Balla Fofana: de l’enfant naît le monde…

Publié le 23 avril 2024 par Africultures @africultures

Avec son premier roman intitulé La prophétie de Dali, Balla Fofana donne à lire l’exil et le choc des cultures à mots d’enfant cabossé, mais aux oreilles et aux yeux ouverts. Un récit intrépide et sans concession pour les deux sociétés qui l’ont vu grandir.

Balla Fofana entre en littérature en se racontant dans un récit autobiographique à hauteur d’enfant. Né en France, il part à trois ans au Mali puis retrouve quelques années après la région parisienne, tandis que son père a déserté le foyer conjugal et que sa mère élève seule ses six garçons. Le retour en France permet à cette femme de s’extraire de la société traditionnelle qui la contraint, et de donner à ses enfants l’éducation qu’elle aurait voulu recevoir. Mais ce retour ne se déroule pas sans difficulté :

Vendredi 20 novembre 1992. La France : un grand chez les autres. Personne ne nous attend. Na a couru en zigzag dans Bamako, comme une vipère de la savane aveuglée par le cagnard. Ça n’a pas suffi à alerter l’univers de notre retour dans l’Hexagone. On ne nous attend tellement pas que même le soleil n’est pas au rendez-vous (p.55).

Lors de son premier jour d’école, Balla mange avec sa main, comme il l’a appris dans son village malien. Rapidement, ce geste le marginalise d’autant que la froideur de ceux qui l’entourent le pousse à demeurer mutique. Alors on l’adresse à l’orthophoniste puis au psychologue, que son français approximatif nomme « Cyclope ». Ce dernier parvient progressivement à faire parler l’enfant, à écouter ses blessures, le père parti, l’exil, la mère qui ne veut pas que ce qui se passe dans l’intimité du foyer soit dit à l’extérieur. Le « Cyclope » se fait le médiateur d’un Balla pris entre deux cultures. Mais bientôt, on décide de le placer en « classe de perfectionnement » :

Être en perfectionnement, ça ne veut pas dire qu’on vous guide vers le soleil de la perfection. Loin de là. C’est une damnation. Le purgatoire, c’est nous. Personne ne croit en nous. Et surtout pas nous-mêmes. Nos familles non plus. Elles nous rejettent. A l’école, personne ne veut jouer avec nous. Je ne compte pas le nombre de « casse-toi sale perf » essuyés comme un crachat acide qui balafre la face. (p.86) 

Ces classes de perfectionnement qui perdurèrent durant un siècle pour prendre en charge les élèves dits « arriérés » selon la loi de 1909, et qui existèrent jusqu’en 2005, regroupèrent également des enfants issus d’autres cultures, à défaut d’autres dispositifs. Balla est stigmatisé dans cet univers parallèle. Ses frères se moquent de lui. De honte, sa mère  l’entraîne dans ses cours d’alphabétisation pour tenter d’enrayer ses prétendues difficultés scolaires.

Je m’efforce de mettre un temps fou à dessiner les lettres. Na trouve à redire sur ma façon de tenir le stylo. Elle me gronde parce que je mets les barres des « t » et les points sur les « i » et les « j » dès que je trace la lettre, alors qu’elle pense qu’il faut les mettre après avoir écrit les mots entièrement, ou en fin de phrase. (…) Peu importe, je ne vais pas cramer ma couverture. Je fais comme elle. (p.98).

Mais un jour arrive Dali, une amie de la mère, femme griotte, qui va durablement marquer Balla, en le considérant comme un enfant intelligent et en lui enseignant ce qu’il est avide de savoir :

Tu entendras beaucoup de gens te dire que la lecture c’est pour les Tὺbabuw. Qu’étudier rend fou. D’autres te diront que nos traditions orales sont des fables sans valeur. Ces deux camps font partie des égarés. Kalanbaliya ye dibi ye ! Celui qui n’est pas instruit vit dans l’obscurité. Ne méprise jamais l’instruction sous aucune de ses formes. (p.109) 

Puis elle lui parle de son histoire, de sa famille, de sa lignée, explique ce que tous ont voulu passer sous silence, met des mots sur les blessures de l’enfant. Commence alors son apaisement.

Intercalé au récit principal par de brefs fragments, surgit le récit du père, Boukhary, venu faire « l’aventurier » en France et à qui rien ne réussit depuis qu’il a quitté sa femme. Il apprend qu’elle parvient à se trouver une situation à force de travail et de sacrifice. Il décide alors d’aller frapper à sa porte. Par les yeux de Balla, le souvenir de ce moment ressurgit :

« Boukhary, ί tɛ silan Ala ɲe ! Ah ça tu n’as pas froid aux yeux ! » balance Na en tapant ses deux mains devant son visage. Quand une femme mandingue fait ce geste, ce n’est pas pour applaudir, ça veut dire qu’elle est prête pour la baston. « Alors comment ça t’es venu réparer ?! », Na rit si fort que son buste se balance d’avant en arrière. (p.145)

Le père ne passera pas la porte mais la famille devra fuir encore. Un nouveau quartier, un nouveau logement, une nouvelle école, une nouvelle classe de perfectionnement. Et bientôt cet enseignant qui décèle en Balla le bon élève qu’il peut être. Dali le met en garde une dernière fois :

Garde à l’esprit qu’un pion se déplace comme tel parce qu’on lui a dit qu’il n’était qu’un vulgaire pion. Te présenter au monde avec tes stigmates et te définir uniquement par eux, c’est inciter les autres à ne te regarder que par la lorgnette de tes blessures. (p .166)

Alors Balla est prêt à grandir.

Entre Romain Gary et Ahmadou Kourouma pour ce qui est du jeune narrateur au ton mi-didactique, mi-humoristique, Balla Fofana se situe à la frontière des cultures, tandis que le personnage de l’enfant incarne, au terme de l’œuvre, la pleine altérité. Bien sûr, avant cela, les impasses sont nombreuses. Comment devenir Homme en l’absence de repère paternel ? Comment se définir quand les autres nous rejettent ? Balla, l’enfant du manque, taiseux à défaut de trouver sa place, obtient avec les imprécations prescriptives de la griotte la force de vivre et de devenir le fils de l’oral et de l’écrit, le fils du Mali et de la France.

L’écriture est vive, tendre, diglossique et mêle les cultures et les points de vue. Elle permet de faire d’une mère célibataire exilée, une héroïne d’aujourd’hui, de l’enfant des classes ghetto, parti pour échouer, l’écrivain prometteur que l’on se plaît à découvrir.

Un récit qui en appelle d’autres.

Emmanuelle Eymard Traoré

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