Claude Ber/Fa che Euridice tornilla goder

Par Angèle Paoli

Claude Ber, La mort n’est jamais comme,
Editions de l’Amandier, 2006 (2e éd.).


FA CHE EURIDICE TORNILLA GODER

   Semblable aux mantras hindous, mystérieuse et complexe moirure, La mort n’est jamais comme recèle, jusque dans le creuset des « découpes » qui structurent le recueil, une part changeante de sens caché. « Pour que ne soit aucunement jamais/débusquée ma pensée », écrit Claude Ber dans le poème « ainsi des bribes ».

  Insaisissable tissu anamorphique, La mort n’est jamais comme est une vaste composition-assemblage de tessons et de bribes – qui joue avec la magie incantatoire de la poésie. Magie de la répétition des rythmes et des associations d'images, magie des mots et de la folie qui préside à l’émergence du langage. Les énumérations nominales et la collision des contraires, le choc des syllabes s'allient avec force pour conjurer la mort et la transfigurer en éclats de vie.

   La mort n’est jamais comme. Titre fragment. Incomplet. Tronqué. La mémoire se dérobe ; le langage échoue à restituer le passé défunt, la réalité têtue et obsédante de la mort, la présence sensuelle-sensible, pourtant désormais absente, définitivement, de l’être aimé. Comment affronter l’énigme douloureuse de la disparition ? Comment dire la perte et ce qu’il reste de vie derrière la mort ? Comment exhumer de son silence la voix disparue ? Comment faire « rendre leur jus » aux mots, leur restituer ce pouvoir talismanique de protection et de consolation qu’ils gardent en secret ? Ces interrogations essentielles hantent le poète, émaillent les chants d’écriture, traversent le recueil jusqu’à l'imploration finale aux dieux infernaux :

« Qui donc pourrions-nous implorer ? Courage amigos y amigas,
fa che Euridice tornilla goderdi que jorni
che trar solea vivent
in fest e in canto
e d’el misero Orfeo consola il pianto
 » *

  « Retranchée, tranchée deux fois », Claude Ber procède, pour retrouver sa voie, par tressage de fragments et de restes. « Ce qui reste de toi », « ce qui reste des morts », « ceux qui restent ». De ces restes patiemment triés-assemblés, de ces débris de textes – « les tiens-les miens » – extirpés de leurs « vieilles chemises froissées », le poète tente d'organiser le désordre dans « l’inclassable définitif ». Ainsi la mort-la vie s'entrelacent-elles dans une alternance de poèmes – ainsi des bribes; loveliebe; le momort ; la nuit le ciel; mêmement séparément... – et de découpes où la mer/la mort conjuguent leurs arcanes, douleur et sensualité, exaltation et célébration.

   Regroupées par deux ou par trois, les cinquante découpes constituent une sorte de puzzle poétique condensé autour de petits tableaux de genre, paysages et natures mortes, miniatures où s’enchaînent et s’emboitent – certaines à la manière des compositions d'Arcimboldo – des alliances nouvelles portées par le crescendo-decrescendo de la vague, « micro macro entrecroisés » :

   « Les étoiles ressemblent à des lamparos. La lueur des lamparos à son reflet dans l'œil cuit du chapon. L’iris blanc du poisson au concave de la voûte étoilée. La voûte étoilée à la lentille convexe de la mer devinée. Le bulbe de la mer à rien d’autre qu’à sa floraison intime. »

   Soumise à « l’observation minutieuse des glissements », l’écriture de Claude Ber est exploration insatiable des limites. Celles du moi divisé, pris en étau entre désir de dire/désir de taire. Celles du langage et de ses leurres – « Je me tais pour échapper aux icônes ». « Une façon de dire au bout des lettres » qui n’exclut ni les courts-circuits des contradictions ni le rapport glacé à la réalité : « Au bord de la soucoupe le sucre a fondu. Et le café est froid. » Dans une incessante articulation des contraires – « dans le grog chaud, un glaçon d’éternité » –, concret et abstrait pactisent pour faire surgir, derrière l’illusoire pouvoir des mots, ne serait-ce qu’un balbutiement. « Des graffitis sur le plâtre d'un poignet cassé. »

   Derrière la miniaturisation des scènes – sensations et objets – surgit soudain, inattendue, volcanique, tempétueuse, pareille à une vague indomptable, une poésie organique, cosmique, détonante-explosive. Belle de toute la force de l’éros qu’elle recèle et diffuse. En prise fusionnelle avec la « houle originelle » qui sommeille sous la cendre. La mort n’est jamais comme : un hymne puissant à la vie. Célébration.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


  * Libre transcription/adaptation de l’imploration de Proserpine auprès de Pluton : Orfeo (1607) de Monteverdi (livret d’Alessandro Striggio Jr)[acte IV]

Fa che Euridice torni
A goder di quei giorni
Che trar solea vivend’in fest e in canto
E del misero Orfeo consola’l pianto.


Fais qu’Eurydice retourne
Jouir des jours
Qu’elle avait coutume de vivre en fête et en chanson
Et console les pleurs du malheureux Orphée.




CLAUDE BER


Source

Voir aussi :
- le site de l'écrivain Claude Ber.
- (sur Terres de femmes) Claude Ber/Je dis mer (extrait de La mort n’est jamais comme).



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