Episode 36

Intellectuelle?

Dans le dortoir de l’hostal Circus à Buenos Aires, je rencontre Auria, Brésilienne et Daniela, Argentine. Après une discussion, je plonge dans la lecture du Petit joueur d’échec d’Ogawa. Que je lise fascine manifestement Daniela. 

Plus tard, nous partageons une pizza à Empanadas del 10. Elles sont estomaquées que je puisse ne pas utiliser un téléphone portable, surtout pour le GPS (sur ce point-là, je pourrais être d’accord!) Daniela me classe alors. “C’est une intellectuelle!” dit-elle à sa copine. Comme je montre, pour expliquer le nom du restaurant, les photos au mur de Maradona et l’empanada Maradona au menu, elle redit, admirative: “Tu vois, c’est une intellectuelle!”, puis explique que, comme je n’ai pas en permanence le nez sur un écran, je suis capable d’observer avec précision des détails ou indices. Involontairement, j’ai ébranlé son assurance d’hyper-connectée.

Dans la soirée, comme je reprends ma lecture, elle se parle à voix haute (une de ses spécialités…) “Moi aussi je devrais lire. Je n’ai pas pensé à acheter un livre…” “Tu aimes lire?” “Oui, beaucoup!” Au cœur de la nuit, dans la pénombre, la lumière bleue de son écran éclaire encore ses yeux fixes…

Le lendemain, une autre Argentine, la soixantaine, a remplacé la Brésilienne.

je tente difficilement de me concentrer pour organiser mes divers sacs – retour en France imminent, cernée par deux moulins à paroles… La nouvelle venue est biologiste, ses enfants vivent aux Etats-Unis (photos des petits-enfants à l’appui), elle a un visa pour les Etats-Unis, elle part en voyage aux Etats-Unis… L’autre est béate d’admiration, quant à moi, je reste à l’écart.

“MA-RA-DO-NA”. Elle vient d’apercevoir le livre posé sur mon lit.

“Elle lit beaucoup! C’est une intellectuelle!” enchaîne Daniela.

Piquée, l’autre répond, comme si je n’étais pas là: “Moi aussi je lis beaucoup! Mais je ne perds pas mon temps avec Maradona.” Son ton méprisant s’adresse tant à Maradona qu’à moi. Je feins ne rien avoir entendu.

Au cœur de la nuit, dans la pénombre, la lumière bleue de son écran éclaire encore ses yeux fixes…

Colette Milhé