Les Armées **/Evelio Rosero

Par Essel

Titre de l'édition originale : Los Ejercitos (2007)
Traduit de l'espagnol (Colombie) par François Gaudry aux éditions Métailié (2008)


RENTRÉE LITTÉRAIRE 2008
LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
"Dans la cuisine, la belle petite cuisinière - on l'appelait la Gracielita - faisait la vaisselle, juchée sur un escabeau jaune. Je la voyais par la fenêtre sans vitre de la cuisine donnant sur le jardin. A son insu elle roulait des hanches en lavant les plats ; sous sa courte robe d'un blanc éclatant, chaque partie de son corps se dandinait au ryhtme frénétique et consciencieux de la besogne : assiettes et tasses étincelaient entre ses mains brunes, de temps en temps surgissait un couteau à dents, brillant et joyeux, mais comme ensanglanté. Moi aussi je souffrais, à cause de Gracielita, mais aussi de ce couteau ensanglanté."(p. 11-12)


Voilà le tableau que contemple un vieil homme, Ismael, qui ressent toujours du désir pour les femmes. Tant qu'il y a du désir, il y a de la vie...  Alors il continue à admirer cette gamine et sa patronne, nue à se dorer toute la journée, du haut de son échelle, feignant de cueillir ses oranges et malgré les remontrances de son épouse Otilia. Mais l'image de ce couteau ensanglanté dès l'incipit est un mauvais présage. Car on fête aussi dans cette jolie petite ville colombienne l'anniversaire de la disparition de l'un de ses habitants. Bientôt c'est au tour du voisin, de son fils et de la petite cuisinière de disparaitre, pris en otages. Il ne fait bientôt plus bon de vivre à San José car les guérillos et les militaires se disputent son emplacement stratégique...
Voici un roman étranger sur lequel il convient vraiment de s'attarder. Cet auteur colombien aborde ici la violence et la peur qui sévissent dans ce pays ensanglanté, mais sous un jour particulièrement original en choisissant tout simplement un vieil instituteur à la retraite comme narrateur. Au début, la sève de la vie est toujours là, dans ses yeux, dans son coeur, malgré son genou, malgré ses fuites urinaires, malgré la vieillesse assassine. Et puis, tout part à vau-l'au : il n'a plus rien à voir, à désirer ; il n'a plus de petite femme qui l'attend au foyer. Il voit ses voisins, ses amis, ses anciens élèves assassinés pour rien. Il voit son village dévasté. Après son physique, c'est son mental qui vacille, dernier rempart avant l'issue finale... Le monde tangue sous les yeux du vieil homme, à l'image de ce pays tourmenté. Un beau roman que voilà, fidèle reflet d'une réalité difficile à appréhender pour ceux qui comme nous n'ont jamais connu ces horreurs.
Ce roman a reçu le premier Prix Tusquets à Guadalajara en 2006, dont le jury était présidé par Alberto Manguel.