LittÉrature Égyptienne (11) : chant d'amour

Publié le 23 août 2008 par Rl1948

   A quelques exceptions près, afficher sa nudité, chez les Egyptiens, reste jusqu’au Nouvel Empire l’apanage de celles et ceux que des vêtements auraient pu gêner dans l’exercice de leur profession : je pense aux pêcheurs ou à certains types d’artisans que l’on voit peints sur les parois de mastabas de l’Ancien Empire, par exemple. Je pense aussi, bien sûr, aux acrobates, aux danseuses ou à des paysannes porteuses d’offrandes ...

   Bien évidemment, et les cuillers à fard que je vous ai présentées dans mon article du 20 mai dernier le prouvent à l’envi : on plongeait nu dans le Nil et ses canaux.

   C’est à partir du Nouvel Empire, les codes moraux semblant évoluer dans une classe sociale privilégiée, qu’apparaissent de plus en plus des représentations d’une nudité à connotation délibérément érotique avec, en parallèle, une poésie amoureuse d’une beauté remarquable.

   C’est l’un de ces textes que je vous propose aujourd’hui, ami lecteur. Vous vous souvenez très probablement de cet amoureux transi qui, parce que sa belle se trouvait de l’autre côté du fleuve, n’hésita pas un instant à le traverser en allant jusqu’à considérer la présence d’un crocodile aussi inoffensive que celle d’une souris.

   Ce très beau poème avait été gravé sur la panse d’un vase retrouvé à Deir el-Medineh. Faisant apparemment partie d’un ensemble, il suivait celui que je vous donne à lire ci-après. Cette fois, après celles du jeune amoureux, ce sont les paroles de l’Aimée que nous allons découvrir dans cette "scène du bain".

   D’aucuns ne voulurent comprendre en elle qu’une simple, voire banale scène de genre. 

   En revanche, l’égyptologue belge Philippe Derchain, par une traduction renouvelée et pointue, ainsi que par une analyse comparative de certains détails sémantiques, récurrents dans la littérature égyptienne, a magistralement et définitivement prouvé qu’il n’en était rien et que, tout au contraire, derrière cette apparente banalité se cachait une exceptionnelle scène de séduction, mâtinée d’une pointe de rouerie bien féminine que, vous conviendrez avec moi messieurs mes lecteurs, nous serions bien sots de blâmer et vous mes lectrices, bien sottes de vous (et de nous) en priver.
  

Ô mon dieu ! Ô mon lotus !
J’aurai envie de descendre dans l’eau
Pour me laver devant toi
Et ferai en sorte que tu vois mes charmes
A travers ma robe de lin royal de première qualité
Imprégnée (d’onguent)
J’entre à l’eau avec toi
Et j’en ressors pour toi avec un poisson mordoré.
Il se sent en sécurité sur mes doigts
Et je le pose devant toi ...
Viens, occupe-toi (enfin) de moi.


(Traduction Philippe Derchain : 1975, 73-5)

   Sans bien évidemment m’avancer vers de l’inutile paraphrase, permettez-moi néanmoins, ami lecteur, de quelque peu préciser certains emplois lexicographiques qui vous permettront de mieux comprendre encore tout l’érotisme sous-jacent de cette oeuvre.


   Le premier vers, déjà : la jeune femme s’adresse à l’homme qu’elle aime comme à un être divin, mais en assortissant cette exergue d’une comparaison avec le lotus. Quand on sait que cette fleur constitue un symbole de renaissance, quand on sait qu’elle était mise en rapport avec le dieu soleil Rê, en sa jeunesse, on ne peut attribuer au hasard le fait que l’Aimée entame son invocation de la sorte : elle prête d’emblée à l’Aimé l’éclatante jeunesse du plus brillant de tous les dieux. En outre, il n’est pas inintéressant de savoir que, dans la mythologie égyptienne, le lotus était porteur d’une valeur érotique indéniable : ainsi était-il souvent comparé aux seins d’une femme.

 
   Les filles nageaient nues, je l’ai mentionné en tout début d’article. Or, ici, la belle garde son vêtement et insiste même sur la finesse du tissu. La croira-t-on à ce point prude ? Non, bien sûr : cette volonté est tout à fait significative. Nous savons tous, en effet, et certainement déjà en ces temps anciens, que la transparence d’un tissu qui colle à la peau quand une femme sort de l’eau est mille fois plus suggestive, mille fois plus sensuelle, mille fois plus érotique, que la nudité "toute nue".

  

   Enfin, j’ai déjà eu l’occasion d’indiquer, dans mon article du 3 juin dernier sur les poissons, la raison pour laquelle la "tilapia nilotica" représentait, aux yeux des Egyptiens, un symbole de régénération, un symbole de fécondité.

   Pouvez-vous un seul instant imaginer que, aussi habile soit cette jeune femme, un petit poisson va ainsi se laisser piéger et attendre bien sagement au bout de ses doigts qu’elle l’offre à l’homme qu’elle aime ?

   Certes, non ! C’est dès lors autre chose qu’il faut voir dans ce qui n’est qu’une métaphore : c’est elle, c’est l’Aimée qui, en fait, s’offre tout entière. C’est à une superbe invitation à la relation amoureuse qu’il a droit cet heureux jeune homme. On ne peut être plus précise dans l’allusif ...

  
   Voilà, sans trop, j’espère, avoir perturbé l’atmosphère dans laquelle ce petit chant d’amour nous avait plongés, ce que je voulais, ami lecteur, ajouter à sa compréhension première afin de simplement faire remarquer qu’il pose - si besoin en était encore de le prouver - la culture littéraire égyptienne antique à l’acmé de toutes celles qui, comme la Grèce, l’Inde, la Chine, voire même la nôtre quand elle n’est pas uniquement placée sous l’éclairage judéo-chrétien qui tant brime les corps et le plaisir, considèrent les rapports amoureux autrement que destinés à perpétuer l’espèce humaine.