Naissance de Julio Cortázar

Par Angèle Paoli

Le 26 août 1914 naît à Bruxelles Julio Cortázar.


  Fils d’un diplomate argentin, Julio Cortázar est élevé à Buenos-Aires par sa mère après l’abandon paternel. Diplômé de l’École Normale, Julio Cortázar s’adonne à la poésie pour déjouer l’ennui et la morne solitude des villes de province où il enseigne. D’inspiration mallarméenne, son premier recueil est publié en 1938 sous le titre Presencia (Présence). Influencé par la littérature française d’une part ― Jean Cocteau, Raymond Roussel, Guillaume Apollinaire, Raymond Radiguet et Alfred Jarry sont ses maîtres ―, par Edgard Poe, Nathaniel Hawthorne, Jorge Luis Borges de l’autre, Julio Cortázar, traducteur de Jean Giono, d’André Gide et de Marguerite Yourcenar, se lance dans l’écriture fictionnelle. Nouvelles fantastiques et romans dans lesquels il tente de « créer une autre réalité peut-être plus proche de la réalité ». Publié au Mexique en 1958, le recueil de nouvelles Les Armes secrètes ― dont l’une d’entre elles, « Les fils de la vierge » [« Las Babas del diablo » (« La Bave du diable »)], a inspiré Antonioni pour Blow-up ―, « révèle la face démesurée, sublime ou horripilante du quotidien ». Julio Cortázar est mort le 12 février 1984 à Paris où il s'était exilé en 1951.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


D.R. Ph. angèlepaoli


LES FILS DE LA VIERGE
  Personne ne saura jamais comment il faudrait raconter ça, à la première ou à la deuxième personne du singulier, ou à la troisième du pluriel, ou en inventant au fur et à mesure des formes nouvelles, mais cela ne servirait à rien. Si l’on pouvait dire : je vîmes monter la lune ; ou : j’ai mal au fond de nos yeux, ou, en particulier : toi, la femme blonde, étaient les nuages qui passent si vite devant mes tes ses notre votre leurs visages. Seulement voilà…
  Puisqu’il faut raconter, l’idéal serait que la machine à écrire (j’écris à la machine) puisse continuer à taper toute seule et moi, pendant ce temps, j’irais vider un bock au bistro d’à côté. Et ce n’est pas simple façon de dire. L’idéal en effet, car le trou qu’il nous faut raconter est celui d’une autre machine, une Contrax 1,2, et il se pourrait bien qu’une machine en sache plus long sur une autre machine que moi, que toi, qu’elle (la femme blonde) et que les nuages. Mais je n’ai même pas la chance qui sourit aux innocents et je sais bien que si je m’en vais, cette Remington restera pétrifiée sur la table avec cet air doublement immobile qu’ont les choses mobiles quand elles ne bougent pas. Donc, je suis bien obligé d’écrire. Si l’on veut que ce soit raconté, il faut bien que l’un de nous l’écrive. Autant que ce soit moi, qui suis mort, qui suis moins compromis que le reste ; moi qui ne vois que les nuages et qui peux penser sans être dérangé (en voilà un autre qui passe avec un bord gris), moi qui peux me souvenir sans être dérangé, moi qui suis mort (et vivant aussi, je ne prétends tromper personne, on s’en apercevra bien à la fin), j’ai commencé, puisqu’il fallait bien que je démarre d’une façon ou d’une autre, par le bout qui se trouve le plus loin, celui du début ; tout compte fait, c’est encore le meilleur moyen quand on veut raconter quelque chose.
  Je me demande soudain quel besoin j’ai de raconter tout ça, mais si l’on commence à se demander pourquoi l’on fait ce que l’on fait, pourquoi, par exemple on accepte une invitation à dîner (un pigeon vient de passer, et un moineau aussi, je crois) ou pourquoi, quand on vous a raconté une bonne histoire, on ressent comme un chatouillement à l’estomac qui vous pousse dans le bureau d’à côté pour raconter l’histoire au voisin ; ça soulage aussitôt, on est satisfait et on peut retourner à son travail. Personne, que je sache, n’a encore jamais expliqué ce phénomène ; de sorte qu’il vaut mieux passer outre ces sortes de pudeurs et raconter, car après tout, personne n’a honte de respirer ou de mettre des chaussures ; ce sont des choses qui se font et quand il arrive quelque chose d’anormal, lorsque, par exemple, on trouve une araignée dans sa chaussure, ou que l’on fait un bruit de verre brisé en respirant, alors il nous faut raconter ce qui arrive, le raconter aux copains du bureau, ou au médecin : « Ah ! mon Dieu, docteur, chaque fois que je respire… » Toujours raconter, toujours se délivrer de ce chatouillement désagréable au creux de l’estomac.
Julio Cortázar, « Les fils de la vierge », Les Armes secrètes [1963], Editions Gallimard, Collection folio, 1973, pp. 83-84-85. Traduit de l’espagnol par Laure-Guille Bataillon.



Voir aussi :
- (Terres de femmes) Julio Cortázar/Ligne de mire.