J’ai déjà parlé ici d’Étienne Ruhaud (né en 1980), à propos de son roman « Disparaître » (2013) puis de son recueil de proses, sous forme de bestiaire, « Animaux » (2020).
C’est aujourd’hui à un recueil d’articles et d’entretiens, couvrant la période de 2005 à 2021, intitulé « Panorama I« , que je vais m’intéresser.
Note pratique sur le livre
Editeur : Unicité
Année de publication : 2024
Avec des illustrations de Jacques Cauda
Nombre de pages : 386
Présentation de l’éditeur
L’ouvrage paraîtra sans doute fourre-tout : nul fil directeur, ici, sinon la volonté d’explorer la littérature contemporaine, parfois au hasard des rencontres, des coups de cœur. Panorama compile effectivement la totalité des articles, notes de lecture et entretiens menés avec des auteurs souvent très différents, et généralement méconnus, de 2005 à 2021. On y trouvera ainsi des critiques de romans, de pièces de théâtre, d’essais, ou, plus encore, de recueils de poésie, parent pauvre de la production actuelle, si abondante. Au hasard des pages, le lecteur fera quelques belles découvertes, entendra la voix, ténue, des oubliés, des obscurs, se baladera, un peu, dans le passé et dans les rues de Paris…
Mon Avis
Avant de commencer cette lecture, j’étais un peu perplexe a priori à l’idée de découvrir des interviews de poètes inconnus de moi ou des textes critiques sur des livres que je n’ai pas lus. Je redoutais que ces presque quatre cents pages me paraissent longues, même si la curiosité était aussi bien présente !
Eh bien, mes craintes se sont vite envolées et la lecture s’est avérée très agréable, rapide, sans temps mort. Il n’y a pas besoin de connaître les auteurs et leurs publications pour se rendre compte que leurs réflexions sur l’écriture sont tout à fait intéressantes et qu’elles ouvrent des perspectives à toute personne qui écrit ou lit des poèmes. Grâce à ces entretiens, nous faisons connaissance avec des poètes, suivons le fil de leur pensée et leur parcours d’écriture. Le vaste panorama de leurs personnalités donne un aperçu de la poésie contemporaine, riche, foisonnante, souvent méconnue du grand public. J’étais par exemple vivement intéressée par l’interview des deux organisateurs du Marché de la poésie (tous les ans, en juin, sur la place Saint-Sulpice à Paris) : Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, qui nous permettent de rentrer dans les coulisses de cet événement important. Les interviews d’éditeurs, comme Sylvie Gracia des éditions du Rouergue ou Louis Dubost des éditions du Dé bleu, sont très passionnantes et à recommander aux auteurs en quête de publication.
On peut lire « Panorama I » du début à la fin, à la façon d’un roman, ou bien le picorer, un peu chaque jour et sans ordre bien défini, selon ses envies – les deux sont aussi bien.
Ce livre dresse un tableau du vaste paysage littéraire contemporain, de ses questionnements, de ses rouages et modes de fonctionnement et c’est vraiment à découvrir !
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Un Extrait page 83
(Extrait de l’entretien avec Christian Garcin, auteur de romans, de journaux de voyages, d’essais)
Parallèlement, vous faites fréquemment l’éloge du silence, c’est-à-dire le refus des mots, de la littérature, impuissante. Pensez-vous que la peinture, à laquelle vous consacrez plusieurs essais (« Piero ou l’équilibre », « Une odeur de jasmin et de sexe mêlés« ), soit plus apte à transcrire le monde ? Est-ce pour cela que vos textes sont aussi descriptifs, limpides, en particulier les poèmes de « Pierrier » ?
Lorsqu’on écrit on se heurte tôt ou tard au silence. C’est contre lui qu’on écrit. Contre, c’est-à-dire à la fois tout contre, et en luttant contre. C’est toujours le même problème : est-il possible pour un poète de saisir le monde avec les mots ? C’est la question que Rimbaud s’est posée, et on connaît la réponse. Le silence qui en a découlé est fondateur. Pour un romancier, il ne s’agit pas tant de saisir le monde que d’en bâtir un qui dit quelque chose du nôtre, en indique une ou plusieurs réalités, un ou plusieurs possibles, en brassant personnages et lieux, idées et situations, animé par le souci de la langue et de la construction – et surtout par cette part d’inconnaissable qui puise à la lisière du conscient et de l’inconscient, et qu’on appelle « imaginaire ». La peinture n’est pas plus apte à transcrire le monde : elle en dévoile simplement une autre réalité, qui pénètre en nous sans doute plus immédiatement, puisqu’elle évite le filtre des mots. Peut-être en cela (sa plus grande immédiateté), est-elle plus proche de la poésie, qui est image et rythme. Je remarque en tout cas que ceux qui écrivent sur la peinture sont le plus souvent des poètes, et non des romanciers. Mais dans tous les cas, peintre ou écrivain, on creuse identiquement à l’intérieur de soi, si bien qu’on est confronté tôt ou tard à cet infracassable noyau de nuit dont parlait Henry James – c’est-à-dire le centre du labyrinthe qui nous constitue, fait de silence et d’inconnaissable, l’œil noir autour duquel nous gravitons.
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