel qu’il aime en faire partie et correspond exactement à ce programme du philosophe Morizot :  « chercher quelque chose et trouver autre chose », y compris s’agissant des quelques vérités avec lesquelles il s’arrange pour avoir une idée de ce qu’il est. Une posture liée à une avidité à l’égard de tout ce qui peut faire signe, une attention polymorphe qui conduit à mélanger les cartes qui lui servaient jusqu’ici de référence. « Lorsqu’on ne sait plus exactement où l’on est, il faut avancer et lire le paysage en postulant simultanément : on est là sur la carte, ou pas – on pourrait aussi être ailleurs, on pourrait aussi être en ce point-là, en pointant un autre méandre de la rivière sur la carte, ou encore en ce point-là, si l’on a dérivé trop au sud. Et c’est ce qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait, et qui, en revanche, vont nous dire qu’on où l’on pensait être en première intention, qu’on est effectivement le long de cette rivière, mais qu’on avait au départ une autre position que la première envisagée… » (p.168) Etc. Ce qu’il aimait pratiquer, à vélo, s’aventurant en des contrées peu connues de lui, emportant un schéma mental approximatif, refusant l’usage du GPS qui stérilise les neurones géolocalisateurs, préférant s’orienter au jugé, à l’intuition, demandant son chemin aux autochtones, paysans et fermières, aimant entendre leurs mots, leurs difficultés à rendre facilement compréhensible un chemin qu’ils-elles connaissaient par cœur mais peinaient à communiquer pratiquement, et lui ayant l’impression alors de flotter dans une carte en train de se faire, correspondant à différentes représentations psychiques des personnes vivant dans ce paysage, stratifiée. Ainsi il sillonne le périmètre infini de son réveil. Au jugé. Il a perdu la carte allant du songe à la lumière. De l’état tout fripé, comme si tous ses membres s’étaient vidés de leur sang, ankylosés, secs, proches de la poussière, et se gorgeaient au compte-goutte, douloureusement, du liquide vital, il remonte et émergeant de rien, se recompose, avec ce qui émerge en premier. Et d’être égaré, de devoir enquêter, relier et recoudre les traits et événements de plusieurs cartographies d’où procèdent sa localisation plurielle, cela lui ouvre la perspective d’une grande liberté, bon dieu, ce n’était pas aussi figé, bloqué, momifié que prétendu… Une bouffée d’oxygène. Vivre sur plusieurs cartes, oui, c’est la meilleure des perspectives, qui bouleverse le carcan imposé par des décennies, des siècles de pensée unidimensionnelle (la domination moderne occidentale) qui engageait tout un chacun dans une guerre contre le vivant. « Vivre et penser sur une seule carte, unidimensionnelle, c’est ce qui a lieu par exemple quand on essaie de réduire le monde vivant à des lois déterministes, mécanistes et passives, pour prétendument le comprendre sur le modèle de la matière inorganique, sans voir qu’il manifeste des émergences de propriétés qui ne sont pas réductibles à la passivité que les modernes attribuent à la matière. Vivre sur plusieurs cartes, c’est un dispositif pour ne pas unidimensionnaliser ce sur quoi on enquête. » (p.171) Des mots sont ainsi mis sur ce qui anima l’enquête de sa vie, un long travail pour explorer, pratiquer, définir à quoi sert la médiation culturelle au sein d’une société, d’une communauté…, ben, précisément à cela, à interpréter tous les matériaux culturels qu’elle produit, au sens large, pour inciter à vivre sur plusieurs cartes, se rendre plus aptes à bouleverser le modèle culturel qui organise nos vies, faire émerger un universel pacifiste de la différence, de l’altérité au lieu de s’obstiner et imposer l’universel vertical et unidimensionnel du tout le monde pense et éprouve la même chose en même temps. La médiation culturelle vise à chimériser nos cartes culturelles (où fermentent nos imaginaires, nos plis et replis ontologiques). « Car les cartes peuvent être hybrides : elles le deviennent spontanément lorsque, pendant un parcours de pensée et d’action, on saute d’un instant à l’autre d’une carte animiste de la situation à une carte naturaliste, puis à une carte analogiste, en fonction de l’exigence de pensée et d‘action. Ce n’est pas non plus un pluralisme monolithique, où l’on oscille entre naturalisme pur ou animisme pur : les cartes se composent. L’enjeu serait d’apprendre à chimériser les cartes ontologiques, et à les maintenir simultanément. » (p.170) Quel bonheur de réintégrer un soi tramé de différentes cartes, s’y reconnaître partiellement et se découvrir en même temps autre, à explorer, et de pouvoir en jouer simultanément, en lieu et place de l’ancienne culpabilité et obligation de mettre bon ordre à ce trouble, de choisir la seule et unique bonne carte (implicitement au centre de toute éducation occidentale, coloniale)! Voilà explicitée l’allégresse irrationnelle de vivre et la possibilité de traverser l’avenir bouché, vers un recommencement palpitant autant que fragile. 

Pierre Hemptinne

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