Lennon et McCartney : jalousie ou admiration ? Retour sur les années 70

Publié le 12 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Elliot Mintz affirme que John Lennon était « insensément jaloux » du succès de Paul McCartney dans les années 1970. Replacé dans son contexte, ce sentiment reflète moins une rivalité amère qu’une ambivalence profonde : admiration et piques se mêlent, tandis que Paul triomphe avec Wings et que John choisit le retrait domestique. Loin de réduire leur lien à la jalousie, cette période montre deux trajectoires distinctes nourries d’envie mutuelle et d’estime créative.


La formule claque : John Lennon aurait été « insanément jaloux » du succès de Paul McCartney dans la seconde moitié des années 1970. Elle ne vient pas de John lui‑même, mais d’un proche, Elliot Mintz, ami de longue date et publiciste du couple Lennon/Ono. Dans un entretien récent, Mintz se souvient d’un John blessé par le triomphe de Wings, par ces stades comblés et cette pluie d’accolades qui accompagnent les années “Band on the Run” et “Wings Over the World”. Il rapporte aussi des confidences plus crues : « Ils ne m’embrassent pas comme ils l’embrassent, lui », se serait plaint Lennon, avant d’ironiser sur la valeur artistique des chansons radiophoniques de son ancien partenaire.

Pour les lecteurs de Yellow‑Sub.net, cette saillie est l’occasion de remettre de l’ordre et de la mesure dans un récit volontiers dramatisé. Oui, le compagnonnage Lennon/McCartney est nourri de rivalités et d’admirations, de piques et de déclarations d’amour. Oui, la période 1975‑1980 voit Paul occuper la scène mondiale tandis que John choisit le retrait. Mais réduire cette dynamique à une jalousie univoque, c’est oublier les contextes, les carrières et les choix que chacun opère alors. Reprenons l’histoire dans sa matière.

Sommaire

  • 1970 : une séparation à la fois artistique, juridique et intime
  • Deux trajectoires qui divergent… puis se reparlent
  • La jalousie : poison, moteur… ou simple thermomètre ?
  • Wings, la machine scénique : pourquoi cela piquait
  • La querelle esthétique : “Silly Love Songs” comme cas d’école
  • 1974‑1976 : le fil de la réconciliation et les « presque » historiques
  • 1978 : la vie domestique de John, la poursuite scénique de Paul
  • Jaloux… et pourtant admiratif : l’ambivalence comme norme Lennon/McCartney
  • Le retour de John : une autre façon de gagner
  • La paix revenue : dire l’amitié, sans l’enregistrer
  • Pourquoi le récit d’Elliot Mintz nous fascine autant
  • Au‑delà de la jalousie : ce que chacun « enviait » vraiment à l’autre
  • Pour les fans : comment écouter cette période
  • Au‑delà du mot « jaloux », la densité d’un lien

1970 : une séparation à la fois artistique, juridique et intime

L’implosion des Beatles n’est pas un claquement de doigts. Elle s’enracine dans une série de frictions accumulées à la fin des sixties : divergences esthétiques, tensions autour de la gestion d’Apple, défiance vis‑à‑vis des conseillers, fatigue de la tournée et mutation des ego créatifs. Dès l’été 1969, John Lennon parle à ses partenaires de « divorce ». Au printemps 1970, Paul McCartney entérine publiquement la fin en dévoilant “McCartney”. En décembre 1970, il saisit la High Court pour démêler les contrats communs, procédure que la justice tranchera en sa faveur au début 1971. Entre‑temps, l’album “Let It Be” paraît, ultime sédiment d’une aventure qui s’est déjà défaite.

Cette fin nourrit, des deux côtés, des chansons où sourdent les griefs. Paul glisse des allusions à John dans “Too Many People” ; Lennon répond frontalement sur “How Do You Sleep?”, charge au vitriol dont on cite souvent quelques vers cinglants sans en restituer le contexte : une période de blessures vives, de malentendus et d’entourages prompts à exacerber les antagonismes. Dans cette séquence, la rivalité devient un outil d’expression. Elle fait mal, mais elle met au travail des deux côtés.

Deux trajectoires qui divergent… puis se reparlent

Dès 1971, Paul McCartney repart de l’avant avec Wings. Ce n’est pas, au départ, une machine de guerre ; c’est un atelier de chansons qui prend confiance à mesure que la route s’allonge. Le groupe aligne des singles qui accrochent et des tournées de plus en plus ambitieuses. En 1973, “Band on the Run” rebat les cartes : album cohérent, mélodies solides, production souple et une iconographie qui redonne à Macca une stature de chef d’orchestre pop. La grande tournée 1975‑1976 — immortalisée par “Wings Over America” — installe la puissance scénique de l’orchestre : un son large, des cuivres, des ponts entre l’époque Beatles et la vigueur seventies. Wings devient une marque.

De son côté, John Lennon éclaire le début de décennie d’une série d’œuvres saignantes : “John Lennon/Plastic Ono Band” (1970) est un cri sans filtre, “Imagine” (1971) mêle utopie et moquerie acide, “Mind Games” (1973) sonde une mélancolie élastique, “Walls and Bridges” (1974) réconcilie l’artisan mélodiste et l’homme en vrac. Puis vient le retrait : à partir de 1975, Lennon décide de rentrer à la maison, de panser ses fractures, d’élever Sean, de boulanger et de vivre. Ce n’est pas un renoncement : c’est une hiérarchie posée. Quand il reviendra, ce sera avec des chansons d’adultes qui parlent famille, couple, temps“(Just Like) Starting Over”, “Woman”, “Watching the Wheels” — autant de pièces qui, fin 1980, intriguent par leur douceur assumée.

C’est dans ce décalage de rythmesPaul en propulsion, John en suspension — que les mots de Mintz prennent sens. Voir un ami remplir des stades pendant que l’on s’extrait volontairement de la sphère publique n’est pas indifférent. Surtout quand cet ami fut votre miroir créatif pendant une décennie.

La jalousie : poison, moteur… ou simple thermomètre ?

Parler de jalousie à propos de Lennon appelle de la nuance. D’un côté, l’homme a toujours revendiqué une franchise brutale, y compris envers Paul : il pouvait se moquer, dénigrer, provoquer. De l’autre, il n’a cessé de reconnaître les qualités du songwriter McCartney, jusqu’à dresser en privé la liste de ses préfèrences chez l’autre — on sait qu’il tenait certaines ballades de Paul pour des sommets d’écriture. Réduire Lennon à la jalousie serait manquer ce mouvement : une ambivalence où l’admiration et la pique cohabitent et, souvent, se nourrissent.

Au milieu des seventies, le succès de Wings joue le rôle d’un thermomètre. Il mesure l’écart entre deux visions du métier à ce moment‑là. Paul fait ce que Paul sait faire mieux que quiconque : tenir une scène, assembler des setlists qui mélangent l’instant et la mémoire, livrer des mélodies évidentes épaulées par des arrangements « qui portent loin ». John préfère, pour un temps, l’îlot domestique. Il y a, dès lors, moins de lumière sur lui. Qu’il en soit affecté n’étonne pas ; qu’il en fasse un combustible pour la suite ne surprendra pas davantage.

Wings, la machine scénique : pourquoi cela piquait

Dans l’économie des années 1970, Wings coche de nombreuses cases du spectacle réussi. La section rythmique frappe large, les cuivres apportent une couleur singulière, la basse de McCartney reste le moteur mélodique et groove à la fois. La setlist sculpte des moments qui fonctionnent dans les arènes : une ouverture percutante, des tableaux psychédéliques hérités de Sgt. Pepper, des ballades acoustiques qui créent une intimité feinte, un final à chœurs massifs. Au milieu, des jetés de pyrotechnie sonore — piano martelé, guitares enjôleuses, claviers cinématiques — qui font lever les gradins.

À cette mécanique, John ne s’identifie pas. Son éthique scénique, on l’a vu à Toronto 1969 ou au Madison Square Garden en 1972, tient davantage de la mise à nu : voix frontale, guitares brutes, manifeste intercalé. Voir Wings triompher de ce qu’il a rejeté — les stades comme horizon — pouvait, au minimum, irriter. De là à parler d’une jalousie « insensée » ? Le mot traduit une intensité ressentie, pas une définition clinique.

La querelle esthétique : “Silly Love Songs” comme cas d’école

Dans les confidences rapportées par Mintz, John se gausse d’un tube de Wings devenu emblématique de la période : “Silly Love Songs”. La pique n’est pas neuve. Depuis les Beatles, McCartney traîne l’étiquette de mélodiste aux penchants sucrés. Lui‑même avait assumé la réponse en faisant de cette accusation une chanson, ironique et radieuse, qui défend l’utilité des chansons d’amour. À l’épreuve du temps, l’objet dit autre chose : une basse mobile d’une ingéniosité folle, une écriture qui empile les strates vocales sans se perdre, un sens du single qui frise l’évidence. On peut ne pas aimer ; difficile de nier l’artisanat.

Que John y ait vu une tare, à ce moment‑là, raconte son humeur, pas le catalogue de Paul dans son ensemble. Celui‑ci, durant la même période, publie des pièces au souffle plus grave et des titres expérimentaux qui contredisent l’image d’une sucrerie uniforme. La rivalité esthétique entre les deux hommes est ancienne : elle les stimule autant qu’elle les oppose.

1974‑1976 : le fil de la réconciliation et les « presque » historiques

La décennie n’est pas qu’un roman de piques. John et Paul se retrouvent brièvement en studio en 1974 autour d’une session en Californie ; le document qui en subsiste, plus fumée que musique, a valeur de relique plus que de chanson. En avril 1976, le monde retient son souffle quand un producteur télé propose, en direct, de l’argent pour que les Beatles réapparaissent le temps de quelques morceaux. John et Paul, qui regardent l’émission ensemble à New York, s’amusent de l’idée d’y aller. Ils n’y vont pas. Soulagés, peut‑être, d’avoir déjoué un piège à symboles qui les aurait exposés sans leur redonner un cadre de travail.

Ces « presque » disent quelque chose de juste : l’affection revient, mais la fabrication d’une œuvre commune exige une intention, un temps, des règles — bref, un projet que ni l’un ni l’autre ne souhaite vraiment imposer à l’autre en cette fin de décennie.

1978 : la vie domestique de John, la poursuite scénique de Paul

Quand Elliot Mintz capte les humeurs de John, le cadre est clair. Lennon s’est retiré pour élever Sean, cuisiner, lire, marcher à Central Park, bref : vivre une existence ordinaire et volontairement non spectaculaire. McCartney, lui, dirige un groupe, écrit sans relâche, part en tournée, fête des succès. La viande de la jalousie — si jalousie il y a — est là : non pas le talent de l’autre, que John respecte, mais le projecteur, la ferveur, la consécration renouvelée à l’heure où lui‑même a choisi le silence.

On peut, de ce point de vue, entendre sa plainte : « Ils ne m’embrassent pas. » Elle n’appelle pas une réfutation ; elle appelle un constat. À la radio, sur les routes, dans les stades, c’est la voix de Paul qu’on entend. La sienne reviendra bientôt, parée d’une autre lumière.

Jaloux… et pourtant admiratif : l’ambivalence comme norme Lennon/McCartney

Ce qui sauve le duo Lennon/McCartney de toute lecture à la hache, c’est l’ambivalence constitutive de leur lien. Aucun des deux n’a jamais réduit l’autre à une caricature sans rapidement corriger le tir. John pouvait moquer la sucrerie chez Paul et, la phrase suivante, encenser sa science de la mélodie. Paul pouvait regretter la virulence des attaques de John et, dans la même respiration, célébrer son génie verbal. Cette dialectique est leur alchimie même : c’est parce qu’ils se piquaient qu’ils se dépoussiéraient, c’est parce qu’ils s’admiraient qu’ils ne se laissaient pas aller.

En cela, la jalousie rapportée par Mintz ne surprend pas. Elle s’inscrit dans une grammaire déjà connue : Lennon s’observe dans le miroir McCartney, s’y trouve des angles morts, puis rebondit — y compris en changeant de vitesse dès qu’il se remet à écrire.

Le retour de John : une autre façon de gagner

Quand Lennon revient, fin 1980, il ne revient pas sur le terrain de Wings. Il ne cherche pas les stades, ni la virtuosité extériorisée. Il propose des chansons d’âge adulte qui trouvent le public par la justesse du ton. “(Just Like) Starting Over” prend la tête des classements après le drame ; d’autres titres s’installent durablement dans les mémoires. Le revenant n’a pas besoin d’imiter la marche de Paul pour convaincre. Il déblaie une autre clairière.

Ce point est essentiel pour comprendre la jalousie supposée : si John souffre de voir Paul célébré, c’est parce qu’il est absent, non parce qu’il serait incapable de l’être. Sa réapparition suffit, tragiquement brève, à rappeler qu’il lui suffit d’être Lennon pour déplacer l’air.

La paix revenue : dire l’amitié, sans l’enregistrer

La fin des années 1970 n’est pas avare en gestes apaisés. Paul et John se revoient, rient, parlent de pain et de choses simples. L’important, ici, n’est pas ce qu’ils n’ont pas fait — un disc ensemble, une scène partagée —, mais ce qu’ils ont pu retrouver : une conversation où l’on se reconnaît sans scène ni studio. On l’oublie parfois, tant notre époque veut des preuves et des captures : une amitié n’existe pas seulement quand elle laisse un document. Elle existe dans ce qui ne s’archive pas.

Après 1980, Paul écrira “Here Today” pour parler à John dans l’absence. Des décennies plus tard, il trouvera encore des façons d’honorer leur langue commune — jusqu’à raviver une démo de Lennon pour la transformer en une chanson nouvelle de Beatles. Cette fidélité dit plus que des conjectures.

Pourquoi le récit d’Elliot Mintz nous fascine autant

Ce que le témoignage de Mintz révèle surtout, c’est notre envie de psychologie. L’histoire des Beatles est tellement vaste qu’elle appelle des points d’accroche où l’on croit toucher à la vérité d’un homme. La jalousie est un mot facile ; il éclaire vite. Mais la vérité là‑dedans est plus grise : un artiste sensible à l’amour du public, un père heureux de changer de rythme, un ami piqué par la réussite légitime de l’autre, un créateur qui n’a jamais cessé de mesurer la valeur du travail de son ancien partenaire.

Prendre le temps de ce gris, c’est respecter ce que furent John et Paul : des personnes entières, complexes, dont la relation a produit une écriture qui n’a pas d’équivalent. Le reste — les humeurs, les piques, les soupirs — fait partie du tissu, mais ne s’y résume pas.

Au‑delà de la jalousie : ce que chacun « enviait » vraiment à l’autre

Si l’on pousse l’analyse, on pourrait dire que Paul a envie chez John cette combustion qui fait basculer une phrase en manifeste, cette capacité à nommer l’air du temps en quelques mots, cette gravité qui traverse une chanson comme un courant. John, lui, regardait chez Paul la facilité apparente de la mélodie, l’élan naturel vers les formes qui tiennent, la science du spectacle qui ne trahit pas la chanson. Ils l’ont dit, de milliers de façons, en privé comme en public, à travers des compliments et des agacements. C’est cette envie mutuelle — au sens positif — qui a donné à leur duo sa tension créatrice.

Pour les fans : comment écouter cette période

Réécouter les années 1975‑1980 avec cette grille en tête change la donne. Chez Paul, on entend une conscience aiguë de la scène, une écriture qui pense public sans se déliter, des expériences de studio qui n’ont pas à rougir de la comparaison. Chez John, on guette les signaux de la réentrée, la façon dont il affine une simplicité qui n’est pas une facilité. La jalousie rapportée par Mintz devient alors une couleur dans le nuancier, pas la teinte unique.

Pour les Beatlemaniacs, cette lecture a une vertu : elle désenfle le drame et agrandit la musique. Au lieu d’opposer des camps, elle rétablit des continuités : Wings n’est pas l’anti‑Beatles ; c’est une poussée d’un des quatre dans le monde qui suit. Le retrait de John n’est pas un désert ; c’est un atelier silencieux qui se rouvrira, hélas trop brièvement.

Au‑delà du mot « jaloux », la densité d’un lien

On peut reprendre la phrase de Mintz et la garder, à condition de la tenir dans un cadre. Oui, John Lennon a pu être jaloux du succès spectaculaire de Paul McCartney dans ces années‑là. Mais cette jalousie ne dit pas une infériorité ni une défaite ; elle dit une sensibilité à l’amour du public et à la scène, et l’effet miroir d’une amitié hors norme. Ce qui reste, à distance, n’est pas la petite phrase, mais la conversation immense — celle de deux auteurs qui se sont enseigné l’un l’autre à écrire pour des milliards d’oreilles.

On gagne à laisser ce gris habiter notre mémoire. Car c’est là que la musique respire encore. Lennon et McCartney, au‑delà des titres de presse, continuent d’échanger dans nos écoutes : l’un aiguise, l’autre déploie ; l’un nomme, l’autre dessine. Et si l’on cherche un dernier mot : qu’on le prenne chez eux — dans ces harmonies où l’on n’entend plus qui mène, tant la voix commune a pris le dessus. C’est ici, bien plus que dans le cliquetis d’une jalousie, que se joue leur héritage.