Kilométrage au conteur

Par Pierre-Léon Lalonde
Je reçois un appel pour la rue Turgeon. Une réservation pour 6 heures, une madame Ludmila m'y attend. M'y rendant je suis surpris de découvrir que l'adresse qu'on m'a donnée correspond à une toute petite maison en retrait de l'avenue prise en étau entre deux énormes triplex. J'ai beau travailler dans ce secteur depuis plus d'une quinzaine d'années, c'est la première fois que je remarque cette petite maison, un vestige qui doit très certainement dater de plus de cent ans. Je tente d'imaginer ce que la vie pouvait être à cette époque dans ces lieux quand à six heures pile, la porte de la petite maison s'ouvre et une petite femme avec une pile de linge dans les bras me demande de patienter encore quelques minutes. D'habitude, ça m'exaspère d'attendre trop longtemps devant une adresse surtout que dans ce cas-ci on a réservé pour une heure précise, mais bon, il fait beau et il me reste un fond de bon café.
En attendant la petite dame devant sa petite maison, je repense à un client régulier que j'avais sur cette rue il y a une dizaine d'années. Monsieur King, un Jamaïcain qui ne portait pas seulement la coiffure de Bob Marley, mais aussi l'odeur d'herbe typique aux rastafaris. Il était « dealer» jusqu'au bout des ongles et pas une seule fois, ne serait-ce pour le plaisir de le faire, il ne m'a pas négocié le prix d'une course. Malgré son « métier », cet homme était tout à fait affable. Toujours avenant, plein de conversation et même s'il était chiche sur le compteur, ça lui arrivait de me laisser un peu de sa marchandise que j'appréciais encore à l'époque. Une nuit, je l'avais embarqué dans un piètre état. Il venait de se prendre un coup de couteau dans une jambe. Les risques du métier. Je l'avais conduit à l'hôpital général. Malgré sa blessure, il m'avait fait la conversation jusque devant l'entrée de l'urgence. Il avait laissé un peu de sang sur le plancher du taxi et ce fut la dernière fois que je le vis.
Derrière moi, un véhicule klaxonne pour je ne sais quelle raison. La petite femme me lance de la lucarne de sa petite maison qu'elle arrive, qu'elle arrive. Je lui dis que ce n'est pas moi qui ai klaxonné, mais en même temps si ça peut l'activer un peu. Je me dis que j'attendrais probablement quand même sur le poste, mais bon, je commence à m'impatienter.
Deux minutes plus tard, elle sort enfin. Je démarre la voiture et elle s'en approche en se confondant en excuses avec un accent russe tellement charmant que je perds toutes mes envies de lui faire le coup du chauffeur impatient. Après qu'elle m'ait demandé de l'amener sur Saint-Viateur dans le quartier Mile-End, je m'informe sur sa maison. Elle a malheureusement peu de chose à m'en dire puisqu'ils y sont depuis très peu de temps elle et son fiancé. Dommage, j'aurais aimé en savoir plus, mais comme la conversation est sur sa lancée elle me dit qu'elle y était pour faire une surprise à son homme en lui faisant sa lessive, son ménage et son souper. Et tout ça en deux heures me lance-t-elle toute fière! Je lui dis que c'est beau l'amour. Elle se contente de sourire. Un sourire rêveur que je reconnais bien puisque je porte le même ces jours-ci.
La circulation pour se rendre à destination est assez intense. Il y a encore des travaux en haut de la côte Atwater et je n'ai pas le choix de me joindre aux fans de Céline qui tentent de se trouver une place pour se stationner autour du Centre Bell. Plus au nord, une fête dans la petite Italie fait en sorte que le trafic de Saint-Laurent est détourné sur l'avenue du Parc où la voie réservée n'est respectée de personne. Ça me donne la chance de connaître un peu plus ma passagère. Une femme tout à fait fascinante qui me parle de sa Leningrad natale et de ses moult pérégrinations avant d'aboutir dans une petite maison de rue Turgeon.
Le temps d'une course, elle m'amène dans son Moscou, son Berlin, son Paris, son New York...
Un voyage à Montréal à travers son monde.
Ça fait beaucoup de kilométrage au conteur...