Un peu de tapas pour faire descendre les zakouski (littéraires !)

Par Georgesf

J’ai été très sensible au commentaire de Françoise Guérin qui, la semaine dernière, me déconseillait de publier des extraits de mes nouvelles. Et cela, très joliment : «  Quelle horreur ! Mis bout à bout, ces extraits couperaient l'appétit d'un ogre ! Ca me fait penser à ces cocktails où on avale, en discutant, des petites bouchées de n'importe quoi, toutes plus délicieuses les unes que les autres, mais, au final, on ne sait pas ce qu'on a mangé et on rêve d'avaler des pâtes au beurre pour faire tenir le tout au fond d'un estomac malmené. Georges, ton travail, c'est de la littérature, pas de la restauration rapide ! Tes textes méritent mieux que ce traitement de goujat ! »

 Elle a bien sûr raison, Françoise dont je vous recommande plus que jamais l’excellent carrefour littéraire, elle a raison une fois de plus. Ah oui, mon travail est de la littérature, et pas qu’un peu ! (Maintenant que j’ai les honneurs de la Revue Littéraire, je me le répète toutes les heures). Et l’on est le 2 septembre, la paie est arrivée, vous n’avez pas encore fait les achats scolaires de rentrée ni payé le troisième tiers, il vous reste forcément 18 euros dans votre portefeuille pour vous offrir l’intégrale de Qui comme Ulysse avant que le tirage ne soit épuisé.

Mais seulement voilà, je suis en retard, je n'ai pas le temps de parler de sujets sérieux, je vais donc parler de moi, ça va plus vite, je ne m’en lasse pas, et c'est déjà écrit. Voici, en tapas, pour changer des zakouski, la nouvelle série d’extraits des nouvelles de Qui comme Ulysse. Mais après ça, pas question de rester assoupis à table, vous filez chez votre libraire, même pas le préféré, le plus proche car ça devient urgent, et vous achetez Qui comme Ulysse pour comparer les extraits et la version intégrale. Vous préférerez l’intégrale, si vous êtes bien élevés. Ensuite, vous publiez sur votre blog un billet pour dire tout le bien que vous en avez pensé. Si vous n’avez pas de blog, allez donc bloguer chez les autres : il y a plus de 400 blogs littéraires ouverts aux commentaires en France (oui, Daniel Fattore, il faut penser à la Suisse, oui, Nicolas Ancion, il faut penser à la Belgique, et j’allais oublier le Canada de Jules).

Ah, pendant que vous y êtes, laissez quelques mots pour ma coloc’ de présentoir au Furet du Nord, la pauvre Christine Angot : tous les passants se ruent sur elle (enfin, sur son bouquin), feuillettent en laissant des traces de doigts gras et suintants, rougissent et gloussent en passant dans les zones les plus érogènes, et repartent palpitants, sans oublier de prendre Qui comme Ulysse pour faire bonne figure.

Quelques extraits à citer dans les dîners en ville
(Et à la cantine, on peut aussi ? Mais comment donc, faites, faites...)

   Ici, le temps n’était plus qu’une grotesque pelote de fils élastiques enchevêtrés, dont chaque individu tirait un brin, au gré de ses humeurs. Les brins se mêlaient, se nouaient, s’allongeaient, se rompaient, et alors ? Chacun avait ses tronçons de temps et ne se souciait pas de ceux des autres. Zlatko le savait bien, chaque heure avait ici sa durée propre : celle qu’on savoure en buvant une bière morne avec un ami, celle qu’on brûle à veiller gaiement un parent mort, ou celle qu’on égrène, poussiéreuse, dans l’espérance d’un autocar qui ne viendra jamais. Il fallait la folie raisonneuse d’un Occidental pour tenter de les superposer. Parfois, par miracle, quelques brins se croisaient, se tressaient, et le temps commun de quelques-uns devenait alors un toron plus solide, presque un câble. Mais chacun savait qu’une telle coïncidence était éphémère : le temps, le vrai temps, ne pouvait qu’être individuel, discontinu. Impartageable.

(La partie des petits saints)

 Il leva les yeux et vit le gris du ciel, cerné de lourdes montagnes blanches. Jamais il n’avait eu si froid. C’était un froid pénétrant, presque doux dans son étreinte, et ce froid le paralysait avant de le tuer. Non, ce n’était pas le froid, c’était simplement l’étrange lit dans lequel il était couché. Pas un lit, un cercueil. Michel Pelluaz se réveilla en nage, encore frigorifié. C’était donc encore et toujours ce même cauchemar.

(Le voyage vers le frère)

 
   Elles ont presque tout en commun, presque tout pour presque toutes. Elles sont toutes de Meudon,sauf Betty qui habite Sèvres, c’est bien mais c’est plus mélangé, et Margot qui vit exilée à Vélizy du vilain côté de la nationale, à cinq minutes, une autre planète. Elles jouent presque toutes au tennis le vendredi après-midi, sauf Marie-Do qui monte à l’Étrier de Meudon, et Martine qui n’a pas le temps, elle n’a jamais le temps de rien. C’est d’ailleurs pénible, sa façon de le rappeler à tout propos.

   Elles envoient toutes leurs enfants à Notre- Dame, sauf Vicky qui préfère mettre les siens au lycée Rabelais – il faut qu’ils apprennent à se frotter à toutes les catégories sociales, ce sera une force dans la vie. Et Isabelle qui les confie à l’École alsacienne, parce qu’on peut dire ce qu’on veut mais... Elles sont toutes plus ou moins actives à la paroisse Saint-Martin, même Margot, mais pas Martine qui dit fréquenter Notre-Dame de l’Assomption – tu parles, elle ne connaît même pas les heures des messes.

(Une incartade)

Guillermo R. était natif de Séville, vicaire à Séville, aficionado à Séville. Il avait reçu du Seigneur ces trois grâces et les vivait en une confusion fervente : quand approchait la fête de Pâques, en son for intime, il s’apprêtait aussi à fêter la résurrection de la saison des corridas.

  D’un pas allègre mais recueilli, il traversait alors le Guadalquivir au pont de San Telmo, empruntait le long paseo Cristóbal Colón et, tremblant d’effusion, s’engouffrait dans la Plaza de Toros de la Maestranza comme on pénètre dans une cathédrale : il venait communier à la joyeuse messe de la mort, l’office noir et chamarré.

(Et à l’heure de notre mort)

C’est le jour du blog de voyage. Joseph l’écrit chez lui, confortablement installé devant son PC. Il s’est servi un café allongé, il a choisi la musique qu’il écoutera ; aujourd’hui ce sera l’intégrale des sonates de Liszt, c’est si agréable de voyager en compagnie de Franz Liszt. Sur sa table traînent des atlas, un dictionnaire français-anglais. Son étagère est pleine de Guides du routard, de Lonely Planet.

  Joseph hésite : où partira-t-il cette fois-ci ? Il ouvre l’atlas, surfe sur internet, consulte les blogs de voyage des autres. Tiens, la route de la soie, ce ne serait pas mal. Un peu long, peut-être. Il la prendra à la sortie de la Turquie, ça raccourcira le voyage.

(La route de la soie)

   Venise ? Que m’importe Venise ? Je me moque de Venise comme de son carnaval, mais j’aime Watteau, et c’est à cause de lui que nous sommes allés au carnaval de Venise.

  À cause de Watteau, et plus précisément de son Indifférent, une huile plus petite qu’une feuille de courrier. Proust le classait parmi les huit plus beaux tableaux du Louvre, je me demande ce qu’il trouvait aux sept autres. L’Indifférent n’est que grâce. Il s’avance, solitaire, léger et gravement insouciant. Il ignore, il s’en va. Il me fascine, comme un miroir : je suis l’Indifférent, j’ai la certitude d’avoir un jour posé pour ce tableau. J’ai toujours rêvé de m’habiller en Indifférent, de me promener comme lui dans la foule, les bras dansants. Admiré, mais pas trop regardé, comme on ne peut le faire qu’à Venise, quelques jours avant le carême.

  Va pour Venise.

(L’Indifférent)

Nous passons devant la cathédrale aux murs rose et crème : les mendiants sont toujours là. Elena donne une pièce à l’aveugle :

¡ Dios le bendiga !

Elle le gratifie de quelques bonnes paroles. Mais les plus belles sont pour moi, quelques mètres plus loin :

– Tu sais qu’il vit avec la grosse folle ? Il l’a séduite quand elle était encore jeune, toute belle et innocente, la pauvre.

  Bien sûr, j’avais la tragédie devant moi, et je l’avais manquée. Un drame shakespearien. Le tombeur au regard tendre séduit la jeune folle qui vivait recluse chez son père. Ce dernier est outragé, le vaurien a vu la nudité de sa fille, il lui fait crever les yeux. La jeune éplorée comprend, elle suit son amant. Ils s’installent sur les marches de l’église où le don Juan chantera toute sa vie les splendeurs cachées de sa belle. Grand scandale chez les prudes paroissiens.
   (Rapace)