Le 4 juin 2007, Paul McCartney sort Memory Almost Full, son quatorzième album solo, à un tournant aussi bien personnel que professionnel de sa carrière. À 64 ans – l’âge qu’il avait immortalisé vingt ans plus tôt dans la chanson « When I’m Sixty-Four » – l’ex-Beatle livre un disque empreint de nostalgie et de réflexions intimes sur le temps qui passe. Pourtant, la sortie de Memory Almost Full ne se résume pas à un vétéran faisant le bilan de sa vie : c’est aussi un projet audacieux sur le plan industriel, McCartney ayant choisi de rompre avec EMI, son label historique depuis les années 1960, pour s’associer à la chaîne de cafés Starbucks. Premier album lancé sur le nouveau label Hear Music de Starbucks, Memory Almost Full bénéficie d’une promotion inédite, diffusé en boucle dans plus de 10 000 cafés à travers le monde le jour de sa sortie. Cet album-concept aux tonalités rétrospectives, mêlant pop enjouée et mélancolie sous-jacente, a suscité un accueil critique largement positif et confirmé que, même après plus de quarante ans de carrière, Paul McCartney restait capable de surprendre et d’émouvoir. Retour complet sur la genèse, l’enregistrement, l’analyse musicale, la réception et l’héritage de Memory Almost Full, un disque qui marque une étape importante dans la légende vivante du songwriter de Liverpool.
Sommaire
- Contexte de création : renaissance artistique et bouleversements (2005-2007)
- Enregistrement et production : retour au groupe et nouvelles méthodes
- Analyse musicale : entre pop moderne et réminiscences des années 60-70
- Thématiques et paroles : mémoire, bilan et espoir
- Réception critique et succès commercial
- Impact sur la carrière de McCartney et postérité de l’album
Contexte de création : renaissance artistique et bouleversements (2005-2007)
En 2005, McCartney avait marqué les esprits avec Chaos and Creation in the Backyard, un album acoustique et introspectif salué par la critique et nommé aux Grammy Awards. Malgré ce succès d’estime, il traverse peu après une période personnelle troublée. En mai 2006, son mariage avec Heather Mills vole en éclats : la séparation se mue en divorce très médiatisé et acrimonieux, exposant l’ex-Beatle à une tempête tabloïde de révélations pénibles. Âgé de 64 ans en 2006, McCartney prend brutalement conscience du temps qui passe et des pertes subies au fil des années – de la disparition de sa première épouse Linda en 1998 à celle de son ami et collègue George Harrison en 2001. « Atteindre mes 65 ans, c’était une pensée quelque peu horrifiante, presque impossible à accepter » confie-t-il alors, en contemplant cette étape avec une pointe d’incrédulité. C’est dans ce contexte, mêlant désillusions privées et réflexion sur la mortalité, que germe l’inspiration de Memory Almost Full. L’artiste, malgré la peine, choisit de sublimer son vécu en musique : « Même les morceaux rock les plus entraînants de l’album sont empreints de mélancolie », observe alors le New Yorker, notant chez McCartney une tristesse voilée dans le regard et l’attitude, sans doute héritée de ces épreuves.
Parallèlement, Paul McCartney opère en 2006 un changement majeur sur le plan professionnel. Lassé des rouages des grandes maisons de disques, il décide de ne pas renouveler son contrat avec EMI, son label depuis l’époque des Beatles. Il reproche aux majors leurs « longs délais » de production et leurs campagnes promotionnelles trop « ennuyeuses », et aspire à retrouver l’enthousiasme des sorties discographiques de sa jeunesse. L’opportunité se présente lorsque Starbucks, le géant du café, lance son propre label musical Hear Music en partenariat avec Concord Music. Séduit par le concept d’une distribution alternative et plus directe, McCartney signe un contrat d’un album avec Starbucks au début 2007. Cette alliance inédite entre une légende du rock et une marque de grande consommation est perçue comme le symbole d’une industrie du disque en plein bouleversement – « la preuve supplémentaire de l’ampleur des changements dans le monde de la musique », note alors NPR à propos de ce partenariat atypique. Memory Almost Full devient ainsi le tout premier album original édité par Hear Music, et bénéficie d’une stratégie promotionnelle novatrice : le jour J, Starbucks diffuse le disque en continu dans ses 10 000 établissements de 29 pays, assurant une visibilité sans précédent à McCartney auprès des consommateurs de café.
Chronologiquement, la création de Memory Almost Full s’étale sur plusieurs années, témoignant de l’état d’esprit changeant de son auteur. McCartney a en réalité entamé le projet Memory Almost Full dès 2003, peu de temps après la tournée mondiale suivant Driving Rain (2001). « J’ai commencé Memory Almost Full avant même l’album Chaos and Creation in the Backyard », se souvient-il. Une première session d’enregistrement a lieu à l’automne 2003 aux studios Abbey Road, durant laquelle Paul travaille avec son groupe de tournée et le producteur David Kahne. L’enthousiasme initial est toutefois mis en suspens lorsque McCartney décide de collaborer avec un autre producteur, Nigel Godrich, sur un projet parallèle qui deviendra Chaos and Creation in the Backyard (paru en 2005). Après la sortie et le succès critique de Chaos…, McCartney revient en 2006 aux bandes inachevées de Memory Almost Full. « Une fois Chaos terminé et nommé aux Grammys, j’ai réalisé que j’avais cet album en attente à terminer », raconte-t-il. « Je l’ai ressorti et, en me demandant si j’allais aimer, je me suis rendu compte que je l’adorais vraiment ». Cet intervalle entre les deux albums explique en partie la richesse de Memory Almost Full : conçu en amont, interrompu puis repris dans un tout autre contexte, le disque mêle la spontanéité de son point de départ et la maturité acquise en cours de route. McCartney n’hésite pas à incorporer dans les nouvelles sessions de 2006-2007 les expériences vécues entre-temps, qu’elles soient heureuses ou douloureuses, personnelles ou musicales. Le titre même de l’album, Memory Almost Full (« Mémoire presque pleine »), semble refléter cet état d’esprit de bilan et de saturation émotionnelle. Les fans les plus observateurs noteront d’ailleurs que cette expression forme un anagramme intrigant : “For my soulmate LLM” – « Pour mon âme sœur LLM », les initiales de Linda Louise McCartney, première épouse défunte de Paul. Interrogé sur cette coïncidence, McCartney reste d’abord évasif, puis admet qu’il s’agit d’un « heureux accident mystérieux » plus que d’une véritable dédicace cryptée. N’empêche : difficile de ne pas voir dans Memory Almost Full une œuvre chargée du poids du passé et, possiblement, d’un hommage implicite à Linda, muse et “soulmate” de toujours.
Enregistrement et production : retour au groupe et nouvelles méthodes
Enregistré principalement entre 2003 et 2007, Memory Almost Full est produit par David Kahne, déjà aux manettes de l’album Driving Rain (2001) quelques années plus tôt. Après l’expérience intimiste de Chaos and Creation in the Backyard, où le producteur Nigel Godrich avait poussé McCartney à jouer presque tous les instruments lui-même, Paul opte cette fois pour une approche plus collégiale. Lors des premières sessions à Abbey Road en 2003, il s’entoure de son groupe live : Rusty Anderson et Brian Ray aux guitares, Abe Laboriel Jr. à la batterie et Paul « Wix » Wickens aux claviers. Ces musiciens, qui accompagnent McCartney sur scène depuis le début des années 2000, apportent une énergie organique aux nouvelles compositions. « La première séance d’enregistrement s’est déroulée à l’automne 2003 à Abbey Road avec mon groupe de tournée et David Kahne », confirme McCartney, ravi de capitaliser sur l’alchimie forgée sur scène. Toutefois, le projet connaîtra deux phases distinctes : après l’arrêt en 2004 pour laisser place à Chaos, l’enregistrement reprend en 2006 sans interruption jusqu’au mixage final début 2007. Cette seconde phase voit McCartney alterner entre travail solitaire et collaborations ponctuelles avec ses musiciens. Au final, l’album présente un équilibre intéressant : Paul y joue lui-même de la quasi-totalité des instruments, ne faisant appel à ses acolytes que sur six morceaux bien ciblés (notamment « Only Mama Knows », « That Was Me » ou « House of Wax »). Cette combinaison d’un McCartney multi-instrumentiste en contrôle et d’un groupe soudé donnant du relief sur certaines pistes contribue à la diversité sonore du disque.
Sur le plan technique, Memory Almost Full profite d’outils modernes tout en cultivant une certaine patine vintage. Le mixage est confié à David Kahne lui-même et à Andy Wallace, ingénieur réputé pour son travail musclé avec des artistes rock, tandis que le légendaire Bob Ludwig se charge du mastering final. Ce dernier imprime au disque un son puissant et compressé, caractéristique de l’ère 2000s, ce qui suscitera quelques critiques des audiophiles pointilleux sur la “loudness war”. Malgré cette tendance à la surenchère sonore, la production sait aussi rester subtile quand il le faut, utilisant des arrangements élaborés sans surcharger l’écoute. McCartney expérimente par exemple avec un instrument inhabituel : la mandoline, mise en avant dès le titre d’ouverture « Dance Tonight ». Fasciné par cet instrument à cordes qu’il a découvert tardivement, Paul compose « Dance Tonight » presque instantanément, cherchant un son enjoué et « live ». L’enregistrement capture même une mandoline légèrement désaccordée – un « son de fête foraine » qu’il choisit de conserver pour son charme authentique, rappelant à ses yeux l’esprit des premières sessions des Beatles. Cette spontanéité assumée donne le ton d’un morceau d’ouverture joyeux et dépouillé. Toutefois, la suite de l’album emprunte des chemins bien différents : « Dance Tonight » n’est pas vraiment représentative du reste de Memory Almost Full* note un critique, observant que le timbre enjoué du mandoliné disparaît ensuite au profit d’une pop moderne plus dense.
Le producteur David Kahne, pour sa part, se montre complice des audaces de McCartney. Ayant déjà collaboré avec lui, Kahne connaît l’éclectisme du personnage et ne cherche pas à brider ses élans. Il l’encourage à revisiter divers styles qu’il affectionne, de la ballade intimiste au rock survitaminé. Si Chaos and Creation… avait été conçu dans l’épure, Memory Almost Full se permet davantage d’extravagances de studio – sans toutefois verser dans l’excès gratuit. L’emploi de techniques d’enregistrement modernes, combinées à un amour du vintage (amplis à lampes, pianos électriques, arrangements de cordes à l’ancienne sur certains morceaux) confère à l’album un son à la fois actuel et ancré dans la tradition McCartney. En somme, la production de Memory Almost Full se distingue par sa dualité : un pied dans le passé (des musiciens humains, des clins d’œil Wings/Beatles) et un pied dans le présent (une diffusion numérique sur iTunes, un marketing innovant). D’ailleurs, fait historique, c’est la première fois qu’un album de Paul McCartney est rendu disponible en téléchargement légal dès sa sortie – le résultat d’un long bras de fer résolu entre les Beatles (Apple Corps) et Apple Inc. concernant l’usage de la marque « Apple ». Cette arrivée tardive mais remarquée sur l’iTunes Store s’accompagne d’un partenariat avec Rolling Stone offrant des bonus numériques, signe que McCartney entend bien ancrer son œuvre dans le XXIe siècle sans renier son héritage.
Analyse musicale : entre pop moderne et réminiscences des années 60-70
Sur le plan musical, Memory Almost Full frappe par son éclectisme maîtrisé. L’album se déploie comme une sorte de panorama des multiples facettes du style McCartney, tout en conservant une cohérence thématique. Dès sa sortie, plusieurs commentateurs notent une parenté avec l’ère Wings et même certaines sonorités Beatles. « Une bonne partie de Memory Almost Full sonne en fait comme du Wings dans un grand jour : enjoué, mélodieux, truffé d’harmonies aiguës et traversé par un son de guitare tout droit sorti de Band on the Run », observe The Guardian. Effectivement, des titres rock comme « Only Mama Knows » rappellent la verve des années 1970 : porté par un riff de guitare électrique rageur et un quatuor à cordes en introduction, ce morceau nerveux aurait pu figurer sur un album de Wings par son énergie et son clin d’œil appuyé aux orchestrations à la Live and Let Die. McCartney s’y amuse à raconter l’histoire mystérieuse d’un bébé abandonné dans un avion, preuve qu’il n’a rien perdu de son goût pour les story-songs romanesques.
En contrepoint, Memory Almost Full propose aussi des plages de pure pop accrocheuse et contemporaine. « Ever Present Past », par exemple, est un titre entraînant, dominé par une ligne de basse sautillante et des claviers new wave, où Paul évoque avec malice le temps présent toujours teinté du passé. Ce morceau, choisi comme premier single aux États-Unis, illustre la capacité de McCartney à rester pertinent sur le terrain de la pop moderne sans renier son sens mélodique hérité des sixties. D’autres chansons explorent des territoires plus surprenants : « See Your Sunshine » baigne dans une atmosphère soul blanche feutrée, avec des chœurs doux et une basse ronde façon Motown. Derrière ses rimes simples (“mad/sad/glad” qui ont fait sourire certains critiques), ce titre dégage une sensualité inattendue chez le « cute Beatle ». Certains y verront la chanson d’amour dédiée à Heather Mills – « une véritable chanson d’amour pour Heather, écrite pendant des jours heureux de notre relation », a confirmé Paul lui-même à l’époque. Le registre vocal tendre qu’il adopte sur ce morceau contraste avec d’autres pistes où il force sa voix rocailleuse, montrant l’étendue de sa palette expressive, même si cela ne réussit pas à chaque fois.
L’album se distingue aussi par sa structure globale audacieuse, notamment en seconde partie. En effet, les cinq derniers morceaux forment une sorte de suite thématique quasi ininterrompue, rappelant par moments le célèbre medley de Abbey Road. Du pétillant « Vintage Clothes » jusqu’à l’émouvant « The End of the End », en passant par « That Was Me », « Feet in the Clouds » et « House of Wax », McCartney opère une traversée de sa vie en musique. « Ce cycle de cinq chansons offre une contemplation dramatique de la mortalité, depuis l’enfance jusqu’à l’inévitable fin », analyse The Guardian. Chaque morceau s’enchaîne et apporte une pièce du puzzle autobiographique : « Vintage Clothes » ouvre le bal en incitant à ne pas avoir peur de ressortir les vieilles affaires du placard – métaphore sur l’acceptation du passé. « That Was Me », l’une des pépites de l’album, poursuit avec un autoportrait vif où Paul énumère des souvenirs marquants (« au camp scout… en train de jouer de la basse dans une cave sous contrat »). Sur un rythme saccadé et un groove presque funk-rock, il s’émerveille du chemin parcouru, comme étonné d’avoir été ce gamin de Liverpool, ce jeune Beatle au Cavern Club, ce trentenaire superstar. Le ton se fait plus onirique avec « Feet in the Clouds », morceau aux harmonies vocales planantes (certains diront “trop” planantes, flirtant avec le pastiche d’ELO selon The Guardian) où McCartney aborde ses insécurités et rêves éveillés d’enfant la tête dans les nuages. Vient ensuite « House of Wax », titre atmosphérique et sombre qui tranche avec le reste : porté par une production écho et des solos de guitare incandescents, cette chanson énigmatique aux paroles opaques semble évoquer la chute d’une idole ou la décadence (“wax” pouvant suggérer la cire des figures figées, ou Icare approchant du soleil). La voix de Paul y est puissante, presque spectrale, et le morceau figure parmi les plus ambitieux qu’il ait enregistrés sur la décennie, rappelant par instants l’intensité de Chaos and Creation…. Enfin, le cycle se conclut par « The End of the End », une ballade dépouillée (piano, sifflements d’orchestre) où McCartney envisage frontalement sa propre mort. « Le jour où je mourrai, j’aimerais qu’on raconte des blagues », y chante-t-il sereinement, allant jusqu’à imaginer l’au-delà comme « le début d’un voyage vers un endroit bien meilleur ». Jamais McCartney n’avait abordé aussi directement le thème de sa disparition, et il le fait avec une grâce pudique, transformant ce qui pourrait être lugubre en célébration douce-amère de la vie. Comme l’a souligné un journaliste, « The End of the End est un face-à-face étonnamment franc avec la mort, où McCartney défie la tristesse par l’humour et l’espoir ». Ce morceau bouleversant, placé en avant-dernière position, confère à l’album une profondeur émotive qui a marqué nombre d’auditeurs.
Musicalement, Memory Almost Full navigue entre réminiscences du passé et élans de modernité, ce qui a conduit certains critiques à parler d’un disque « à la fois résolument moderne et obsessionnellement rétro ». La production pop-rock contemporaine (on y entend des guitares bien actuelles, une batterie parfois lourde, une compression sonore typique de 2007) côtoie en effet des clins d’œil stylistiques aux décennies précédentes : harmonies à la Beach Boys/Queen sur « Feet in the Clouds », basse mélodique et jeu de piano à la Beatles sur « Only Mama Knows » et « Mr. Bellamy », ou encore vibe glam-rock sur certains refrains. « Mr. Bellamy », justement, mérite qu’on s’y attarde : ce morceau fantasque, racontant l’histoire d’un personnage perché en haut d’un immeuble refusant d’en descendre, est construit comme un mini-opéra pop. McCartney y alterne voix principales et voix de personnages secondaires, dans une veine théâtrale rappelant son goût pour les vignettes à la « Maxwell’s Silver Hammer » ou « Uncle Albert/Admiral Halsey ». Piano sautillant, cuivres discrets et progression d’accords inattendue donnent à « Mr. Bellamy » un charme particulier qui a séduit la critique anglo-saxonne pour son inventivité. De même, Rolling Stone a salué la « verve obsessionnelle et la fraîcheur » de l’album, notant qu’il réussit le pari d’être « à la fois d’une modernité vive et tourné vers ses propres souvenirs ».
Il convient de mentionner que tous les titres de Memory Almost Full ne font pas l’unanimité. Si la majorité des morceaux montrent McCartney au sommet de son art mélodique, quelques-uns divisent les auditeurs. Par exemple, « Gratitude », une sorte de gospel-rock où Paul force sa voix sur un tempo lourd, a été jugé moins convaincant – “extrêmement ennuyeux” et poussif selon certains, qui estiment que c’est le seul moment où son âge s’entend vraiment dans sa voix. De son côté, la chanson d’ouverture « Dance Tonight » a été qualifiée par Pitchfork de « hootenanny folkorique aussi anodin qu’égregieux », conçue sur mesure pour faire taper du pied les clients de Starbucks mais sans grand relief musical. Ce titre simple et répétitif (où McCartney invite tout le monde à « danser ce soir » sur un air guilleret) a pu déconcerter par sa légèreté un brin naïve en introduction d’un album autrement plus profond. Cependant, d’autres y ont vu une entrée en matière maligne, comme un leurre volontaire : « On a l’impression que McCartney s’amuse à livrer en tête de tracklist un morceau volontairement banal pour mieux surprendre ensuite avec un album bien plus singulier que le marketing caféiné ne le laissait supposer », note Pitchfork, qui reconnaît que le reste du disque est plus « idiosyncratique » et personnel que l’ouverture ne le laissait craindre. En effet, passé ce prélude léger, l’auditeur découvre une œuvre riche, pleine de contrastes : nostalgique mais pas passéiste, intime sans sombrer dans l’auto-apitoiement, et surtout parcourue d’un optimisme résilient malgré les thèmes graves. Car si Memory Almost Full parle de mémoire presque saturée, de fin de vie et de regards en arrière, il n’en demeure pas moins traversé par une joie de vivre communicative – ne serait-ce que dans le plaisir évident que prend McCartney à jouer de tous les styles et à chanter avec une voix qui, bien qu’un peu râpeuse par moments, n’a rien perdu de sa chaleur.
Thématiques et paroles : mémoire, bilan et espoir
Du titre de l’album à la dernière note, Memory Almost Full est traversé par le thème de la mémoire et du passage du temps. McCartney, au fil des 13 chansons (portées à 16 sur l’édition deluxe), s’y livre à une forme de bilan de vie, sans concept narratif explicite mais avec de nombreux fils conducteurs. « C’est un album très personnel de Paul, qui puise dans le passé », souligne la note d’intention officielle de l’artiste. « Beaucoup de choses sont rétrospectives, tirées de ma mémoire – des souvenirs d’enfance, de Liverpool, des étés d’antan », explique McCartney. Cette dimension autobiographique affleure dans plusieurs morceaux de façon évidente.
Par exemple, « That Was Me » est quasiment un inventaire de souvenirs : le chanteur s’y remémore en vrac des images de sa jeunesse (les chasses aux “conkers” – marrons – dans la cour de l’école, les concerts dans la moiteur des caves de Liverpool), s’émerveillant que « c’était bien [lui] » à chaque étape. L’emploi du passé simple et l’exclamation récurrente du titre – « C’était moi » – donnent l’impression qu’il feuillette un album photo mental, avec fierté et un brin de nostalgie amusée. « Ever Present Past », malgré son rythme enjoué, traite également du poids du passé sur le présent : « J’ai trop de choses sur le dos, pas le temps d’être un amant correct » chante McCartney en ouverture, avouant à demi-mot que ses responsabilités actuelles l’empêchent de vivre pleinement l’instant. Beaucoup ont vu dans cette ligne une allusion à son récent divorce et aux tumultes médiatiques qui l’ont accaparé. D’ailleurs, certains commentateurs n’ont pas manqué de qualifier Memory Almost Full d’album “post-Heather”, suggérant qu’il serait la catharsis de McCartney après sa rupture. Le principal intéressé a toutefois nuancé ce point : il affirme que l’essentiel des chansons ont été écrites avant la séparation et n’ont pas été remaniées par la suite – « Une grande partie de l’album a été faite avant, pendant et après notre séparation. Je n’ai retiré aucune chanson à son sujet » a-t-il déclaré, citant pour seule véritable chanson d’amour envers Heather « See Your Sunshine », composée « durant une bonne période de notre couple ». Ainsi, plutôt que d’être un règlement de comptes ou un journal de divorce, Memory Almost Full apparaît surtout comme un regard global sur l’existence de McCartney, dans lequel son mariage raté n’est qu’un chapitre parmi d’autres. Cela n’empêche pas certaines paroles d’être teintées de mélancolie amoureuse ou de désillusion – on peut lire entre les lignes de « You Tell Me », ballade acoustique vaporeuse, l’évocation de souvenirs estivaux heureux désormais révolus (« Était-ce bien réel ? Dis-le moi… » interroge Paul d’une voix presque chuchotée). Le doute qui transparaît dans ce texte sur la fiabilité de la mémoire, sur ce qu’il reste des beaux jours quand l’amour s’en est allé, confère à la chanson une tristesse délicate.
Le grand mérite de Memory Almost Full est de traiter de sujets potentiellement sombres – la vieillesse, la mort, le regret – sans lourdeur ni cynisme. Au contraire, McCartney aborde ces thèmes avec une sérénité lumineuse et parfois même de l’humour. Dans « The End of the End », plutôt que de pleurer sur l’inéluctabilité de la mort, il préfère imaginer une atmosphère joviale lors de ses funérailles, priant ses proches de « raconter des blagues » et de ne pas verser de larmes inutiles. « J’ai toujours été un optimiste, et je pense qu’on le reste jusqu’au bout », semblait-il nous dire en filigrane. Cette acceptation presque spirituelle de la finitude donne à l’album une portée universelle et apaisante, loin du nombrilisme que l’on associe parfois aux albums tardifs de rockeurs légendaires. McCartney n’est pas dupe du temps qui file, mais il choisit de célébrer ce qui a été plutôt que de déplorer ce qui n’est plus. Ainsi, Memory Almost Full peut se lire comme une méditation positive sur le souvenir et la transmission : en se remémorant son passé, Paul donne du sens à son présent et laisse un message de bienveillance pour l’avenir.
Un autre fil rouge conceptuel de l’album est la notion de retour aux sources et d’acceptation de son héritage. Dès le titre « Vintage Clothes », il conseille à l’auditeur de ne pas avoir honte de ressortir les habits vintage, métaphore évidente sur le fait d’assumer son passé : « Ne dites jamais que les vieux habits ne reviendront pas à la mode » lance-t-il malicieusement, comme pour affirmer que le passé finit toujours par resservir d’une manière ou d’une autre. Ce thème, qui pourrait s’étendre à la musique (ses propres « vieilles chansons » connaissant un regain d’intérêt, par exemple), s’inscrit dans la volonté de McCartney de réconcilier toutes ses époques. En 2007, il n’hésite plus à revendiquer l’héritage Wings, jadis mésestimé : il accorde des interviews où il réhabilite cette période (notamment une entrevue avec le magazine Uncut citée par The Observer) et intègre dans Memory Almost Full des sonorités rappelant ces années-là. Comme le note The Guardian, « si McCartney ne peut pas emprunter à son propre catalogue, à qui le droit ? » – autrement dit, il serait absurde qu’il se prive lui-même de ce qui a fait sa gloire. Cette prise de conscience se ressent dans l’album, qui assume fièrement d’être rétro par moments. Plutôt que de chercher désespérément à coller aux tendances, Paul s’appuie sur ses forces intemporelles (sens de la mélodie, arrangements vocaux riches, habileté multi-instrumentiste) et les combine à juste dose avec une production actuelle. Le résultat donne un album conceptuellement tourné vers la rétrospection assumée, ce que McCartney a lui-même décrit comme « volontairement rétrospectif » (“purposefully retrospective”).
En somme, les thématiques de Memory Almost Full oscillent entre l’intime et l’universel, le souvenir personnel et la réflexion quasi philosophique sur la vie. L’album parle de la mémoire (individuelle et collective), du poids du passé dans chaque présent (Ever Present Past – le passé toujours présent), de la façon dont on se souviendra de nous (The End of the End). Il aborde aussi en creux la question de la transmission artistique : McCartney, conscient d’être l’un des derniers géants des sixties encore en activité, semble jeter un regard attendri sur son parcours afin de le léguer au public une bonne fois pour toutes. Heureusement, ce bilan n’a rien de crépusculaire : Memory Almost Full n’est pas un testament, mais plutôt une célébration de la route parcourue et une affirmation que la flamme créative brûle toujours. À travers des paroles tantôt nostalgiques, tantôt espiègles, Paul McCartney offre en 2007 une œuvre à cœur ouvert, sincère et lumineuse, qui touche à l’essence même de son art : parler aux émotions simples tout en reflétant une vie extraordinaire.
Réception critique et succès commercial
À sa sortie en juin 2007, Memory Almost Full a été accueilli par une critique globalement enthousiaste, ravie de constater la verve retrouvée de McCartney. Dans la presse anglo-saxonne, les principaux magazines saluent l’album pour sa qualité d’écriture et son énergie. Rolling Stone l’inclut dans son classement des 50 meilleurs disques de l’année 2007 (à la 22ème place), décrivant l’album comme « à la fois résolument moderne dans son son et obsédé par le rétroviseur ». Le critique de Rolling Stone souligne l’habileté de McCartney à faire cohabiter des chansons pop actuelles avec une introspection nostalgique sur sa propre carrière, y voyant l’œuvre d’un artiste qui ne se contente pas de vivre sur ses acquis. De son côté, le magazine britannique Mojo (spécialisé dans le rock classique) note la cohérence étonnante du disque malgré la variété des styles, et applaudit en particulier la suite finale de chansons, preuve que « Macca sait encore penser en termes d’album-concept, à l’ancienne »*.
Le New Musical Express (NME), connu pour son exigence envers les vétérans du rock, accueille Memory Almost Full avec bienveillance. « Vu la vie privée turbulente qu’a traversée Macca récemment, le simple fait que cet album existe est en soi une raison de se réjouir. Mieux encore, il s’avère plus mélodieux et exaltant que ce qu’on aurait pu espérer », écrit NME dans son numéro du 13 juin 2007. Le journal fait allusion bien sûr au divorce et aux épreuves de McCartney, sous-entendant que l’album aurait pu être sombre ou ne pas voir le jour ; or au contraire, c’est un disque plein de vitalité. Plusieurs critiques mettent en avant cette vitalité et cette absence de cynisme : « C’est un album facile à aimer, chaleureux, qui prouve qu’à 65 ans McCartney peut encore nous émouvoir sans faire grimacer », note par exemple Pitchfork, qui pourtant n’avait pas ménagé le musicien par le passé. Le site indé reconnaît notamment que Memory Almost Full est « bien plus singulier et imprévisible que ce que son association avec une chaîne de cafés laissait penser », et loue la prise de risques de McCartney sur des chansons comme « See Your Sunshine » ou « House of Wax » où il sort de sa zone de confort. Pitchfork attribue à l’album une note dans le haut de la moyenne (autour de 6,5/10), reprochant encore quelques facilités, mais conclut que Memory Almost Full « force la réévaluation de McCartney en tant qu’artiste contemporain, tant il déborde d’une facette de Paul qu’on n’attendait plus » – allusion à son audace thématique et à sa capacité à parler (un peu) de lui-même de façon vulnérable.
Plusieurs journaux soulignent également la qualité des mélodies et la fraîcheur de l’inspiration. « Ce n’est pas tous les jours qu’un “boomers’ legend” sort un album aussi solide à ce stade de sa carrière », écrit USA Today, tandis que The Observer note avec humour que « plus aucune honte n’est attachée à imiter Wings – la preuve, Macca lui-même s’y met ! » pour souligner le retour en grâce de son style des 70s. Le contraste entre l’album précédent, plus discret, et Memory Almost Full est souvent mentionné : Chaos and Creation… avait impressionné par sa délicatesse acoustique, alors que Memory Almost Full séduit par son éclectisme pop-rock et son ton positif. Cette complémentarité fait dire à certains critiques que McCartney vit une seconde jeunesse artistique dans les années 2000, enchaînant deux albums de haute tenue dans des registres différents. Même Pitchfork, plutôt avare de compliments envers les monuments du classic rock, admet que si McCartney n’a pas (encore) livré l’équivalent d’un Time Out of Mind (l’album de renaissance tardive de Bob Dylan), il s’en approche par instants et « montre qu’il peut craquer l’armure du Beatle optimiste éternel pour laisser filtrer une humanité plus vulnérable ».
Commercialement, Memory Almost Full est un succès indéniable, dépassant même les performances des albums précédents de McCartney. Aux États-Unis, il débute directement à la 3ème place du Billboard 200, avec plus de 160 000 exemplaires vendus en une semaine. Il s’agit tout simplement de la meilleure entrée en chart pour McCartney depuis une décennie, démontrant que l’opération Starbucks a su toucher un large public (des fans de longue date aux clients curieux attirés par la diffusion en café). Au Royaume-Uni, l’album atteint la 5ème position des ventes malgré le fait que les exemplaires vendus chez Starbucks n’étaient pas comptabilisés dans les classements officiels. Memory Almost Full se hisse aussi dans le Top 5 ou Top 10 de nombreux pays (Canada, Danemark, Norvège, Suède, Grèce, etc.), témoignant de l’aura internationale intacte de McCartney. En France, où l’album est distribué par MPL/Universal, il se classe dans le Top 15 des meilleures ventes, confirmant la popularité de l’ex-Beatle auprès du public français. Les chiffres de vente mondiaux dépasseront rapidement le million, et Memory Almost Full finira par s’écouler à plus de 2 millions d’exemplaires dans le monde – un score très honorable à l’ère du déclin du CD, surtout pour un artiste vétéran.
L’exploitation de l’album donnera lieu à plusieurs singles modestes : « Dance Tonight » (accompagné d’un clip ludique réalisé par Michel Gondry, où McCartney, mandoline à la main, voit le fantôme de Natalie Portman danser dans sa maison) rencontre un certain succès d’estime et devient même numéro 1 des ventes… sur iTunes UK le jour de sa sortie, bénéficiant de la mise en avant numérique. « Ever Present Past » sort également en single, soutenu par un clip où Paul évolue au milieu de danseuses contemporaines dans un décor blanc épuré, symbolisant peut-être ce passé omniprésent qui le poursuit. Si ces chansons ne caracolent pas en tête des charts généralistes (le temps des hit-parades dominés par McCartney étant révolu depuis longtemps), elles obtiennent une bonne rotation radio sur les stations adult contemporary. Par ailleurs, Memory Almost Full obtient une nomination aux Grammy Awards : en février 2008, la chanson « Dance Tonight » est nommée dans la catégorie Meilleure prestation vocale pop masculine (aux côtés de Justin Timberlake et Michael Bublé notamment), soulignant que la voix de Paul, bien que vieillissante, reste suffisamment expressive pour être distinguée. S’il ne remportera pas le trophée ce soir-là, McCartney aura néanmoins la satisfaction de voir son travail reconnu par l’industrie.
La promotion de l’album, innovante via Starbucks, s’est aussi appuyée sur des événements spéciaux. Le 13 juin 2007, Paul donne un concert-surprise dans un club de New York (le Electric Ballroom) où il joue plusieurs titres de Memory Almost Full en live pour la première fois, devant un parterre de fans ravis et de VIP. Quelques jours plus tard, il enregistre un mini-show dans le magasin Amoeba Music à Los Angeles – performance mythique qui sera plus tard publiée sous le titre Amoeba’s Secret. Là encore, McCartney mêle anciens succès et nouvelles chansons comme « Only Mama Knows » ou « That Was Me », prouvant que ces dernières tiennent la comparaison sur scène. L’accueil du public est très chaleureux : les fans de la première heure saluent un disque qu’ils comparent parfois aux œuvres de Wings des seventies pour son enthousiasme communicatif, tandis qu’une nouvelle génération de mélomanes, parfois peu familiers des albums solo de McCartney, découvre avec surprise un songwriter toujours pertinent et inspiré à 65 ans. La presse française elle aussi émet des critiques positives – Télérama parle d’un « excellent cru mêlant confidence et tubes pop », Rock & Folk souligne la production élégante et le songwriting affûté rappelant par moments Revolver. On sent, à travers les articles, une forme de soulagement admiratif : McCartney aurait pu se contenter d’entretenir sa légende en jouant les Beatles en tournée, mais il choisit encore de créer, et de bien le faire.
Impact sur la carrière de McCartney et postérité de l’album
Plus de quinze ans après sa parution, Memory Almost Full s’est affirmé comme une pièce importante de la discographie tardive de Paul McCartney. L’album a marqué la fin d’une ère et le début d’une autre à plusieurs titres. D’un point de vue industriel, il a ouvert la voie à de nouvelles méthodes de distribution pour les artistes établis : voir une icône telle que McCartney rejoindre une enseigne comme Starbucks a pu surprendre en 2007, mais cet exemple a été suivi par d’autres (on pense à des exclusivités de ventes via des grandes chaînes, ou à des albums distribués avec des journaux, comme McCartney lui-même le fera en 2008 en offrant Memory Almost Full en CD avec le journal britannique Mail on Sunday). Ce mode de diffusion alternatif a montré que les légendes de la musique pouvaient contourner les circuits traditionnels pour toucher le public différemment – une leçon retenue dans une industrie musicale en pleine mutation à l’ère numérique. Pour McCartney, l’alliance avec Starbucks n’a pas été qu’un coup isolé : il restera chez Hear Music/Concord pour ses projets suivants, notamment l’album New en 2013, avant de retourner chez Capitol plus tard. Memory Almost Full inaugure donc une décennie d’indépendance relative pour Paul, durant laquelle il prendra plaisir à explorer de nouveaux horizons sans la pression des majors.
Sur le plan artistique, Memory Almost Full a eu un impact durable en redéfinissant l’image de McCartney en ce début de XXIe siècle. Avant sa sortie, malgré l’appréciation de Chaos and Creation…, beaucoup voyaient Paul comme un géant du passé plus que comme un créateur du présent. Or, le succès critique et commercial de Memory Almost Full a prouvé qu’il avait encore des choses à dire et une audience prête à l’écouter. L’album a contribué à installer l’idée que McCartney vivait une sorte de renaissance créative depuis la fin des années 90 (Flaming Pie en 1997, Chaos… en 2005, puis Memory Almost Full en 2007). Dans les années qui suivront, cette perception se renforcera avec des projets variés – l’album expérimental Electric Arguments sous le pseudonyme The Fireman en 2008, l’album de standards Kisses on the Bottom en 2012, ou encore Egypt Station en 2018 qui sera son premier numéro 1 US depuis des décennies. On peut donc dire que Memory Almost Full a été un tremplin : il a redonné à McCartney l’appétit de l’expérimentation et la confiance que le public était toujours au rendez-vous pour du nouveau matériel. Paul déclara d’ailleurs peu après la sortie qu’il se sentait plus libre que jamais de créer ce qui lui plaisait, l’accueil de Memory Almost Full lui ayant montré qu’il n’avait plus rien à prouver sinon se faire plaisir et faire plaisir à ses fans.
La tournée mondiale qui suivra (le Up and Coming Tour en 2008-2009, puis Good Evening Europe en 2009) incorporera des morceaux de Memory Almost Full, signe que McCartney tenait à défendre ces nouvelles chansons sur scène aux côtés des classiques. « Only Mama Knows » notamment deviendra un moment fort des concerts, son intro orchestrale diffusée en ouverture des shows avant l’entrée en scène de Paul sur sa guitare Höfner iconique. « Dance Tonight », avec McCartney jouant du mandoline sur scène, amènera une touche festive appréciée du public. Cette intégration dans les setlists a permis aux titres de Memory Almost Full de s’installer dans le catalogue live de McCartney, aux côtés des indétrônables « Hey Jude » et « Live and Let Die ». Preuve que l’album a trouvé sa place, la compilation Pure McCartney sortie en 2016 – un best-of couvrant toute la carrière solo – inclut pas moins de quatre chansons de Memory Almost Full (« Dance Tonight », « Ever Present Past », « Only Mama Knows » et « Sing The Changes » – ce dernier issu en fait de Electric Arguments mais parfois associé à l’époque). C’est l’album post-années 80 le plus représenté de cette compilation, ce qui reflète le regard positif porté sur lui a posteriori.
En termes de postérité critique, Memory Almost Full jouit aujourd’hui d’une réputation plutôt favorable. Si l’on compare avec d’autres albums récents de McCartney, il est souvent cité aux côtés de Chaos and Creation in the Backyard et Egypt Station comme l’un de ses meilleurs efforts tardifs. Certains fans débattent pour savoir s’ils préfèrent la sobriété de Chaos… ou la diversité de Memory…, mais beaucoup s’accordent à dire que ces deux disques forment un diptyque réussi démontrant la créativité continue de Paul au 21e siècle. Des réévaluations ultérieures soulignent que Memory Almost Full a bien vieilli : « L’album a très bien vieilli, il oblige à le reconsidérer car il regorge d’une facette de Paul qu’on avait sous-estimée », écrivait un commentateur une décennie plus tard. Sa nature rétrospective, qui aurait pu sembler être un disque « de vieux » au moment de sa sortie, lui donne en réalité un attrait intemporel. À mesure que McCartney avance en âge (il a fêté ses 80 ans en 2022), des chansons comme « The End of the End » prennent encore plus de relief – elles résonnent comme le témoignage touchant d’un homme en paix avec son héritage et sa mortalité.
On notera enfin l’influence plus subtile de Memory Almost Full sur la jeune génération d’artistes. En 2007, l’album a rappelé combien McCartney excelle dans l’écriture de pop songs classiques. Des musiciens contemporains ont salué ce disque : par exemple, le chanteur de Coldplay Chris Martin – grand admirateur de Paul – a mentionné Memory Almost Full parmi les albums qu’il écoutait en boucle à l’époque pour s’inspirer de ses mélodies limpides. De même, des critiques de Pitchfork ou Stereogum ont plus tard reconnu que des titres comme « Mr. Bellamy » ou « House of Wax » montraient un McCartney aventureux qui pouvait parler aux fans d’indie rock. Sans être un album révolutionnaire pour la musique en général, Memory Almost Full a donc conforté le statut de Paul McCartney comme référence vivante, capable de dialoguer avec son passé tout en restant pertinent dans le présent.
Neutre mais passionnant, Memory Almost Full se présente rétrospectivement comme un chapitre incontournable de la carrière de Paul McCartney. L’album synthétise de façon éclatante de nombreux aspects de son art : la nostalgie de l’ex-Beatle regardant dans le rétroviseur, la maîtrise pop du compositeur de génie aux mélodies imparables, l’expérimentation mesurée de l’artiste qui refuse de se répéter, et l’optimisme invétéré de l’homme qui préfère sourire au passé et à l’avenir plutôt que de s’en affliger. En intégrant des citations de sa propre histoire dans ses chansons et en explorant sans fard des thèmes universels comme le temps qui passe, McCartney a su toucher un large public au-delà des seuls nostalgiques des sixties. Memory Almost Full est l’œuvre d’un musicien de 65 ans qui prouve qu’il a encore la flamme d’un jeune homme – simplement alimentée par des décennies de souvenirs. Comme l’a si bien résumé Ken Lombard, président de Hear Music chez Starbucks, à propos de l’album : « C’est un tel reflet de sa vie et de sa carrière, avec ses hauts et ses bas, la prise de conscience de ce voyage remarquable qu’a été la sienne ». Voyage dont Memory Almost Full constitue une étape marquante, à la fois aboutissement d’une riche expérience et point de départ d’une nouvelle liberté artistique. En revisitant son passé sans amertume, Paul McCartney a offert avec Memory Almost Full un disque lumineux et émouvant, qui continue d’accompagner et d’inspirer ceux qui l’écoutent, rappelant que la mémoire – même presque pleine – a toujours de la place pour de nouvelles belles choses.