Sorti à titre posthume sur l’albumMilk and Honey(1984),“Borrowed Time”est l’une des dernières chansons que John Lennon ait composées avant son assassinat en décembre 1980. Inspiré à la fois par ses aventures en mer et par ses influences reggae, le titre célèbre un Lennon réinvesti dans sa musique, optimiste et déterminé à partager sa nouvelle vision de la vie. Retour sur la genèse, l’enregistrement et la portée de cette chanson à la fois énergique et poignante.
Sommaire
- Une genèse liée à la mer et à Bob Marley
- Un déclic en pleine tempête
- L’influence de Bob Marley et du reggae
- De la démo bermudienne à l’enregistrement new-yorkais
- Les premières maquettes acoustiques
- Au Hit Factory : la difficulté de jouer le reggae
- Le message de la chanson : célébration et prise de conscience
- Vivre et vieillir avec sérénité
- La trace d’une renaissance inachevée
- Sortie posthume surMilk And Honey
- Les suites de l’assassinat
- Un single discret mais symbolique
- Héritage et postérité
- Un regard lumineux sur la fin
- Une pierre supplémentaire dans l’édifice lennonien
- la leçon d’un “temps emprunté”
Une genèse liée à la mer et à Bob Marley
Un déclic en pleine tempête
En juin 1980, John Lennon traverse un moment-clé de sa “retraite” musicale. Depuis 1975, il s’est tenu à l’écart de la scène et des studios pour s’occuper de son fils Sean. Pourtant, l’envie de composer le titille de nouveau. Lors d’une traversée en voilier – leMegan Jaye, un sloop de 13 mètres – reliant Newport (Rhode Island) aux Bermudes, Lennon se retrouvepris dans une violente tempête. Les autres membres de l’équipage étant malades ou épuisés, il doit prendre la barre durant plusieurs heures, bravant la houle et les éléments.
Cet épisode, d’abord éprouvant, se mue en expérience salvatrice : Lennon est revigoré par ce défi. Il explique plus tard que ce périple en mer lui a donné l’énergie et la volonté de reprendre le chemin des studios.“Borrowed Time”naît en grande partie de ce sentiment derenaissance, symbolisant la conscience aiguë qu’il a alors du caractère précieux et fugitif de la vie.
L’influence de Bob Marley et du reggae
Entre deux sessions de composition et de lecture, Lennon écoute à Bermuda la chanson“Hallelujah Time”de Bob Marley (1973). Quelques mots retiennent particulièrement son attention :
“We got to keep on living / Living on borrowed time…”
Séduit par cette idée de “temps emprunté” (borrowed time), Lennon y voit un parallèle direct avec sa propre aventure en mer et son sentiment d’avoir frôlé le danger. Il décide donc de reprendre cette formule pour l’inclure dans sa nouvelle chanson, qui adopte également unecouleur reggae/skalégère, un style qui l’intrigue depuis le milieu des années 1960 (cf. “I Call Your Name” des Beatles, où l’on devinait déjà un soupçon de ska).
De la démo bermudienne à l’enregistrement new-yorkais
Les premières maquettes acoustiques
Encore aux Bermudes, Lennon enregistredeux démosde “Borrowed Time” à la guitare acoustique. Datées du 22 juin 1980, elles posent les grandes lignes de la chanson : une rythmique proche du reggae, une mélodie enjouée et des paroles chantant la joie de vivre malgré les épreuves.
La seconde version, doublée en voix (“double-tracked vocals”), apparaît en 1998 sur le coffretJohn Lennon Anthology, dévoilant le climat intime et enthousiaste dans lequel la chanson a germé. On y devine un Lennon confiant et déterminé à revenir sous la lumière publique après cinq ans de “retraite”.
Au Hit Factory : la difficulté de jouer le reggae
De retour à New York, Lennon entreprend l’enregistrement de ce qui deviendraDouble Fantasy, en compagnie de Yoko Ono, ainsi que de musiciens chevronnés (Tony Levin, Hugh McCracken, Andy Newmark, etc.) auHit Factory. “Borrowed Time” est enregistré dès le6 août 1980, faisant partie des toutes premières chansons mises en boîte lors de ces sessions.
Cependant, la recherche d’uneambiance reggaese heurte à une exécution délicate. Lennon lui-même a du mal à retrouver la souplesse du style, tandis que certains membres de l’orchestre peinent à adopter le bon groove. Finalement, seules trois prises sont réalisées, dont la troisième se voit agrémentée d’un overdub de guitare. Ce sera la version retenue, encore inachevée au moment de la mort tragique de Lennon.
Le message de la chanson : célébration et prise de conscience
Vivre et vieillir avec sérénité
Dans “Borrowed Time”, Lennon aborde la joie de traverser les années, de les accueillir sans crainte, en profitant de l’instant présent. Les paroles reflètent un changement de perspective chez l’ex-Beatle qui, après avoir craint de s’éteindre sous les spots médiatiques, s’émerveille du privilège decontinuer à vivre. L’énergie positive de la chanson résonne d’autant plus fort au vu du destin qui l’attendait.
“Oh yes, it all seemed so bloody easier then…”
Dans le texte, il fait référence à l’insouciance passée, où ses principales préoccupations concernaient l’acné ou la validation affective. Aujourd’hui, il confie ne plus s’encombrer de ces “conneries” (crap), et conclut que tout va bien tant qu’il peutrester debout(standing up).
La trace d’une renaissance inachevée
Au-delà du simple propos “carpe diem”, “Borrowed Time” traduit la volonté de Lennon dese réinventer. Cet homme de quarante ans, redevenu créatif après une longue pause, sait que tout peut s’arrêter à tout moment, d’où la conscience aiguë qu’il n’y a plus une minute à perdre. Le morceau se veut donc un hymne à la persévérance, au recommencement, soulignant à quel point Lennon était prêt à embrasser une nouvelle décennie avec optimisme.
Sortie posthume surMilk And Honey
Les suites de l’assassinat
Le 8 décembre 1980, John Lennon est assassiné à l’entrée du Dakota Building à New York, laissant inachevées plusieurs chansons amorcées pourDouble Fantasy. Yoko Ono, endeuillée, rassemble au fil des mois ces enregistrements inaboutis pour les publier sur l’albumMilk and Honey(1984), sorte de “suite spirituelle” àDouble Fantasy.
“Borrowed Time”y apparaît doncposthumement, retravaillé, mais restant proche de l’esprit original capturé en août 1980. La présence d’un bref passage parlé de Lennon (où il plaisante sur ses anciennes insécurités) rend le titre encore plus poignant, comme s’il nous livrait ses réflexions de dernière minute.
Un single discret mais symbolique
Le morceau est sélectionné commesingleet paraît :
- Le 9 mars 1984 au Royaume-Uni (avec “Your Hands” de Yoko Ono en face B), culminant à la 32e place des charts.
- Le 14 mai 1984 aux États-Unis, où il n’atteint que la 108e position du classement.
Malgré ce succès modéré, “Borrowed Time” séduit les fans de Lennon, conscients de la portée rétrospective du morceau et de sa résonance tragique.
Héritage et postérité
Un regard lumineux sur la fin
Dans le contexte de la mort brutale de Lennon, “Borrowed Time” prend une teneur profondément émouvante. Ses paroles, qui célèbrent la volonté de savourer chaque instant, résonnent comme uneleçon d’optimisme, un “memento mori” pop rappelant qu’il faut “vivre en temps emprunté” tout en restant debout et enthousiaste.
Les démos acoustiques, découvertes plus tard, renforcent cette impression d’urgence et de sincérité. On y entend un Lennon encore en pleine effervescence, avide de nouvelles explorations, de rythmes reggae et de perspectives artistiques.
Une pierre supplémentaire dans l’édifice lennonien
Dans la discographie de John Lennon,“Borrowed Time”occupe une place singulière : celle d’un témoignage final, d’un artiste revenu d’une longue hibernation, aspirant à profiter de chaque seconde. Sa tonalité chaleureuse et décontractée contraste avec d’autres morceaux plus sombres ou plus engagés politiquement.
Le titre ne jouit pas de la notoriété monumentale d’“Imagine” ou de “(Just Like) Starting Over”, mais il demeure l’un des ultimes clins d’œil d’un génie créatif à son public. Il rappelle que Lennon, après avoir tant donné à la musique, retrouvait enfin l’envie de créer lorsqu’un destin tragique le faucha.
la leçon d’un “temps emprunté”
“Borrowed Time”s’affirme comme une preuve vibrante du sursaut vital et artistique de John Lennon à l’été 1980. Composé entre vagues et bourrasques au large des Bermudes, le morceau puise dans le reggae pour évoquer la joie de vieillir et la certitude que rien ne dure éternellement.
Aujourd’hui, en réécoutant cette chanson, difficile de ne pas penser à la cruelle ironie qui entoure son titre. Lennon, à la fois lucide et plein d’espoir, ne soupçonnait pas que le temps qu’il pensait emprunté serait si court. Reste la musique et ce message plein de soleil : chaque jour est un cadeau, mieux vaut en sourire que s’en inquiéter.
“Borrowed Time”, au final, n’est pas juste un single posthume. C’est la voix d’un John Lennon redevenu libre de ses mouvements, conscient de la fragilité de l’existence et prêt à embrasser toute l’aventure qu’il lui restait à vivre. Un ultime souffle de positivité qui, après toutes ces années, résonne encore comme une invitation à savourer l’instant présent.