Le choix d’être vivant

Par Carmenrob

Si les livres audio agrémentent le tricot, les livres papier meublent pour leur part mes fins de soirée. Je préfère en général, pour ce moment de la journée qui prépare au sommeil, des livres qui ne seront pas susceptibles de créer des pics d'adrénaline. Le livre Les trois mains de Jean Royer constitue une lecture parfaite pour calmer l'agitation du jour et induire l'apaisement et l'intériorisation.

Jean Royer a mené en parallèle une carrière de journaliste artistique et de poète. Je connaissais de lui et j'appréciais son travail journalistique pour l'avoir lu dans Le Soleil et dans Le Devoir. Ses articles se révélaient toujours professionnels et d'une grande qualité littéraire. J'avais aussi lu, il y a quelques années, La Main nue, un court récit repris dans la compilation que constitue Les trois mains, soit La main cachée, La main ouverte et La main nue.

On sait que Jean Royer est né sans main droite, empêchée de croître par l'enroulement du cordon ombilical. Cette caractéristique a marqué sa vie. Il a dû composer avec la culpabilité de son père, qui a interprété cette infirmité comme une punition du ciel pour avoir abandonné la soutane. Cette culpabilité a fait sombrer le père dans le silence et la mélancolie, lesquels ont assombri le décor de son enfance. Il a dû aussi transiger avec le regard des autres sur son imparité. Et c'est la poésie, le langage, la parole, qui ont permis au jeune homme et à l'homme mûr de combattre la tristesse paternelle et de trouver la lumière. " C'est en écrivant des poèmes que j'ai saisi un peu du sens de ma vie, que j'ai pris possession de mon destin amoureux, que je me suis rapproché de ma mère, l'amoureuse sans condition de mon père mélancolique. "

La main cachée nous fait entrer dans l'intimité de l'auteur et nous révèle des éléments autobiographiques exposés comme ingrédients déclencheurs d'une quête de sens et de connaissance de soi. Dans La main ouverte, Royer nous présente des artistes et des écrivains qu'il a côtoyés et qui ont influencé sa propre réflexion, tels Félix Leclerc, Gilles Vigneault ou Jordi Bonet pour n'en nommer que quelques-uns. Enfin, La main nue me semble la partie la plus poétique de l'œuvre et démontre l'importance de la littérature, dans sa vie, mais aussi comme composante essentielle à la culture de toute société.

Ces quelques propos ne prétendent pas résumer celui du recueil Les trois mains, une œuvre riche et touchante dans son contenu et variée dans sa forme. Une ligne directrice me semble traverser tout le livre et sans doute toute la vie de Jean Royer : la puissance de la parole comme moyen d'être présent à soi, donc d'être vivant.

Extrait

J'ai passé toute mon enfance au bord de l'hiver, même quand on savait qu'il ne neigerait pas et que le temps semblait s'adoucir. Attention : danger. Le père risque de rentrer dans son regard inquiet, derrière un mutisme inexpliqué. La mère doit rester toujours près de son homme, en toute saison, prête à porter son manteau de renard, pour ne pas laisser son mari tomber dans l'hiver sans elle. Le perdre, ce serait perdre le sens de sa vie. Et les enfants-pour-le-rendre-heureux n'appartiennent pas eux non plus à l'hiver mais à l'été. (p. 254)

Jean Royer, Les trois mains, Bibliothèque québécoise, 2006, 331 pages