Le 1er janvier 1962, les Beatles auditionnent chez Decca et repartent sans contrat, la légendaire phrase « guitar groups are on the way out » attribuée à tort à Dick Rowe entrant dans l’histoire. Derrière ce refus se cache une décision logistique et non artistique. La bande enregistrée ce jour-là servira pourtant de tremplin : via HMV et un éditeur EMI, elle mènera à George Martin, à Abbey Road et au premier single Love Me Do. Un échec fondateur qui façonnera la trajectoire du groupe.
Au panthéon des sentences catastrophiques, peu d’aphorismes rivalisent avec ce « guitar groups are on the way out » attribué à Dick Rowe (Decca Records) au moment de débouter les Beatles. La formule, rapportée par Brian Epstein dans son autobiographie, a fini par résumer à elle seule l’audition du 1er janvier 1962 à Londres : un label sourd, un groupe de Liverpool méconnu, et une prophétie qui se retourne contre son auteur. Comme souvent avec les légendes, la réalité est plus nuancée — et plus instructive. Car ce jour‑là, dans les studios Decca de West Hampstead (165 Broadhurst Gardens), se joue moins l’aveuglement d’une maison de disques que la transition d’un groupe prêt à sortir de la marge, au prix d’une dernière humiliation fondatrice.
Sommaire
- De Liverpool à Londres : un aller pénible vers le « grand bain »
- Dans la cabine : quinze titres, une heure, et des nerfs
- Le verdict Decca : pragmatisme, prétexte et concurrence locale
- Une défaite utile : ce que l’audition a rendu possible
- Les titres Decca : ce qu’ils disent des Beatles de 1962
- La petite phrase : citation authentique ou légende utile ?
- Et si Decca avait dit oui ?
- La Decca tape : reliques, ventes et controverses
- De l’audition à la signature : un chemin très britannique
- Pete Best, Ringo Starr : le point de bascule
- Love Me Do : un modeste 17e qui change tout
- L’audition, vue de 2025 : ce qui persiste quand on réécoute
- Brian Epstein, l’autre héros de l’histoire
- Anthology et après : canonisation d’un rendez‑vous manqué
- Leçon d’industrie : le non qui ouvre un oui
- Du rejet au décollage
De Liverpool à Londres : un aller pénible vers le « grand bain »
À la fin de 1961, les Beatles se sont forgé une réputation dans les clubs de Liverpool et de Hambourg. Brian Epstein, leur jeune manager, multiplie les démarches à Londres. La tournée des labels vire à l’inventaire des refus : Columbia, HMV, Pye, Philips, Oriole ferment la porte. Un frémissement survient avec EMI et Decca : Mike Smith, homme d’A&R chez Decca, se déplace au Cavern Club en décembre 1961, et, malgré une prestation jugée en‑deçà du potentiel, propose un test en studio le jour de l’An.
La veille, Neil Aspinall prend le volant d’une fourgonnette et fait descendre John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Pete Best de Liverpool à Londres. Le trajet devient une odysée : neige, perte de route, dix heures pour rallier la capitale. Ils se garent tard dans la nuit, « juste à temps pour voir des fêtards dans la fontaine de Trafalgar Square », racontera plus tard Lennon avec son ironie habituelle. Brian Epstein, plus prévoyant, a pris le train. Le 1er janvier 1962 n’étant pas un jour férié en Angleterre, l’audition est fixée à 11 heures. Les quatre arrivent à l’heure — Mike Smith, lui, non. Les célébrations de la Saint‑Sylvestre ont laissé des traces ; Smith débarque en retard et imposera une première contrariété : jouer sur les amplis Decca plutôt que sur leur matériel.
Dans la cabine : quinze titres, une heure, et des nerfs
L’audition, captée à Decca Studios, se déroule en une heure environ, sans overdubs ni retouches. Quinze titres s’enchaînent, entre reprises et originaux signés Lennon‑McCartney. Le répertoire couvre les influences du moment : rock’n’roll, rhythm & blues, doo‑wop, standards de variété et clins d’œil music‑hall. On entend “Like Dreamers Do”, “Hello Little Girl” et “Love of the Loved” — trois compositions maison —, mais aussi un bouquet de covers qu’ils maîtrisent sur scène : “Searchin’”, “Three Cool Cats”, “The Sheik of Araby”, “Money (That’s What I Want)”, “Crying, Waiting, Hoping”, “Memphis, Tennessee”, “To Know Her Is to Love Her”, “Till There Was You”, “Take Good Care of My Baby”, “Sure to Fall (In Love with You)”, “September in the Rain”, “Besame Mucho”. Le timbre de Lennon, le swing de McCartney, les figures de guitare de Harrison et la batterie de Best s’y exposent sans filet.
Les musiciens, tendus, ne livrent pas leur meilleure journée ; l’acoustique et les amplis imposés n’aident pas. Il n’empêche : l’ensemble tient, avec ce mélange de mordant et d’élan qui, déjà, singularise le quatuor. Cinq de ces prises paraîtront officiellement trois décennies plus tard sur “Anthology 1” (1995) : “Searchin’”, “Three Cool Cats”, “The Sheik of Araby”, “Like Dreamers Do”, “Hello Little Girl”. Les dix autres circuleront d’abord en bootlegs, puis, au fil des ans, dans des rééditions et documents plus ou moins autorisés.
Le verdict Decca : pragmatisme, prétexte et concurrence locale
Un mois plus tard, la décision tombe : Decca dit non aux Beatles et oui à Brian Poole and the Tremeloes, groupe de Dagenham auditionné le même jour. L’argument officiel, devenu légende, tient en une pique : « Guitar groups are on the way out ». Dick Rowe, patron de l’A&R, la niera ensuite systématiquement. D’autres explications, prosaïques, éclairent le choix : la proximité géographique des Tremeloes, donc des frais moindres et une disponibilité accrue pour retravailler en studio ; la balance laissée à Mike Smith qui tranche en faveur du groupe local. Le mythe d’un Rowe aveugle tient à la force d’une phrase — mais la logique du label, ce jour‑là, fut surtout logistique.
La petite histoire ajoutera un contrepoint amusé : en 1963, sur recommandation de George Harrison, Dick Rowe signera… les Rolling Stones. La sentence « guitar groups » n’a pas empêché Decca de parier, ailleurs, sur une guitare d’un tout autre grain.
Une défaite utile : ce que l’audition a rendu possible
Le revers chez Decca n’est pas un cul‑de‑sac ; c’est un tremplin. Brian Epstein repart de Londres avec un atout que n’ont pas les autres groupes de clubs : une bande propre de quinze titres, réellement enregistrés en studio. Au magasin HMV d’Oxford Street, un ingénieur suggère de transférer la bande sur disques d’acétate pour faciliter l’écoute. En découvrant que trois morceaux sont des originaux Lennon‑McCartney, Jim Foy (HMV) met Epstein en relation avec Sid Coleman d’Ardmore & Beechwood (éditeur EMI). L’éditeur appelle à son tour George Martin, responsable du label Parlophone (EMI). La chaîne se referme : grâce aux enregistrements Decca, Martin convie les Beatles à une audition à Abbey Road le 6 juin 1962.
Cette journée d’EMI sera parfois minimisée ; elle est pourtant décisive. George Martin n’est pas converti à la seconde, mais il entend un potentiel singulier, une écriture qui, si elle est canalisée, peut porter. Il émet des réserves sur la batterie de Pete Best, ce qui déclenchera, à l’été 1962, l’arrivée de Ringo Starr. Entre septembre 1962 et l’automne, la trajectoire s’accélère : enregistrements de “Love Me Do” le 4 septembre avec Ringo, puis le 11 septembre avec le batteur de session Andy White (Ringo passe à la tambourine et aux maracas), sortie du single le 5 octobre 1962 chez Parlophone, n° 17 dans les charts britanniques — un signal net. Le reste, dira la formule, est histoire.
Les titres Decca : ce qu’ils disent des Beatles de 1962
Réécouter les quinze morceaux Decca éclaire la palette du groupe au tournant de 1961/1962. Les Beatles sont encore, formellement, un groupe de covers qui glisse ses compositions parmi les standards pour tester la réaction. Les originaux montrent une oreille pour les progressions classiques et un sens aigu de la mélodie. “Like Dreamers Do” déroule ses modulations avec assurance, “Hello Little Girl” joue les contre‑chants avec une fraîcheur qui deviendra leur signature. Les reprises ne sont pas des copiés‑collés : “The Sheik of Araby” prend des accents farces, “Three Cool Cats” installe un groove léger, “Money” annonce, déjà, le nerf rythmique qui fera exploser “Please Please Me”.
Dans la prise, on entend aussi ce qui pêche : une batterie parfois raide, des harmonies moins verrouillées que sur scène, l’absence de couleurs de studio qu’apporteront bientôt George Martin et l’équipe d’Abbey Road. C’est précisément cette matière, vivante et inégale, qui a convaincu Parlophone : un groupe perfectible mais déjà électricisant.
La petite phrase : citation authentique ou légende utile ?
Revenons à la sentence fétiche. Dick Rowe a‑t‑il vraiment dit à Epstein : « Guitar groups are on the way out » ? Les souvenirs divergent. Brian Epstein l’écrit noir sur blanc. Rowe, de son côté, l’a contestée toute sa vie, renvoyant la décision vers Mike Smith et le pragmatisme d’un choix local (Tremeloes) plus facile à développer. Détail piquant : Decca venait, le même jour, d’entendre deux groupes de guitares et choisit… un groupe de guitares. La formule relève donc autant du mot bien trouvé que de l’explication rationnelle. Elle a prospéré parce qu’elle cristallise notre envie de récits moraux : un mauvais pari qui se prend la réalité en retour.
À l’épreuve des archives, une autre image apparaît : celle d’un label qui, comme beaucoup d’autres à l’époque, tâte une scène en ébullition et rate, ce jour‑là, le bon wagon — sans que cela infirme son flair global (les Stones suivront). La phrase demeure historique parce qu’elle résume l’instant où le rock change d’échelle. Mais elle ne suffit pas à expliquer le non de Decca.
Et si Decca avait dit oui ?
Les uchronies sont des jeux d’esprit, mais elles aident à penser. Si Decca avait signé les Beatles, le groupe aurait‑il bénéficié de la même liberté créative que chez Parlophone ? L’écoute et les idées de George Martin — prise de son, arrangements, tempi, harmonies, couleurs orchestrales — ont été décisives dans la métamorphose du son Beatles en 1962‑1963. EMI disposait d’un équipement, d’ingénieurs (à commencer par Norman Smith) et d’une culture d’atelier qui convenaient à l’écriture du groupe. Chez Decca, la trajectoire aurait sans doute été autre. Rien ne dit qu’elle aurait été moins brillante ; tout indique qu’elle aurait été différente. Or, l’histoire des Beatles, c’est autant une suite de décisions qu’une rencontre avec des personnes et des lieux.
La Decca tape : reliques, ventes et controverses
La bande de l’audition, longtemps fantasmée, a connu plusieurs vies publiques. Des extraits officiels paraissent en 1995 sur “Anthology 1”. En 2012, une bande présentée comme un master est vendue autour de 35 000 £ à un collectionneur japonais — une version dix titres qui nourrit des doutes d’authenticité, puisque l’audition en compte quinze. L’histoire rebondit au fil des années avec l’émergence de copies mieux conservées et des découvertes en haute fidélité qui relancent les vérifications. Au‑delà des querelles de provenance, un point fait consensus : la séance du 1er janvier 1962 existe dans une qualité suffisante pour documenter précisément l’état du groupe à ce moment‑là. Et c’est inestimable.
De l’audition à la signature : un chemin très britannique
L’échec Decca rappelle aussi comment on signait un groupe au début des sixties : par un enchevêtrement d’éditeurs, de disquaires, d’ingénieurs et de labels qui se parlaient. Sans l’oreille d’un ingénieur HMV, pas de coup de fil à Ardmore & Beechwood ; sans cet éditeur, pas de rendez‑vous chez Parlophone ; sans la curiosité de George Martin, pas d’audition à Abbey Road. La chance a joué ; l’obstination d’Epstein a pesé. L’idée d’un destin implacable des Beatles minore la matière de ces intermédiaires qui, les uns après les autres, ont ouvert la porte.
Pete Best, Ringo Starr : le point de bascule
Dans la chronologie, la question du batteur est centrale. Pete Best accompagne les Beatles à Decca et tient la batterie le 6 juin 1962 lors de l’audition EMI. George Martin émet des réserves sur la précision et la souplesse du jeu. Au cœur de l’été, le groupe prend une décision douloureuse : Best est remercié, Ringo Starr — repéré dans les Rory Storm and the Hurricanes et déjà croisé — le remplace à la mi‑août. Le studio s’en ressent aussitôt.
Le 4 septembre 1962, “Love Me Do” est gravé avec Ringo à la batterie. George Martin, toujours prudent, convoque le 11 septembre le session man Andy White pour une deuxième version ; Ringo y tient la tambourine sur le titre et les maracas sur la face B “P.S. I Love You”. La première presse du single, le 5 octobre, exploite la prise avec Ringo ; la version Andy White figure sur l’album “Please Please Me” et inondera la plupart des rééditions. Ce double virtuel en dit long sur la recherche de mise au point propre aux débuts.
Love Me Do : un modeste 17e qui change tout
On réduit parfois “Love Me Do” à une naïveté charmante. Il faut l’entendre comme un signal. Début octobre 1962, un inconnu de Parlophone entre au Top 20 britannique, n° 17. C’est un sésame pour radios et télévisions, et la promesse d’un suivant qui pourra, lui, viser plus haut. “Please Please Me”, début 1963, exaucera cette promesse. Sans le refus Decca, sans la bande d’audition qui met EMI en mouvement, la trajectoire aurait pu allonger ses détours.
L’audition, vue de 2025 : ce qui persiste quand on réécoute
Soixante‑trois ans plus tard, la séance Decca fascine parce qu’elle fige les Beatles au seuil. L’accent liverpuldien y affleure, les voix cherchent leurs appuis, l’ensemble n’a pas encore le vernis d’Abbey Road. Mais on y entend, déjà, des fondamentaux : la basse mélodique de McCartney qui porte, la langue anguleuse de Lennon, les couleurs de Harrison, l’instinct collectif pour la forme courte et le hook. La prise sur “Like Dreamers Do” et “Hello Little Girl” dit assez que la signature Lennon‑McCartney existe déjà — il ne manque qu’un cadre pour l’élever.
On comprend mieux, aussi, l’embarras de Decca : une séance sèche, un groupe encore indiscipliné, un pari à faire contre l’évidence économique qui privilégie des locaux plus pratiques. Le non de Decca n’est pas un non au talent ; c’est un non à l’opportunité telle qu’elle se présentait ce 1er janvier.
Brian Epstein, l’autre héros de l’histoire
Dans les versions romanesques, Epstein est souvent le gentleman outragé. Il est surtout le professionnel qui persiste. Devant Decca, il ira jusqu’à promettre d’acheter 3 000 singles si le label leur donnait une chance. L’anecdote illustre sa science du commerce et sa finesse du temps médiatique : créer une impulsion de ventes pour attirer l’oreille, puis tenir la promesse par le travail. Sans sa tenacité, la bande Decca serait restée un souvenir. Il en a fait un passeport.
Anthology et après : canonisation d’un rendez‑vous manqué
La publication d’“Anthology 1” en 1995 a sanctuarisé l’audition Decca dans l’histoire officielle des Beatles. Les cinq titres retenus, restaurés, ont permis à des millions d’auditeurs d’entendre ce moment autrement qu’en copies granuleuses. Depuis, chaque réapparition de la tape alimente des passions : ventes aux enchères, découvertes de copies en meilleur état, débats sur l’intégrité et l’ordre des morceaux. Mais l’essentiel est ailleurs : l’audition a quitté le rang des curiosités pour entrer dans l’archive vivante qui explique pourquoi, en 1962, quatre jeunes hommes ont pu saisir une chance.
Leçon d’industrie : le non qui ouvre un oui
L’histoire de la musique populaire est peuplée de refus féconds. Le non de Decca a contraint les Beatles à documenter leur travail, à montrer ce qu’ils savaient faire, à rencontrer les bons acteurs au bon moment. Il a offert à George Martin de quoi entendre avant d’inviter. Il a, en somme, fait gagner du temps là où il semblait en faire perdre.
Ce qui fait la force du récit, aujourd’hui, n’est pas l’aveuglement d’un label mais la résilience d’une équipe. C’est aussi une leçon de mémoire : la petite phrase « guitar groups are on the way out » a survécu parce qu’elle sonne bien ; notre travail, à Yellow‑Sub.net, est de lui rendre son cadre. À ce cadre, la musique ajoute la seule preuve qui vaille : une bande jouée en une prise, le premier jour d’une année, qui a, sans le savoir, changé la musique anglaise.
Du rejet au décollage
Le 1er janvier 1962 aux studios Decca n’a pas produit un contrat. Il a produit mieux : un document qui a franchi la vitrine d’HMV, attiré un éditeur, intrigué George Martin, ouvert la porte d’Abbey Road, précipité l’arrivée de Ringo Starr, débouché sur “Love Me Do”, puis sur la déflagration de 1963. On peut continuer de sourire à la petite phrase — elle est bonne —, mais on gagnera à écouter la bande. Car c’est là, dans ces quinze titres captés à la va‑vite, que l’on entend le plus clairement cette vérité simple : parfois, la mauvaise décision d’un autre vous met exactement sur la bonne voie.