Après une semaine sans billets d’avance et sans temps pour rédiger des avis, je vous présente quelques courts romans en un seul billet.
Quatrième de couverture :
« Elle n’a pas vraiment cru à la grâce. Au début oui, ils avaient l’air si sûr. Et puis l’idée s’est érodée, lentement, sous l’effet de l’attente. Et maintenant ils viennent lui trancher la tête. Pour de vrai. Tout de suite. Ils avaient donc raison, ces juges, elle est un monstre, le jour du procès ils ont dit que les monstres commettent le mal sans même en avoir conscience. Tout d’un coup elle pense que c’est peut-être juste, alors, qu’elle doive mourir. »
Marie G., faiseuse d’anges, dans sa cellule, condamnée à mort, l’une des dernières femmes guillotinées.
Lucie L., femme avortée, dans l’obscurité de sa chambre.
Henri D., exécuteur des hautes œuvres, dans l’attente du jour qui se lève.
De l’aube à l’aube, trois corps en lutte pour la lumière, à la frontière de la vie et de la mort.
Ce roman fait partie de ceux que j’ai choisis pour les sortir de ma PAL en 2025. Valentine Goby y parle en seulement 138 pages de nombreux sujets qui touchent au corps et aux relations familiales, en liant le destin de trois personnages, deux femmes et un homme. Lucie est en train d’avorter grâce à une canule introduite dans son corps. On comprend qu’elle n’est pas prête à accueillir un enfant, elle sublime son corps par le chant et évoque la relation fusionnelle avec sa mère tissée dans l’enfance. Marie est devenue faiseuse d’anges, enfin un « métier » qui lui a donné une certaine aisance, mais elle a été arrêtée, jugée et condamnée à la peine de mort, un exemple dans la France de Pétain (nous sommes en 1943, je ne l’ai pas précisé). Enfin Henri, le bourreau, est dans la maîtrise de son propre corps et de la précision de l’exécution, une manière de tenir cette sinistre fonction à une certaine distance et d’éloigner un peu la mort de son propre fils.
J’ai lu trois des premiers romans de Valentine Goby aux débuts du blog (en me relisant, je constate que je veux lire celui-ci et que je l’ai depuis 2011…) et j’ai retrouvé ici sa plume généreuse, abondante, tantôt sensuelle, tantôt âpre et crue, sans faux-semblant, sur des sujets qui touchent à l’intime et et évoquent des événements heureusement disparus (quoique ? seulement dans nos pays européens) grâce à la loi légalisant l’avortement et à l’abolition de la peine de mort.
« Marie G. perçoit tout à cette heure qui n’est ni la nuit, ni le jour. Tout, la pousse des racines de l’arbre étique planté dans la cour, les cliquetis de clés aux ceintures des nonnes, les gardiens auront beau se déchausser, marcher pieds nus dans les couloirs au matin de l’exécution, elle percevra, elle en est sûre, le frottement des chaussettes sur la dalle nue, les souffles épaissis par le mauvais sommeil, le rhum, l’odeur du tabac noir, le froissement de leurs vêtements à chaque pas, et bien avant, depuis le milieu de la nuit, l’emboîtement sourd des pièces de la guillotine, la notation des vis dans les perforations du bois, des boulons fixés au couteau, le son de la corde à travers la poulie graissée, chaque glissement de galet dans les rainures des montants jumeaux alors qu’on hisse la lame jusqu’au chapiteau, et maintenant elle compte les silences ; pas de vis ; de boulons ; de galets ; de clés ; de chaussettes sur le sol froid. Le silence goutte. »
Valentine GOBY, Qui touche à mon corps je le tue, Folio, 2010 (Gallimard, 2008)
#12pour2025
Quatrième de couverture :
Sise au fin fond de la forêt, une cabane en rondins abrite deux êtres hallucinés : un colosse marqué par la folie et son fils. Orphelin de mère livré à lui-même, nourri dans ses premiers jours avec le lait d’une hérissonne trouvée morte, ce dernier se retrouve adulte devant un juge silencieux pour avouer des actes inqualifiables. Son témoignage l’amènera à révéler peu à peu, en toute ingénuité et dans une langue unique, l’incroyable histoire de sa vie comme le destin tragique de son père.
Encore un roman qui était depuis longtemps dans ma PAL et que j’ai voulu lire en ce mois de la francophonie. Je suis depuis peu le compte Facebook de Jean-François Beauchemin, qui y publie des textes d’une profondeur et d’une humanité touchantes. Ici, dans ce roman publié en 2004, on dirait qu’on se retrouve plutôt des siècles avant le nôtre, dans une cabane au fond des bois, où vivent reclus un père et son fils. La mère est morte en couches et le fils raconte à un juge sa vie depuis sa naissance avec un père brutal, atteint de crises de folie violentes. Un jour, il se casse le pied et le fils va chercher du secours au village, découvrant ainsi un monde insoupçonné et une jeune femme, Manon, dont le souvenir le hantera longtemps. De retour dans la forêt, une question lancinante ne le quittera plus : son père l’aime-t-il ? Et où trouver la source de cet amour ?
Ce qui est le plus intéressant, le plus dépaysant dans ce court roman qui ne craint pas le cru et le violent, c’est la langue inventée par Jean-François Beauchemin : on se croirait revenu au Moyen Age, ou au temps où le Québec était conquis par l’ancien français, dans une langue qui traduit sans doute l’isolement, l’arriération dans lesquels vivent le père et le fils Courge. Au village, on parle un français « normal », celui de notre époque et le contraste entre les deux univers, les deux parlers est saisissant, surtout quand on arrive à l’explication de cette solitude vécue par les deux hommes. Un roman sans doute inoubliable par sa forme unique !
Jean-François Beauchemin a publié ce texte, ce dimanche 30 mars 2025. Je lui ai demandé si je pouvais le reproduire ici, merci à lui d’avoir accepté. Je trouve que cela permet de comprendre un peu sa « démarche ». Voici ses mots : « On me demande souvent : « Toutes ces histoires que vous écrivez, c’est la vérité ou c’est de l’invention ? » Je vais dire les choses carrément : je ne me pose jamais cette question-là. Ce qui m’importe surtout comme écrivain, c’est la vérité des mots. Ceux que je choisis parviennent-ils à émouvoir, à saisir le lecteur, à éveiller en lui quelque chose ? Si oui, ça me suffit bien. Il ne me semble pas nécessaire d’y ajouter quoi que ce soit d’autre : du réalisme, de la rectitude, de l’évidence. Et c’est pourquoi il y a par exemple tant de fantômes dans mes livres, et tant de prodiges, et tant de choses inexplicables. On m’a beaucoup reproché mon habitude de dépeindre une sorte de réalité parallèle, placée à distance de la vie réelle. Je n’ai pourtant jamais le sentiment de m’éloigner beaucoup de la vraie vie. Ça n’est pas ma faute si le Monde, et la nature, et l’existence elle-même, sont des choses si éblouissantes de mystère. Il nous est donné de vivre sur Terre, et durant quelques décennies, une expérience proprement stupéfiante. Il faut bien que de temps à autre quelqu’un, au milieu de tout ce réalisme si lassant, se lève et le dise. »
Et voici deux extraits du roman :
« Ma naissance terminée, mère commença à mourir sur la paillasse, car je lui avais donné ample fil à retordre avant d’aboutir ici-bas. Père, cependant, avait attendu à l’extérieur de la cabane que mère mette bas, profitant des bonnes heures du jour pour éviscérer un chevrillard achevé par haut matin. Tandis que, né, je hurlai, père entra, me saisit entre ses bras muscleux et me mena bien vite devant l’âtre crépitant. Mère, de son côté, nous quittait si silencieusement que père ne s’avisa de rien. Ce n’est que lorsqu’il me ramena sur paillasse enaccoutré de ma défroque nouvelle et qu’il se tourna finalement vers sa compagne qu’il nota : mère, qu’il adorait telle une pierrette rarissime, avait rendu l’âme. »
« C’est à ce moment-là qu’amour établit sa paillasse en ma personne. C’est là aussi que je pressentis que parole donne vie à toutes choses en les baptisant d’un nom. J’appris le nom de père, puis celui de Manon, et ce fut pour moi comme si ces personnes commençaient à vivre véritablement : je les vis pour la première fois. Je toisai en ces noms-là comme je toisai en miroir ma face délivrée de ses crasses : ce fut révélation, et saisissement. »
Jean-François BEAUCHEMIN, Le Jour des corneilles, Libretto, 2013 (Les Allusifs, 2004)
Quatrième de couverture :
Antonia est mariée sans amour à un bourgeois de Palerme, elle étouffe. À la mort de sa grand-mère, elle reçoit des boîtes de documents, lettres et photographies, traces d’un passé au cosmopolitisme vertigineux. Deux ans durant, elle reconstruit le puzzle familial, d’un côté un grand-père juif qui a dû quitter Vienne, de l’autre une dynastie anglaise en Sicile. Dans son journal, Antonia rend compte de son enquête, mais aussi de son quotidien, ses journées-lignes. En retraçant les liens qui l’unissent à sa famille et en remontant dans ses souvenirs d’enfance, Antonia trouvera la force nécessaire pour réagir.
Roman sans appel d’une émancipation féminine dans les années 1960, Antonia est rythmé de photographies qui amplifient la puissante capacité d’évocation du texte.
Premier roman très très court, premier d’une trilogie, Antonia est donc un journal intime datant de 1965-1966, qu’un oeil du 21è siècle ne peut lire sans frémir. Languissante, étouffée dans un mariage de convention et d’intérêt, Antonia refuse de se laisser enfermer dans le rôle de la parfaite maîtresse de maison (un modèle qu’elle ne sait d’ailleurs comment accomplir vraiment). Elle peine à trouver sa place de mère (la nurse entend tout régenter de la vie du petit Arturo) tout comme elle peine à mettre des mots sur l’aliénation dont elle est victime. Elle vient d’hériter de sa grand-mère paternelle toute une série de photos, lettres, carnets qui vont lui permettre de retrouver des fragments de sa propre vie, qu’elle a passée aux Bahamas, en Suisse, en Sicile. C’est surtout de ses grands-parents qu’Antonia a reçu de l’affection, son père étant mort très jeune et sa mère jalousant sa propre fille et l’éloignant définitivement d’elle. Au détour d’une page de son journal, on découvrira un événement glaçant, dont elle peine à mesurer l’ampleur. Ce premier roman est vraiment intéressant, Gabriella Zalapi fait entendre une voix originale et une lumière – certes douloureuse, mais une lumière – arrive dans les dernières pages, mais il est peut-être un peu court pour laisser une trace indélébile.
« Oublier le climat myope de ses yeux
Oublier ce qu’il disqualifie et surtout son acharnement
Oublier ce long et interminable couloir
Oublier de préparer le déjeuner. Oublier de ranger
Oublier de suivre le programme
Oublier de le questionner sur sa journée
Perdre la liste des choses à faire
Feindre des migraines régulièrement
Oublier de fermer les fenêtres
Oublier son corps liquide
Oublier la laideur
Ignorer les bouts d’ongles qui traînent sur le bord du lavabo
Relire si nécessaire »
Gabriella ZALApI, Antonia Journal 1965 – 1966, Zoé, 2019
Les éditions Zoé fêtent leurs 50 ans en 2025.