Irving Penn, photographe de nus hors normes

Publié le 14 février 2024 par Thierry Grizard @Artefields
Article de fond

Irving Penn à part de son travail de photographe de mode n'a jamais cessé d'aborder de manière originale et peu conventionnelle la photographie de nu

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Irving Penn, photographe de studio

Irving Penn est connu avant tout pour son travail formaliste dans la mode, ses natures mortes, ses portraits de personnalités sur fond neutre ou son travail reprenant, formellement tout du moins, la tradition inaugurée par August Sander du documentaire typologique notamment des métiers.
Pour Irving Penn cet aspect documentaire, développé dans la série Small Trades et E xotic Fashion Shoot, est davantage une recherche esthétique qu'un véritable effort de documentation. C'est ainsi que les tenues des modèles relèvent davantage du stéréotype occidental que de l'enquête sérieuse et objective.

Photos Irving Penn

Quant au procédé photographique il est presque immuable chez Irving Penn. Il travaille principalement à la chambre grand format, en éclairage naturel - du nord si possible - devant un fond uniforme et parfois, notamment dans certains de ses portraits, dans une encoignure où le sujet est comme acculé. Toute l'attention du photographe se concentre sur le sujet.
Irving Penn n'a jamais photographié qu'en studio même lorsque, à l'occasion de ses nombreux voyages, il saisit l'occasion de faire des prises de vue des autochtones, en particulier en Nouvelle-Guinée, au Népal, au Japon, au Bénin.

Photos Irving Penn

L'abstraction et le détail

Irving Penn se situe à la jonction de la Straight Photography (voir nos articles) pour la précision de la prise de vue, les nuances de gris, la perfection technique et le désir de documenter son temps mais en employant un procédé qu'utiliserons les hyperréalistes dans les années 1970, c'est à dire isoler, extraire dans une manière distante qui renouvelle le regard et bouscule les conventions de représentation et les " habitus " du regard.

Une manière de concentration sur le sujet décontextualisé et les seules tessitures, aussi bien des vêtements, que des épidermes ou traits du visage.

Les détails deviennent si précis qu'ils en viennent à concurrencer le sujet, le modèle, c'est particulièrement vrai des photographies de mode d'Irving Penn.

Dans les années 1970, alors que l'hyperréalisme (voir nos articles) prend son essor, Irving Penn réalise les séries Cigarettes, Street Material et Archéologie, qui par leur réalisme extrême jusqu'à l'annihilement dans le détail partagent de nombreuses similitudes avec les peintres hyperréalistes, le Pop-Art dont Rauschenberg (voir notre article), mais aussi les matiéristes tout particulièrement Alberto Burri.

l faut se rappeler qu'Irving avant d'être photographe a été peintre, déçu par sa production il arrêta rapidement. Il demeure chez le photographe américain une vision fréquemment très picturale de la photographie, qu'il s'agisse des matières, de l'isolement de la figure, de la qualité de la lumière naturelle et du modelé si spécifique qu'elle apporte.

Irving Penn et le corps, nu, en mouvement

Irving Penn, Henry Moore et Aristide Maillol

A partir 1947 et jusqu'en 1950 Irving Penn entreprend une série de nus.

Son approche échappe complètement aux conventions du genre. On ne décèle aucune afféterie dans la pose ou les accessoires, encore moins s'agissant du modèle.

Dans la série réalisée en 1947 le modèle non seulement n'est pas statique - il ne prend pas la pose - il n'est pas érotisé. De plus physiquement il déroge aux canons en rigueur à l'époque et encore de nos jours. Le modèle pourrait être un Rubens, il semble s'enrouler autour de lui même d'autant plus que le photographe utilise un procédé de tirage ancien et sophistiqué qui blanchit l'image et réduit donc les contrastes. Demeurent les lignes et le mouvement.


On est assez proche des sculptures de Henry Moore qui avait également beaucoup influencé Bill Brandt. L'abstraction sera poussée dans cette série jusqu'à cadrer sans la tête, dans la fluidité des formes seules, du mouvement. Le modèle est en équilibre jusqu'à rappeler L'Air d'Aristide Maillol.

Photo Irving Penn Aristide Maillol Bill Brandt. East Sussex Coast.1958

Irving Penn et Anna Halprin


En 1967 Irvin Penn, alors que le Summer Love californien bat son plein, s'intéresse de près au travail d'Anna Halprin et le Dancers' Workshop de San Francisco.


Anna Halprin est une chorégraphe américaine à l'origine de la danse post-moderne. Dans la mouvance de la musique expérimentale de John Cage, La Monte Young et Terry Riley avec qui elle collabora. Anna Halprin chercha un moyen de réduire la danse à l'essentiel c'est à dire le corps et ses possibilités gestuelles. A partir de la notion de task elle créer des performances hors de toute codification chorégraphique, dépourvue de narration, qui sont comme une danse gestuelle collaborative et improvisée.

Les performeurs font ainsi les gestes de manger, s'habiller et se déshabiller, de se laver, s'asseoir ou se lever, souvent dans des tempos lents qui étirent et décomposent le geste et le mouvement général.


A l'automne 1967 Irving Penn réalisa donc, pour le magazine Look, 14 clichés de la performance intitulée The Bath où les participants - les agents de la performance - devaient se livrer, entièrement nus, à des ablutions mutuelles au moyen de fontaines, cruches, seaux d'eaux, etc.

Photo Irving Penn, The Bath


Irving Penn fait retirer les accessoires et comme à son habitude isole la troupe par un fond uniforme avec pour seule source d'éclairage la lumière naturelle.


L'effet est assez inattendu, il faut observer avec attention pour remarquer les taches d'humidité et les gouttes d'eau sur les épidermes. Penn obtient un résultat qui annule le rituel pour ne retenir que les étreintes et l'apparente symbiose des participants qui semblent être dans un souci extrême de l'autre, dans une attention dépouillée pour ce qui s'échange peau à peau, hors de tout cadre esthétique, sans autre direction que les émotions liées au geste commun, celui de se donner un bain lustral.


Anna Halprin si elle ne reconnut pas la performance au sens strict confia qu'Irving Penn avait su en rendre l'émotion, le caractère fusionnel.

Irving Penn et Alexandra Beller


En 1999, à l'âge de 82 ans, Irving Penn renouvelle l'expérience de 1967 avec Alexandra Beller, danseuse de la troupe de Bill T. Jones. Il réalise cette série en quatre séances de pose étagées sur neuf mois.

On retrouve l'esthétique qui prévalait en 1947. En premier lieu le physique d'Alexandra Beller qui ne répond pas aux canons contemporains, par ailleurs celle-ci ne pose pas, elle danse. Les conditions de prises de vue sont bien entendu inchangées : fond neutre, lumière naturelle, tirage selon des procédés anciens et complexes et vitesse d'obturation lente afin de saisir la rémanence du geste, du mouvement. Ce qui, dans une certaine mesure, rappelle une nouvelle référence picturale particulièrement en vogue à l'époque, à savoir Francis Bacon, lui-même s'étant inspiré des séries d'Eadweard Muybridge et d'Étienne-Jules Marey.


L'effet baroque, presque dessiné est encore plus saisissant qu'en 1947.

Photo Irving Penn. Alexandra Beller. Chronophotographie. Étienne-Jules Marey.

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