Rentrée littéraire : Corniche Kennedy, Maylis de Kerangal

Par Topolivres

Maylis de Kerangal : la fille sur la Corniche Kennedy


Robert Walser griffonnait sur des paperolles infrafines, enroulées jusqu'au végétal. Dans Corniche Kennedy, Maylis de Kerangal se choisit une bande de terre pas plus épaisse qu'une crête de lettres échevelées. Ce faisant, elle regarde dans la droite lignée de Walser. Son horizon, il me semble, croise le sien.
Dans ce conte cruel et émouvant, entre ciel et mer, subsiste la dure falaise avec ses anfractuosités. Elle forme un décor plus déployé que Marseille, plus vif et rugueux que les totems fous des Calanques.
Abrupte, érotique et prompte au passage à l'acte : c'est la Corniche Kennedy. Dans le livre de Maylis de Kerangal, tous les personnages le savent bien. Chacun y tentera sa chance et sa survie. Vient le moment où le lecteur se hisse à son tour sur le souvenir d'un plongeoir, d'une échelle ou d'un barreau ; d'une corniche ou d'un nez, celui de Kennedy, qu'importe à cet instant. Le vide affleure et le vertige remonte en fusée. A chacun sa page pour choisir de sauter.
Le livre est bouleversant : on suit auteure, personnages et soi-même dédoublés osciller lentement, s'envoler sûrement, se percher sur les deux plongeoirs naturels que Maylis de Kerangal nomme si drôlement et à propos que je m'en voudrais de donner leurs langues au chat ici.
La Corniche Kennedy n'est ni basse ni haute, elle serait plutôt indécise entre paradis et enfer, oscillographe sculpté par les incessantes étreintes entre la roche et les précipitations. Certainement, Maylis de Kerangal a reconnu cette étroite langue pour sienne, ce territoire ténu et vaste de quelques centimètres qui a valeur d'infini lorsque d'autres implorent vainement depuis leurs livres des galaxies et des continents.
De cet endroit à elle, elle déroule soudain un art si subtil de la visée et de la vision qu'il faut à de multiples reprises se frotter les yeux pour savoir que l'on a lu et non pas vu.
La Corniche, langue de terre sauvage, crée ses plongeoirs rognés par les vents. C'est le lieu de l'enfance, de l'adolescence, de l'âge d'avant et de l'âge d'après précipités dans les remous, ou lancés follement dans le ciel que l'on fixe. Des pieds viennent se poser sur ces plongeoirs et empruntent une langue à eux qui est aussi celle de la terre qu'ils foulent. D'autres les observent à la jumelle. Sur ces plongeoirs, on va tenter le diable et éprouver à la fois le vide et la vie, la peur et la couardise, l'informulé et l'harmonie.
Ce risque du saut dans le vide est fait pour être couru, on n'y peut rien. C'est un geste instinctif, une tentation et aussi un dégoût voluptueux, c'est un pur désir. Aussi vieux que la falaise, le tir d'un arc et la pente du monde.
Dans ces temps d'assurances contre la vie à force de craindre la mort, ces temps si malheureux que nous vivons parfois, ce saut enivrant, digne d'un Sa Majesté des mouches urbain, est vital. Je le salue.
Enfin, non révélée, c'est-à-dire encore enfouie dans sa gangue, une parole court le livre. Elle est juste esquissée et délibérément emprise dans la roche. C'est une parole rare, hébétée de soleil, de justesse et d'émotion, qui touche au vertige d'être.
Corniche Kennedy vaut largement la peine de s'y pencher, sur la rentrée littéraire 2008-2009. C'est l'un des plus beaux livres qui soient. Un saut parfait. Plongeons.
Isabelle Rabineau