Magazine Cinéma

Oppenheimer

Par Kinopitheque12

Christopher Nolan, 2023 (États-Unis)

Oppenheimer LOI DE MURPHY

Commençons par ces mots qui apparaissent à l'écran précédés d'un numéro : 1- Fission et 2-Fusion. On pourrait croire à une indication de chapitres, mais ils introduisent le film et seront les seuls affichés. Cette précision donne l'impression que les réactions nucléaires citées ont déjà eu lieu, qu'il n'y a plus rien ensuite, sauf les réactions en chaîne qu'elles provoquent (le reste du film une fois passée ces premiers plans). La bombe atomique (fondée sur la fission nucléaire) est testée bien assez tôt et, nonobstant un contexte radicalement différent, la bombe H (basée sur la fusion) peu de temps ensuite. Ce que l'on a déjà vu ailleurs dans sa filmographie (par exemple Inception, 2010, ou Interstellar, 2012), Christopher Nolan décrit une course et rend compte tout à la fois d'un temps accéléré et d'une humanité précipitée.

Oppenheimer

Tandis que les dirigeants américains regardent derrière leur épaule, les soviétiques viennent de remplacer les nazis en tant que menace alors que le Japon n'est même pas encore envisagé pour cible. Puis, Hiroshima après Trinity (le nom de code du premier test de bombe atomique) et Nagasaki après Hiroshima. La prolifération nucléaire se déclenche à peine le bouton pressé. Le 9 août succède au 6, 1947 à 1945, la Guerre Froide à la Seconde Guerre mondiale et la décennie suivante voit la puissance des bombes passer du kilotonne au mégatonne. La course à l'armement déclenchée est à la fois lente et rapide, longue d'une durée de trois heures (celle de la fiction), soixante-dix ans (depuis la victoire des Alliés), voire un siècle (des travaux d'Einstein sur la physique quantique à la guerre en Ukraine aujourd'hui, dans un monde qui se trouve dans un équilibre instable toujours renouvelé). La course à l'armement ne s'achèvera qu'à l'embrasement de l'atmosphère terrestre, peut-être, car le risque zéro n'existe pas explique le professeur Oppenheimer (Cillian Murphy) au général Groves (Matt Damon) ; ce dernier contrarié de l'entendre à quelques heures du tout premier essai effectué dans un désert indien, non loin de la base installée à Los Alamos au Nouveau Mexique.

Oppenheimer

Le réalisateur de Dunkerque (2017) imbrique à nouveau trois temporalités. C'est d'abord une phase longue où se déroulent les étapes de la vie du physicien de génie. Moins brillant laborantin que théoricien, prétentieux et arrogant, Oppenheimer finit par accéder à la direction du projet Manhattan (mené à partir de 1942, ce projet vise à la construction de la toute première arme atomique). Nous sont aussi racontées ses relations avec deux femmes, son épouse et sa maîtresse (Emily Blunt et Florence Pugh). Parallèlement à cette phase longue, on assiste à l'audience de sécurité de 1954 qui veut confondre le scientifique en sympathisant communiste et, en cette période de maccarthysme, définitivement le discréditer. Par le montage, l'audience tenue en 1959 de Lewis Strauss (Robert Downey Jr.), homme politique et membre de la Commission de l'énergie atomique, se trouve intriqué aux deux temps précédents. Enfin, car le film met en scène une rivalité, la narration est rendue plus complexe avec la distinction des deux points de vue qui s'opposent : celui d'Oppenheimer qui est montré en couleur et celui de Strauss qu'accompagnent des images en noir et blanc. Dans les premières scènes, la relation entre les deux individus est cordiale ; Oppenheimer entre à l'université de Berkeley grâce à Strauss. Mais les circonstances amènent les deux hommes à s'opposer et se doubler l'un l'autre. Les liens entre les deux audiences, de 1954 et 1959, qui ont des enjeux apparemment distincts (la réhabilitation du scientifique d'une part et le poste de ministre convoité par Strauss sous Eisenhower d'autre part), ne sont compris qu'en fin de parcours alors que toute la construction narrative a fait l'effet d'une bombe à fragmentation.

Oppenheimer

Ainsi, la course mise en scène s'emballe grâce à un montage alterné sophistiqué où les flash-forward sont rattrapés par les flash-back et les scènes une première fois découvertes en noir et blanc sont rattrapées par la couleur. Après Tenet, son précédent film (2020), Christopher Nolan redessine une boucle temporelle, puisqu'en effet régulièrement l'humanité désireuse de tout explorer, de tout inventer quel qu'en soit le prix, ravive le mythe de Prométhée (le titre de la biographie qui inspire Nolan trace le parallèle, American Prometheus: The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer de Kai Bird et Martin J. Sherwin, parue en 2005).

Oppenheimer est le douzième long métrage de Christopher Nolan (on pense sans lien tout à fait direct à l'horloge des Watchmen d'Alan Moore et à cette grande aiguille qui menace de boucler le tour du cadran). Comportant d'abondants dialogues, le film est dense et peut paraître " massif ". Il défie la gravité et risque de s'affaisser sur lui-même pour nombre de spectateurs, voire d'imploser pour ne laisser qu'un vide en lieu et place. Pourtant, on est assez vite fasciné par ce scientifique d'exception avide de savoir avant le 6 août et tourmenté par 220000 fantômes après le 9. La forme même du film passionne. Les plans vont et viennent librement sur le fil chronologique et sur trois heures foisonnent pour dissimuler une image clé du film, exactement comme le mouvement des plus petites particules d'un atome cachent son noyau. Cette image clé à laquelle je fais allusion est à l'inverse de tout le reste dans le film d'une grande simplicité : c'est un vieux bonhomme près d'un lac qui voit son chapeau soufflé par le vent. Dans ce plan que l'on voit à deux reprises et de deux points de vue différents, un bref échange longtemps tenu secret entre Oppenheimer et Einstein permet de comprendre au mieux l'attitude de Lewis Strauss. Cette image d'Einstein contemplant un lac comporte en elle la cause invisible des agissements de Strauss.

Oppenheimer

Avec la figure du savant en proie aux remords, Oppenheimer met en évidence une course plus discrète et intrinsèquement humaine derrière la course géostratégique et militaire. Mais alors que la catastrophe a eu lieu, l'ambition est aussitôt doublée par les états d'âme et l'humanité par son génie. Le mouvement suivi n'annonce rien de très favorable, un peu comme si, suivant la loi de Murphy, tout était allé mal parce que ce " tout " était susceptible d'aller mal.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Kinopitheque12 258 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines