La forme de l’eau

Publié le 05 mars 2024 par Adtraviata

Quatrième de couverture :

A Vigàta, Sicile orientale, pour s’en passer, il s’en passe de choses au Bercail, mi-terrain vague, mi-décharge publique, hanté par les couples en mal de sensations fortes, où dealers et prostituées font leurs petites affaires. Un type qui trépasse entre les bras de sa dulcinée d’un moment, ce n’est pas monnaie courante, mais ça arrive. Mais lorsque le type s’appelle Luparello et que c’est le parrain politique local, tout le monde s’affole. La Mafia, les politiques, les autorités religieuses… Seul le commissaire Montalbano, un homme bourru, flegmatique et terriblement « sicilien », garde son sang-froid, habitué qu’il est à louvoyer dans des zones grises et glauques où la loi et son contraire ont tissé des liens étroits…

Pour mon oral d’italien en fin d’année (un sujet au choix qui doit toucher à la culture italienne au sens large), j’ai décidé de présenter quelques séries de romans policiers liés à des villes. Je compte parler du commissaire Ricciardi à Naples, du commissaire Brunetti à Venise, de Donato Carrisi qui situe ses actions à Rome ou à Florence notamment. Je veux découvrir un peu Valerio Varesi qui a choisi pour cadre la ville de Parme et le commissaire Montalbano d’Andrea Camilleri qui a planté son décor dans la ville imaginaire de Vigàta, en Sicile. Si j’en ai le temps, je remonterai en Sardaigne avec Piergiorgio Pulixi. Faut-il le préciser, je ne suis pas encore assez armée pour lire dans le texte, je lis donc des traductions en français.

J’ai donc lu le premier roman qui met en scène Salvo Montalbano, après avoir vraiment apprécié l’adaptation de cette série pour la télé. Vigàta est, paraît-il, la copie conforme de Porto Empedocle, la ville natale d’Andrea Camilleri, c’est-à-dire une ville qui offre de nombreux décors pour des règlements de compte entre bandes mafieuses, de longues promenades sur la plage, de mauvaises blagues aux voitures de la police (beaucoup de pneus crevés qui mettent en rogne Montalbano, non à cause des ennuis causés mais parce que ses subordonnés ne vérifient jamais l’état des pneus avant de partir dans une improbable poursuite), et il y a bien sûr le Bercail, zone de non-droit où deux employés de la propreté publique retrouvent un matin l’ingénieur Luparello, mort dans une posture gênante que toutes les autorités compétentes vont s’employer à cacher. Tous sauf Montalbano, bien sûr, qui ne croit pas tout à fait à l’explication de mort naturelle fournie à tout qui accepte d’y croire. Comme c’est un homme honnête, le commissaire obtient un délai avant de fermer le dossier sur l’explication « officielle ». Son enquête va l’amener à croiser la veuve et le neveu de Luparello, la belle-fille sulfureuse de son adversaire politique, ainsi que des ouvriers effrayés mais lucides.

Le roman est assez court (251 pages) mais j’ai apprécié cette première enquête, l’ambiance sicilienne, la magouille sport national pour ces Siciliens, pour qui « la liggi » (la loi) et eux, comme l’explique le traducteur Serge Quadruppani, cela fait minimum deux, j’ai vraiment aimé l’honnêteté bourrue, la liberté intérieure et l’humour du commissaire Montalbano que je prendrai plaisir à retrouver plus tard dans une autre enquête. Mais – surtout pour mon travail en italien – l’intérêt se porte aussi sur la langue écrite par Andrea Camilleri, metteur en scène, poète et auteur, qui a décidé d’écrire en mêlant italien et sicilien, en employant des particularismes de sa région d’Agrigente (« la liggi  » en est un exemple). Son traducteur en français parvient à rendre cette originalité, notamment en empruntant des tournures au parler marseillais. Une des formes surprenantes de ce dialecte sicilien est l’emploi dans la conversation courante du passé simple là où le français utiliserait le passé composé.

« – Cela, c’est à vous de le découvrir, si vous en avez envie. A moins que vous ne vous arrêtiez à la forme qu’ils ont fait prendre à l’eau.
– Je ne comprends pas, excusez-moi…
– J’avais un ami, fils de paysan, plus jeune que moi. Moi, j’avais une dizaine d’années. Un jour, je vis que mon ami avait mis sur le bord d’un puits une écuelle, une tasse, une théière, une boîte à lait carrée, toutes pleines d’eau à ras bord, et qu’il les observait attentivement. « Qu’est-ce-que tu fais », je lui demandai. Et lui, à son tour, me posa une question : « Quelle est la forme de l’eau ? Mais l’eau n’a pas de forme ! dis-je en riant. Elle prend la forme qu’on lui donne ». »
(p. 167)

« Au collège, il avait eu un vieux prêtre enseignant de religion.

-La vérité est lumière, avait-il dit un jour.

Montalbano, élève du genre feignasse et casse-pieds, était toujours au dernier rang.

-Alors ça veut dire que dans une famille où ils disent tous la vérité, ils font des économies d’électricité.

Tel avait été son commentaire à haute voix, et il avait été mis à la porte de la classe. » (p. 214)

Andrea CAMILLERI, La forme de l’eau, traduit de l’italien par Serge Quadruppani, Pocket, 2001 (Fleuve noir, 1998)