Fil narratif de médiation culturelle : éternel retour d’Ubu roi – œuvres de Fanny Béguély, Ludovic Nino, Josefina Paz, 68ème Salon de Montrouge février 25 – Gilbert Peyre, Sarvenaz Farsian, La Halle Saint-Pierre, 17 février 25 – Georges Didi-Huberman, Gestes critiques, Klincksieck 24 – François Hartog, Départager l’humanité. Humains, humanisme, inhumains, Gallimard 24 – Franck Fischbach, Faire Ensemble. Reconstruction sociale et sortie du capitalisme, Seuil 24 – (…)
Sous la coupe d’Ubu, à nouveau, au secours
Tout a été très rapide. La valse des saluts nazi. La mise à sac orgiaque de l’état de droit. La mise au pas des scientifiques, les brimades des minorités, des artistes censurés, des listes de livres interdits. Démonter les institutions toxiques du capitalisme avait toujours été présenté comme tabou, impensable, impraticable, là, en quelques jours, les structures démocratiques ont valsé par terre par décrets de guignol. Triomphe ubuesque. A quoi aura donc servi les incantations bon teint au « devoir de mémoire » !? Partout dans le monde, le retour de l’arbitraire comme autorité salvatrice excite des politiciens et politiciennes. Ils elles peuvent à nouveau laisser parler leur vraie nature, viriliste, suprémaciste, fasciste. Il était impossible de financer la transition écologique, soit conjurer le pire désastre qui menace l’humanité. Les pompes à fric, comme par miracle, s’amorcent au quart de tour pour l’industrie de la guerre. Même dans la petite Belgique, le ministre Théo Francken trépigne d’impatience à l’idée d’inaugurer de nouvelles usines d’armement, comme s’il s’agissait de la réalisation d’un rêve d’enfant. Chars, obus, roquettes, mines, chouettes. Enterrée donc l’impuissance face à la catastrophe écologique, voilà l’issue : décréter un âge d’or où prime l’intérêt de nantis, millionnaires, milliardaires, maquillés en cadeaux pour l’humanité, en figures providentielles.. MBGAAA, Make Bullshit Great Again, Again, Again… (Triple A comme pour l’andouillette).
Bibliothèque refuge
Il s’accroche aux meubles, hésite à sortir, reste prostré des heures, même pas à lire, ce qui requiert une fameuse énergie, mais à contempler l’infini de sa bibliothèque, infini parce que l’ensemble des ouvrages rassemblés là au fil de sa vie forme quelque chose qui dépasse la somme arithmétique des livres, outrepasse ce que son temps de lecture y a pris et laissé, réactivant les âmes qui ont façonnés et celles qui ont lus aussi ces ouvrages, chacune différemment et en même temps en convergence aveugle (pressentiment d’un « nous » potentiel, bienveillant, hospitalier). Infini, parce qu’à travers la littérature accumulée là – alignée sur des planches et en piles du sol au plafond -, il nage dans un vaste échantillon représentatif d’à peu près tout ce que sa communauté historique, a pensé, imaginé, senti, rêvé, projeté vers le futur, voulu transmettre. C’est un refuge, non pas la bibliothèque matérielle, mais le vague du regard qu’elle suscite magnétiquement, comme l’action de la lune sur les marées. Un vague qui répand en chaque muscle une plénitude plurielle, polymorphe, illimitée, le sentiment d’un accomplissement et d’un repos mérité, sans fin. Une aspiration qui comble. Plus rien à faire quoi que ce soit d’autre. Il ne lit plus, il est tout entier lecture. Un tombeau confortable. Sa conscience engourdie s’en va grappiller paresseusement dans l’horizon imprimé, désordonné, buissonnant, de maigres raisons d’espérer pouvoir rester là, tranquille, inaperçu, oublié.
Bibliothèque et constellations
« Il m’arrive quelques fois, parcourant ma bibliothèque, de la regarder d’un œil distrait, un peu vague et flottant, comme si je voulais m’éloigner d’elle ou, plutôt, comme si je la considérais comme une atmosphère à traverser et non comme une simple collection de volumes à consulter ou passer en revue. C’est alors que, dans la grisaille générale, apaisante, des couvertures en papier cristal, surgit une dissémination qui forme quelque chose comme des constellations, ici et là… « (DH,190) Voilà, s’il se réfugie aux lisières de sa bibliothèque, c’est pour l’émergence de semblables constellations, leur rayonnement auratique, cosmos qui fait signe, nébuleuse galactique, aux fins fonds de laquelle sont toujours en train de se jouer les commencements, les interactions aléatoires – à travers son histoire propre immergée dans celle particulière de chaque texte -, entre auteurs et autrices, de la fiction aux sciences sociales, de la poésie aux vulgarisations scientifiques, depuis le premier texte lu (qui n’a cessé de croître à travers les autres textes abordés, absorbés, traversés jour après jour). Clignotent des constellations de thèmes, de titres, de moments, dessinées par des collections d’éditeurs, des graphismes, des typologies, des couleurs, des titres, se configurant différemment selon les jours, ses humeurs mémorielles, attestant d’une constante volonté, pas forcément délibérée, mais sous-jacente, de soutenir la démocratie par une compréhension tâtonnante du vivant, à défaut d’un projet linéaire préalable. Son regard joue avec ces constellations brasillant dans le lointain. Références floutées. Il ne va plus vers elles pour les identifier pour activer leurs connexions avec sa destinée, son devenir, lire les titres, les noms d’auteurs-trices, extraire tel ou tel volume de sa rangée, ouvrir, prélever des extraits jadis soulignés ou annotés, actualiser la matière lue. Sa bibliothèque règne ç présent bien comme une « atmosphère » qui lui donne le change, une extension nébuleuse de son organisme mental où se conservent, dans les limbes, ses forces du changement. Pour un jour, on ne sait jamais ! Au repos, en jachère. Atmosphère ou « substance spirituelle » à la Hegel !? Substance, sans rien de pur ni de sublime, sédimentée par près de 50 ans de lectures brutes, à l’arrache, d’acquisitions intuitives, mais toutes, comme par hasard, intéressées par le vivant, le féminisme, le colonialisme, les forces critiques, d’autres modes de production, autant de recherches convergeant vers une possible nouvelle « science sociale du vivant », que ce soit dans les travaux de chercheurs et chercheuses ou dans les styles et fictions prémonitoires, exploratoires, d’auteurs et autrices. Il y aperçoit l’amorce de passages possibles vers ailleurs, des anfractuosités symboliques qui facilitent l’ascension des murailles, des pistes irrégulières, irrationnelles, des sorties de secours. Il en faut pour déjouer les menaces, continuer à progresser vers l’émancipation individuelle, certes, mais mutualisable (tout texte est lettre morte s’il n’est pas moisissure prolifique d’une communauté d’affects, d’idées, de pensées, de désirs, lire consistant à détecter ce degré de moisissure, entre les lignes, sous les mots, plus exactement là où, dans l’organisme lecteur, les mots et phrases déposent leurs levures indigènes).
Lire et ruser avec la mortalité
Il s’enfouit dans l’ouate spirituelle de cette émanation atmosphérique du monde lu, alors même que les puissances en place ont entrepris de piétiner toute chair nourrie des bibliothèques comme étant corrompue. Respirer cette atmosphère substantielle l’enivre de mélancolie, sécrétée par les autres – pensant, conceptualisant, sentant, racontant, écrivant, lisant – , elle est réceptacle gazeux d’une production incessante par laquelle l’humain a cherché une part d’immortalité – celle des idées, des œuvres, de tout ce qui « lui survit » après la mort, réunie dans une vaste mémoire collective des pensées, des vécus, des découvertes, des confessions. Il s’est voué corps et âme, jeune, à cette illusion : s’imaginer être en train de formuler des choses imputrescibles, échappant à l’éphémère humain, « Comme si se reconnaître mortel ne pouvait passer que par l’attribution de l’immortalité à d’autres entités, supérieures et pas forcément bienveillantes » (FH,22), comme si lire, assimiler ses lectures (improprement, approximativement) et écrire, perpétuait, sous d’autres formes toujours actualisées selon le contexte (qui influe sur livres, contenus, lectures, écritures), cette action élémentaire : « Pour ruser avec la mortalité qui est leur lot, les humains ont inventé un dispositif de survie à leur portée, à savoir dans la seule mémoire des vivants. » (FH, 31) Cette atmosphère est pour lui le résultat d’un dispositif de survie, celui de la lecture dans lequel il a investi son énergie vitale et son instinct de conservation, y négociant au fil des textes des compromis journaliers avec la mort, accueillant et réalisant en lui une part d’immortalité des auteurs-trices lus et s’imaginant capable lui aussi, inspiré par elles et eux, de réaliser un jour « quelque chose » qui aurait une dimension « universelle », « pas une affaire importante seulement pour lui, mais aussi pour les autres » (FF, 89). Mais aujourd’hui, c’est fini, il n’a plus de ces projections égocentriques, ça ne le porte plus vers l’action – à part, parfois, une heure ou deux le matin où il parvient encore à y croire -, mais à la contemplation nostalgique, à l’abandon, au désarmement déprimé (néanmoins délicieux). Cela, au fur et à mesure que le nouveau fascisme accélère la destruction de la Terre, menace sa propre vie, sans valeur, intégrée aux catégories de gens détestées par le pouvoir, jugées nuisibles, poursuivies, mises au ban de la société. De l’action, secouante, violente, il en faudrait pourtant, mais il n’en trouve pas la force. Plutôt, le « regard vague » par quoi sa bibliothèque s’incarne en lui, et vice versa, le remplit, l’occupe tout entier de cette étrange vocation à se fondre dans le paysage, méticuleusement, bien que se raccrochant mollement aux branches, tout de même. Il n’éprouve aucun ennui, il rêvasse indéfiniment, randonnée onirique à travers un temps et un espace remplis de formes engraissées par les interprétations produites au fil de ses lectures, interprétations jamais lisses, mais conflictuelles, difficiles, parfois indigestes, toujours sommées de gagner du terrain sur l’ennemi. Dans ce terrain vague prolifique entre intérieur et mondes extérieurs, hostiles ou complices, il progresse à l’aveugle, dans une nature ressemblant à celle saisie par les dessins de Ludovic Nino, inextricable jungle où se mélangent les exubérances végétales de toutes latitudes, hybridées, envahissant les architectures industrielles de tous les horizons, s’enlaçant aux ruines des industries coloniales, accueillant les âmes en peine des anciennes démocraties, tissant un fouillis monstrueux créole, délirant et morne, paradisiaque et cauchemardesque, indistinctement, pétrifié sous les cendres comme à l’approche d’une catastrophe. C’est hypnotique et, à un moment ou l’autre, il décroche, saturé, désorienté, impuissant, en brève somnolence
Courir les lieux d’art, échapper à Ubu
Sinon, selon des sursauts imprévisibles, il se jette dans le froid, caparaçonné de multiples couches, singlet de laine, caleçon long, chemise, pull, polaire, doudoune, écharpe, bonnet, capuche, gants, engoncé, robotique, les pommettes piquées par le vent vif, cavalant le long des trottoirs, se méfiant des caméras, se hâtant d’unlieu culturel à un autre, tant qu’ils existent encore, sont encore ouverts – malgré leur wokisme, leur féminisme, leur écologisme – glanant des images, des signes qu’un « nous » qui lui corresponde survit, palpite, résiste. Il dissimule son regard vague, typique de ceux et celles qui ont beaucoup lu, sous des lunettes bien noires, il ne faudrait pas attirer l’attention des milices antisciences, anti-intellos, qui certes, n’en sont pas encore à enlever pour torturer, ou à exécuter sans sommation, mais déploient leur ingéniosité sadique dans toutes sortes d’intimidations et vexations ordinaires. Ce qui fait que, méninges ankylosés, angoissés, il bat les trottoirs à l’instar de l’automate de Gilbert Peyre, crâne et bois de cerf, peau de bête, sabots sonores, répétant d’une voix rauque : « j’ai froid… j’ai froid… ». Jusqu’à l’os. Au Salon de Montrouge, ça se réchauffe un peu, timidement, l’ambiance reste bon enfant, fluide, comme si rien ne se passait, les bénévoles sourient et il n’y a pas que des expert-e-s d’art contemporain qui se risquent dans l’espace, paranoïaques, mais aussi des habitant-e-s du quartier, en promenade dominicale, débonnaires. ( A l’opposé, dans certains lieux privés, le personnel à l’entrée, fonctionnel, bureaucratique, à l’affût derrière ses écrans dernier cri, pourrait très bien être occupés, via empreinte photographique des visiteurs-euses, à les encoder dans une base de données reliées aux ministères de l’intérieur et de la migration, comme suspect-e-s sympathisants avec le message subversif d’œuvres présentées entre ces murs blancs comme appâts, pour attirer et répertorier wokistes, féministes, écologistes…)
Salon de Montrouge, réentendre chanter les frontières, résistance
Au salon des jeunes artistes, il est avide de sang neuf, de voir pointer une relève, de faire connaissance avec ses codes. Il reprend pied près de cinq socles blancs, en archipel, réunis pour une action chorale. Ils sont coiffés d’un mécanisme de boîte à musique traversé d’un ruban perforé incommensurable, s’enroulant dans les entrailles des colonnes en bois. Sur le papier, des tracés accidentés évoquent des entailles sismiques, des lignes de partage. Ce sont des cicatrices frontalières, contours de pays, plus largement, physionomie des confins extrêmes de notre monde. Encéphalogramme de l’univers en train de se morceler. Ca a l’air réaliste et abstrait à la fois. Les perforations du papier à musique suivent les brisures de ces lignes imaginaires, abstraites, séparant les paysages et les peuples, juste dessus, accentuant les méandres, ou un peu à côté, à droite ou à gauche. Cela l’attire. Il actionne les manivelles. Déception, une après l’autre, elle se révèlent en panne, tournent à vide, mécanismes aphones. Sabotage des milices anti-migrants ? Mort, le chant aléatoire des frontières, militarisées, recouvertes de barbelés, de béton et d’acier. Enfin, en voilà une qui, après quelques éraillements rouillés, approximatif, égrène une ébauche mélodique, malhabile mais volontaire, associant l’un à l’autre des sons étrangers, agrégeant les différences de ton qui se répartissent de part et d’autre d’une frontière, lieu d’échanges et de mélanges. Petite musique qui, symboliquement, s’acharne à perforer la frontière, y ménager plein de trous de passages, officiels ou clandestins, boîtes à musiques fragiles, bancales, qui exorcisent les politiques migratoires attisant l’agressivité entre les « eux » et les « nous ». Il faudrait être des millions à faire tourner ces petites manivelles de délivrance, de renaissance des sens, faire « entendre les frontières », polyphonie aussi essentielle que celle des rivières, des eaux vives.
Salon de Montrouge, géographie des contusions (stigmates du capitalisme et du brutalisme ubuesque), à la surface du monde sensible
Il s’arrête devant un mur couvert de taches organiques, il lui semble qu’elles bougent lentement. Il l’embrasse du même regard vague qui le gagne en lisière de sa bibliothèque. Ca lui évoque les parois d’église ou de chapelle garnies d’ex votos, ou encore les dessins ou photos liées aux activités de spiritisme, aux XIXème siècle. Ce sont des « chimigrammes » singuliers effectués par Fanny Béguély. Elle enduit de graisse certaines zones corporelles de ses « modèles » avant d’y appliquer un papier photosensible. Ce qui irradie depuis l’épiderme ainsi moulé, ondes, chaleurs, frémissement, les milles et une manière dont s’exprime le stress à fleur de peau, se transfère tel quel sur le papier. Il en découle une géographie sensible des empathies viscérales, indispensables, mais surtout de tout ce qui vient gangréner ces flux empathiques, les anxiétés, les stress, les haines, les traumas. Morbidité fantastique des surfaces cutanées, de ce qui les attaque, mais aussi témoignage de la manière dont les tissus se défendent, s’accrochent, en quelque sorte, à leur indispensable humanité, aux besoins de solidarité, de magnétisme intersubjectif réconfortant. Oui, faire apparaître ainsi, de façon manifeste, la pression sans relâche exercée par les dominants à l’encontre du vivant (cautionnant empoisonnement permanent par pesticides, destruction continue de la biodiversité, cynisme climatosceptique, négation de la diversité des genres, du multiculturel …)
Halles saint-Pierre, un havre
Se laissant dériver, il finit toujours par se retrouver à la Halle Saint-Pierre, tiens, là, il se sent bien. A l’abri. Il retire ses couches, range ses lunettes sombres, recouvre plus de souplesse. Détente et réconfort. Ici, les galeristes et le marché ne sont pas à l’affût pour transformer la créativité en pompe à fric et la neutraliser soit en la noyant dans un déluge de millions, soit en l’expédiant dans des circuits subsidiaires, alternatifs, des « niches » qui font office de lointains purgatoires. Pour autant que l’œil peut embrasser et capter la totalité de ce qui est exposé ici, cela rayonne comme une cosmologie complète, bouillonnante, une vision plurielle du monde complètement orientée « soins », racontant les origines de la culture, les interactions entre humains et non-humais, les arrangements entre mortels et immortels, les bestiaires fantastiques, les monstres ambivalents tapis dans l’ombre, les cauchemars, les flux électriques qui perturbent les ondes bienveillantes, traversent les corps, les techniques pour les exorciser, les incorporer, les transformer en musiques intérieures, en défilés d’objets transitionnels. L’espace d’exposition ressemble à l’intérieur d’une vaste géode, l’ensemble des artistes iranien-nes exposés-e, préoccupé-es avant tout de soulager des douleurs ou tourments dus à une pathologie sévère ou à un accident, racontent un tout merveilleux, tissent un récit fantastique, poignant : comment rendre habitable, par l’imagination, un monde qui fait souffrir. La totalité de ce que l’art peut apporter à l’humanité est rassemblé ici, scintille, en toute simplicité (non sans saisir la complexité), un vrai bain de jouvence.
Mandala/dessins d’artistes indien, mandala/ le clavier de Bach
Il « s’abîme » – sans doute suite à l’activation de ses neurones miroirs – dans une série de mandalas de traits enchevêtrés, sans début ni fin, sans centre et sans périphérie, des réseaux serrés, anarchiques. Comme si lui-même avait voulu, sur une surface donnée, recopier en une seule phrase interminable se lovant sur elle-même, se déployant en toutes directions, empruntant des dynamiques fractales, occupant les moindres plis de l’infini, tout ce dont il se souvient de tous ses livres lus, en un seul récit choral approximatif. Et sans vraiment utiliser la langue écrite, mais de microscopiques frises géométriques, presque figuratives, montrant ce que les mots traduisent de façon abstraite. Il songe aussi à ces prisonniers d’univers concentrationnaire réussissant à écrire sur des bouts de chiffons de véritables livres témoignages. Et encore, il voit quelque chose ressemblant à ce qu’a bien pu imprimer à même sa matière neuronale, les innombrables heures passées à écouter le répertoire pour clavier de Bach, interprété par Scot Ross, douze heures d’affilée, en un seul fichier (sur Spotify), avec ses dérives délirantes, ses petites phrases épiphaniques, bouleversantes d’échappées hors de toute gravité, ses bourrasques épileptiques, ses dérives mathématiques minutieuses, en lévitation, ses carillonnements cristallins, ses évangiles terrestres et célestes toujours renouvelés, tout juste à peine révélésà chaque écoute, ses patterns automates fébriles, ses danses de chair et d’esprit enlacés. Une fois par an, c’est devenu un rite, il écoute l’intégrale, vers la fin de l’hiver, autrefois dans sa petite cuisine du Nord donnant sur le jardin, à présent sur son balcon en Cévennes, enfin, quel que soit l’endroit où il se trouve, célébrant le retour des chants d’oiseaux du soir, remplissant son verre au robinet d’un Bib de vin rouge fruité, avec la même irrépressible soif qui mène le gibier vers les mêmes point d’eau, au crépuscule. Le clavecin à faible volume pour ne rien déranger, que ça reste juste dans son oreille, mêlés aux acouphènes. La dimension hypnotique de l’instrument et des œuvres, la nuit qui avance, inévitablement, inéluctablement, le hululement des chouettes qui envoûte et emporte son âme dans les ténèbres, à certains moments, il bascule, s’endort, dans ce genre de sommeil où l’on n’a jamais l’impression de fermer l’œil. Entre deux mondes. Mais le flux des partitas, ouvertures, concertos, suites, allemandes, courantes, gigues, sarabandes menuets, airs, variations, fugues, fugues, fugues, ne cesse de lui percuter-tatouer délicatement les méninges et le cœur, selon l’écoute fervente, bricolée, d’un non-musicien, d’un non-musicologue, ne comprenant pas la musique, mais cherchant à la traduire en formes mouvantes, motifs narratifs abstraits…
Bijou cosmique et regard vague
Sans doute est-ce quelque chose de similaire qu’effectue l’artiste iranienne Sarvenaz Farsian, une écriture sans fin de tout ce que lui raconte l’univers depuis ses origines jusqu’aux futurs lointains qu’aucun humain ne connaîtra. Une écriture visuelle microscopique qui restitue les frontières macroscopiques entre organes végétatifs humains et cerveau végétal de l’ensemble du vivant. Par ses parents, elle a baigné dans le monde de la joaillerie, depuis toute petite appelée, happée par les tâches minutieuses, de précision, ce travail inlassable qui consiste à trier, sans cesse, ce qui est du côté de la mort, ce qui est du côté du vivant. Comme on égrène un chapelet de prières. Une transe. Donner forme à l’indiscernable. Ce qui brille dans un bijou et ne s’explique pas, ni par les matières, ni par les techniques, façon de capter et préserver les rayons de lumière originelle, de la plus belle eau. Et resituer ces lueurs fluantes de l’origine au sein des ténèbres permanentes, charnelles, chair humaine, animale, chair immatérielle, trous noirs, cosmos. Délicatement, voyante, Sarvenaz Farsian ramène à la surface une parure hallucinante, une dentelle narrative cosmique incommensurable. Est-ce sur du papier ? Ou à même la surface du temps ? Il songe en effet que cela ressemble aux structures très fines, géométriques, qui subsistent de certaines feuilles dont la matière vivante a péri, s’est décomposée. N’en reste que le squelette diaphane, d’une complexité précise, démente, intrigante. Irréelle, extra-terrestre. De toute beauté. Exactement cela, la fine résille qui fait tenir le temps, par ses dynamiques fractales, chaotiques, à l’intersection du vivant et du néant, un dessin qui pousse son rhizome en tous sens, méthodique, rigoureux, comme programmé pour donner forme à un souffle sempiternel, celui que cherche à saisir, à maintenir, l’artiste concentrée.
Quand son regard erre là-dedans, il traverse des zones réconfortantes, vivifiantes, et d’autres angoissantes, mortelles. Des régions minérales exaltantes, transcendantes, panoramiques. Des feuilletés tourbillonnant. D’immenses populations d’entrailles florales interconnectées. Des marécages de dépression. Des déserts lunaires succèdent aux steppes fantasmatiques, déferlantes. Des méandres chiffonnés (à angles droits), des plis, des bourgeonnements et floraisons en abîmes, où, illusions, semblent encore négociables les échanges entre mortalité et immortalité, parce que dans ces profondeurs striées, angulaires, cachemire miroitant, ciselé, délirant, on rejoint les premiers instants du partage entre mondes différents. Il croise de confuses entités, où se distraire, regarder ailleurs, faire semblant, capter un peu de tranquillité face à la mort. Tout cela, ce mille-feuilles stellaires, de gemmes taillées, sculptées, est en gestation et fermentation spiritualo-intestinale., dans l’intestin-cerveau du grand Tout. Difficile de fixer son regard sur un détail, un motif, une région. Le regard s’épanche en delta, épouse et écoule le vague/la vague qui relie tout ce qu’il a lu et qu’il voit revenir là, en embouteillage de strates feuillues et avalanches de plumes, sous une autre forme, dessinée avec une précision démente – et précisément par cela, apaisante.
Pierre Hemptinne