Comment « Yesterday » a changé la relation Lennon-McCartney

Publié le 26 avril 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

La naissance de « Yesterday » révéla la rivalité sourde entre Lennon et McCartney, marquant une étape décisive dans l’évolution des Beatles vers des trajectoires plus individuelles.


Dans l’histoire du rock, peu de collaborations artistiques peuvent prétendre à l’aura mythique de celle qui unit John Lennon et Paul McCartney. Ensemble, ils forgèrent l’essence des Beatles, donnant naissance à une œuvre qui révolutionna la musique populaire. Mais derrière cette fraternité créative se cachait une rivalité féroce, parfois sourde, parfois éclatante. Une rivalité que l’éclosion d’une chanson, « Yesterday », allait exacerber au point de bouleverser le rapport de forces au sein du groupe le plus célèbre de l’histoire.

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Une amitié nourrie par la compétition

Lorsque John et Paul débutent leur collaboration, la dynamique est limpide : ils sont partenaires, égaux en génie et en ambition. Dès leurs premières compositions, écrites dans la modeste maison de Forthlin Road à Allerton, une alchimie miraculeuse opère. Pourtant, comme John Lennon l’avouera plus tard lors d’un entretien accordé à Playboy en 1980, la compétition était omniprésente : « Il y avait une petite rivalité entre Paul et moi pour savoir qui obtiendrait la face A, qui décrocherait le hit. »

À ses débuts, Lennon domine les débats. Les grands succès des premiers albums, tout comme les titres vedettes des films — notamment A Hard Day’s Night — portent souvent sa signature. Mais McCartney, ambitieux et travailleur acharné, entend bien ne pas se laisser distancer. Selon ses propres confidences en 2018 lors de l’émission 60 Minutes sur CBS, cette rivalité, bien que jamais déclarée ouvertement, alimentait leur créativité mutuelle. Lorsque l’un livrait un chef-d’œuvre, l’autre se mettait en devoir de répondre avec une œuvre tout aussi magistrale : ainsi naquirent « Strawberry Fields Forever » et « Penny Lane », deux visions complémentaires de Liverpool, deux sommets du génie Beatlesien.

L’irruption du rêve : naissance d’une mélodie intemporelle

C’est en 1964 que la destinée de la relation Lennon-McCartney commence subtilement à se modifier. Paul, alors en résidence dans un petit appartement londonien, fait une expérience aussi singulière que féconde : il rêve littéralement une mélodie. À son réveil, cette musique est encore là, limpide, insistante. McCartney s’inquiète : a-t-il involontairement plagié une chanson existante ? Pendant un mois, il s’efforce de vérifier, interrogeant ses amis musiciens, sondant la mémoire collective. Nul ne reconnaît la pièce. Paul finit par accepter que cette perle mélodique est bien sienne.

La chanson porte d’abord un titre improbable, reflet de son origine inachevée : « Scrambled Eggs » (« Œufs brouillés »). Lennon lui-même se souviendra avec amusement de cette phase de gestation prolongée, où les deux compères peinaient à fixer un texte définitif, riant de cette mélodie fantôme devenue une blague récurrente.

Un morceau qui transcende le collectif

La véritable rupture intervient lorsque McCartney, fort de paroles définitives trouvées lors d’un voyage au Portugal en mai 1965, présente la version finalisée de « Yesterday » au groupe. George Harrison, Ringo Starr et même John Lennon constatent qu’ils ne peuvent rien y ajouter. Pour la première fois, il est décidé que la chanson sera enregistrée en solo, simplement soutenue par un arrangement de cordes. Paul pose ainsi voix et guitare en deux prises à peine, le 14 juin 1965.

Cette décision marque un tournant : pour la première fois, l’entité Beatles est scindée au profit d’une expression purement individuelle. McCartney devient non seulement le compositeur du titre, mais également son unique interprète. Une innovation structurelle qui souligne un début de fracture dans la symbiose du groupe.

La réussite éclatante et ses effets collatéraux

Lorsque « Yesterday » paraît sur l’album Help! en 1965, son impact est immédiat. Sorti en single aux États-Unis, il conquiert la première place des charts et devient un phénomène international. Sa simplicité émotive, la pureté de sa ligne mélodique, la nostalgie diffuse qu’elle exhale en font un hymne universel de la perte et du regret.

Plus de 2 000 versions seront enregistrées par la suite, faisant de « Yesterday » la chanson la plus reprise de l’histoire de la musique populaire. En 1999, elle sera élue meilleure chanson du XXe siècle par la BBC, consacrant définitivement son statut d’œuvre intemporelle.

Pour John Lennon, toutefois, cette réussite massive provoque une réaction ambivalente. Comme l’analyse Ian Leslie dans son récent ouvrage John and Paul: A Love Story in Songs, « Yesterday » a agi comme un révélateur des insécurités latentes de Lennon. Paul McCartney, par cet exploit personnel, brisait symboliquement le mythe de la création commune, imposant son individualité artistique avec une évidence éclatante.

Les échos d’une reconnaissance tardive

Malgré tout, Lennon savait reconnaître le talent de son ancien complice, bien qu’avec parcimonie. Dans l’interview accordée à Playboy, il concéda que, même si les paroles de « Yesterday » « ne disent rien en particulier », elles fonctionnent admirablement. Un compliment rare, d’autant plus significatif dans la bouche de celui qui avait toujours revendiqué une expression artistique viscérale et significative.

Paul, de son côté, se souvenait avec émotion du jour où John, écoutant « Here, There and Everywhere » issu de Revolver, lui avait dit tout simplement : « C’est une très bonne chanson, je l’adore. » Une reconnaissance si rare qu’elle marqua McCartney pour la vie, comme il l’admit lui-même : « C’est pathétique, vraiment, mais je m’en souviens encore. »

Hier, aujourd’hui et pour toujours

L’histoire de « Yesterday » est celle d’un rêve devenu réalité, d’une mélodie qui transcenda son époque et qui, paradoxalement, cristallisa les tensions au cœur du plus grand groupe de l’histoire. En permettant à Paul McCartney de s’affirmer comme un auteur-compositeur d’une sensibilité unique, la chanson fit émerger les différences artistiques qui allaient peu à peu éroder l’unité des Beatles.

Mais c’est peut-être là la plus belle ironie de cette aventure : ce morceau de deux minutes à peine, né dans le secret d’un rêve et abouti dans la solitude d’un studio, témoigne plus que tout autre de la magie du tandem Lennon-McCartney. Un duo où, par-delà les jalousies et les blessures, régna toujours, même en filigrane, une admiration mutuelle indéfectible.

Car, comme le chantait Paul ce matin-là, alors que le monde basculait sans qu’il ne le sache encore :
« Yesterday, all my troubles seemed so far away… »