Moun Bakannal : voyage créolisant à travers les danses, musiques et terres de carnaval

Publié le 07 août 2025 par Africultures @africultures

La chorégraphe guadeloupéenne Chantal Loïal et sa compagnie Difé Kako nous ont offert en ce festival d’Avignon 2025 Moun Bakannal, un temps festif plein d’humour et de musique qui a secoué la Chapelle du Verbe Incarné en revisitant l’histoire du carnaval dans les îles de la Caraïbe et à travers le monde avec malice et bonne humeur. Un spectacle qui décoiffe et qui met du baume à l’âme, à retrouver en octobre et notamment durant le mois Kreyol au Théâtre 13 à Paris.

Dans Moun Bakannal, la compagnie Difé Kako nous entraîne dans un voyage à travers les terres de carnaval(s). Troisième volet d’un projet débuté en 2023, cette pièce plateau évoque, rassemble, tisse différentes cultures carnavalesques dans une expérience frénétique et enchanteresse, troublante et jouissive. Les deux premiers volets de ce projet pluridisciplinaire comprennent un bal carnavalesque « Piké kako – bal konsèr » (2023), et un défilé/déboulé de rue « Bakannal an lari » (2023/2024).[1] La pièce plateau est la culmination de ce travail de recherche, de création et de rencontre des publics, résultat de trente années de création autour du patrimoine culturel caribéen dirigée par Chantal Loïal.

Célébration de différents patrimoines immatériels carnavalesques (Guyane, Martinique, Guadeloupe, Dunkerque, Roubaix, Venise, Londres, Pays basque), Moun Bakannal est nourri d’un travail de recherche conséquent et de rencontres avec les gardiens de ces différents patrimoines pour comprendre et intégrer ces codes carnavalesques dans une même création portée par quatre interprètes qui dansent et chantent cette fusion de carnavals. La musique est aussi un élément clé de cette création où danse et musique sont imbriquées. Mêlant instruments créoles, chants du monde entier et accents électro, en passant des chants basques et dunkerquois, aux mazurkas guyanaises, du socca Trinidadien-Londonien, à la samba brésilienne, le spectacle tisse la trame musicale d’un voyage chorégraphique enchanteur et évocateur.

On commence dans une lumière tamisée alors qu’une voix-off – celle de Loïal – nous relate ses souvenirs de carnaval en Guadeloupe : sa force créatrice et fusionnelle, son pouvoir d’évocation des non-dits de l’Histoire, son renversement des codes. S’ensuit une succession de témoignages décrivant les carnavals en Martinique, en Guyane, à Londres, au Pays Basque, à Dunkerque et au Brésil. Les images de ces carnavals évoqués par des voix sans corps défilent sur un écran placé sur un chariot roulant faisant aussi guise de rangement d’accessoires et d’instruments surmonté d’un masque vénitien orné de madras (textile antillais originaire des Indes).

Des corps toutefois apparaissent après cette séquence, de blanc vêtus et interprétant une danse rappelant à la fois les danses de bâtons basque et caribéennes. Ensuite des cris, des invocations d’autres carnavals résonnent, et les danseurs quittent leurs combinaisons pour exécuter un « vidé en pyjama » en référence au défilé en pyjama antillais. Et à chacun de révéler leur « moun », personnage de carnaval, masqué et inspiré de divers mondes carnavalesques. On retrouve « Moun Diable rouge » inspiré des figures de diables présents dans divers carnavals, aussi bien que des personnages évoquant l’histoire coloniale et de l’esclavage, comme « Moun Joséphine » en tricorne orné de cravates et chemise de nuit rappelant Joséphine de Beauharnais, « Moun Commandeur Colonial » coiffé de son casque colonial. « Moun Dunkerque » vient compléter ce quatuor avec un costume représentant à la fois Dunkerque, le Brésil et le Pays Basque.

Ensuite s’enchaînent séquences dansées, où l’on passe et repasse des Antilles au Brésil, du Brésil à Dunkerque, de Dunkerque à Londres, puis à Venise. Les repères se perdent dans les danses et musiques mêlant rythmes du monde entier. Le risque aurait pu être de se retrouver avec un mélange indiscernable de carnavals et de cultures homogénéisant et universalisant à outrance. Toutefois, à chaque fois la référence à une culture, un pays est soulignée voire chantée. On ne confond pas les traditions, on les repère, on les mélange, on les fait coexister.

Avec la liesse viennent la sensualité, la lascivité, la rencontre des corps. On aperçoit des personnages travestis, enlacés, masqués. Les identités basculent, se confondent. Car le carnaval est aussi subversion, questionnement, renversement. Le spectacle évoque également les zones d’ombre des cultures qui l’ont vu naître. À un moment, une fumée oppressante remplit la scène, évoquant les brumes vénitiennes et les rencontres inquiétantes qui y ont lieu. Les danseurs tombent dans une transe, criant de peur à l’idée des zombis qui rôdent. À un autre moment le fouet fait son apparition, pratique du carnaval guadeloupéen de triste mémoire. Les non-dits sont évoqués et visualisés.

Ce qui marque dans ce spectacle fédérateur, c’est l’omniprésence du carnaval caribéen comme fil conducteur autour duquel se tisse ce voyage créolisant. En effet, les carnavals antillais nés de l’histoire du colonialisme et de l’esclavage sont devenus pratiques de contestation et de commémoration. Tout l’aspect subversif du carnaval s’y retrouve, en plus de la créolisation de pratiques artistiques et culturelles. Donc quel meilleur exemple que celui-ci pour « mettre en valeur et créoliser à nouveau, ce patrimoine immatériel qu’est le carnaval » ?[2] Comme exemple créolisant, on peut citer ces personnages, ces mouns différents, aux costumes bariolés issus de différentes pratiques. On peut aussi citer la réécriture de chansons créoles pour inclure des références à Dunkerque, à Venise, au Brésil.

Le public est fasciné, médusé, inquiet, curieux. Qu’on comprenne toutes les langues parlées sur scène, ou une partie, une des danseuses nous rassure : « Au carnaval on parle toutes les langues ». Chacun se retrouve et se perd dans la frénétique aventure qu’est le carnaval sur le plateau de Moun Bakannal. On se perd, on se retrouve, notre expérience est enrichie. Ceux pour qui le carnaval est familier en découvrent d’autres, établissent des liens. Ceux qui ne s’y connaissent pas forcément sont initiés, éduqués, sensibilisés. Le public est même encouragé à participer dans une petite séquence où sont agités des foulards et morceaux de tissus distribués au début du spectacle. Ces tissus, qui rappellent ceux constituant les costumes des personnages sur scène, sont d’ailleurs récupérés à la sortie de la salle. Car le carnaval, tout subversif, jouissif, politique qu’il soit, ne dure qu’un temps.

Dates 2025 :

Festival Off Avignon, Chapelle du Verbe Incarné, 13-17 juillet 2025

Mois Kréyol, Théâtre 13/Bibliothèque, Paris, 15-16 octobre 2025

Théâtre de Choisy-le-Roi, 11 octobre 2025

Théâtre Dunois, 21 octobre 2025

Théâtre Jacques Carat, Cachan, 15 novembre 2025

[1] Voir : https://difekako.fr/bakannal-bal/ et https://difekako.fr/bakannal-parad/

[2] Difé Kako, Dossier de diffusion « Moun Bakannal » (2024), p. 5.

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