SCHNEPS, Leila, COLMEZ, Coralie, Les maths au tribunal. Quand les erreurs de calcul font les erreurs judiciaires, Paris, Le Seuil, Science ouverte, 2015.
Je m’en veux d’avoir laissé passer ce précieux livre publié en français en 2015 alors qu’il traite d’une question qu’à Bordeaux nous ne cessons de ruminer, la question de la vérité.
Le livre s’oppose radicalement aux grandes considérations, aux idées générales, aux récits posés a priori, pour présenter une succession de dossiers, chacun consacré à une seule affaire. Aucune présomption donc mais l’examen aussi précis que possible d’informations nées de certains contextes.
Le livre examine donc une succession de procès dont celui d’Alfred Dreyfus où des innocents ont été condamnés par des « preuves mathématiques ». Chaque chapitre présente un cas dont le point commun avec les autres consiste seulement à s’appuyer sur des données chiffrées pour démontrer la culpabilité de l’accusé. Les sources de chaque dossier vont d’articles de journaux aux minutes du procès en passant par les comptes-rendus de l’enquête quand ces documents étaient accessibles. Le cœur de chaque chapitre reste évidemment la démonstration mathématique, essentiellement des probabilités, que présente l’expert devant les jurés, suivie de sa démolition par nos auteurs.
La démarche est toujours la même. Pourtant jamais les démonstrations ne mettent en cause la logique utilisée, le procédé mathématique, mais au contraire son utilisation, généralement, la désignation fautive des objets étudiés. Qu’ils soient indépendants ou liés, qu’ils soient mal localisés, que la loi de probabilité ne corresponde pas à la situation, autant d’erreurs qu’un spécialiste détecte sans trop de peine mais non le public dont font partie les jurés qui envoient des innocents en prison.
Chaque chapitre présente donc un paragraphe mathématique qui réclame, ai-je constaté, un mode de lecture spécifique. Le texte « littéraire » autorise certaines façons de lire qui permettent de sauter des mots, voire des phrases quand le sens du propos est compris. Mais quand arrivent les lignes « mathématiques », non seulement chaque mot devient tout à coup essentiel mais sa spécificité doit être comprise par rapport à son proche entourage langagier. La lecture des chapitres du livre se fait donc par saccades ce qui met en exergue ses diverses formes, plusieurs régimes de lectures, question trop souvent négligée malgré Ginzburg qui l’avait si bien illustrée dans son Le fromage et les vers.
Le livre se présente donc comme une subtile réflexion d’épistémologie empirique qui montre les faiblesses de certains types d’arguments pour en préciser les causes circonstanciées. Ces études de cas détaillent les erreurs de ce type de démonstrations et rompent avec le trop habituel déficit épistémologique qui gangrène les sciences sociales dès qu’elles s’échappent, voire se complaisent, dans des échelles gigantesques. En fait, nos mathématiciennes ne font qu’appliquer à des aspects de leur discipline les ancestrales démarches de la critique historique, analyse des sources qui autorise, leur classement et leur hiérarchisation. Ce livre démontre s’il en était encore besoin, de la fécondité de la démarche.
Enfin, si l’on reprend la distinction entre les preuves narratives (le récit) et les preuves historiques, ce livre permettrait de ranger les usages des mathématiques dans les premières. Or nous savons que seules les secondes conviennent aux recherches exigeantes. Voilà une nouvelle perspective dans l’approfondissement de l’essentielle question de la preuve.
Bernard Traimond