Billy Joel juge les Beatles : génie d’Abbey Road, chaos du White Album

Publié le 13 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Billy Joel, admirateur des Beatles, distingue avec clarté ce qu’il considère comme leur sommet — la face B d’Abbey Road — et leur point faible — le White Album. Il salue l’ingéniosité du medley final, qui l’a inspiré pour « Scenes from an Italian Restaurant », tout en critiquant la dispersion de 1968, qu’il juge inégal et mal finalisé. Cette prise de position nuance son admiration, révélant un regard d’auteur passionné par la forme et la cohérence musicale.


Auteur de « Scenes from an Italian Restaurant », de « Piano Man » ou encore « Just the Way You Are », Billy Joel ne s’est jamais caché d’être un enfant de la génération Beatles. Interrogé ces dernières années sur ce que le catalogue de John, Paul, George et Ringo lui inspire—le meilleur, le moins bon—il a livré une appréciation tranchée : d’un côté, la face B d’« Abbey Road », qu’il vénère et qui a inspiré la structure feuilletée de son propre « Scenes… » ; de l’autre, « The Beatles » (1968), davantage connu comme « The White Album », qu’il juge inégal, « fragments » assemblés par un groupe épuisé. Une position assumée qui n’ôte rien à son admiration globale, mais relance un débat vieux d’un demi‑siècle : qu’attend‑on des Beatles, et que chacun entend‑il en eux ?

Sommaire

Le « meilleur » selon Billy Joel : la face B d’Abbey Road comme sommet de l’art Beatles

En septembre 1969, les Beatles publient « Abbey Road ». La seconde face du disque—suite enchaînée de morceaux courts, de ponts et de reprises de motifs—devient rapidement l’un des totems de la pop arrangée. Billy Joel dit y avoir trouvé un modèle. La méthode ? Assembler des idées inachevées en une forme longue qui raconte, sans l’avouer, une histoire : un passage de l’épars à l’unité, de l’esquisse à la cathédrale.

Ce que Joel admire avant tout, c’est l’ingénierie douce de la face B : la manière dont George Martin coud les pièces (« You Never Give Me Your Money », « Sun King », « Mean Mr. Mustard », « Polythene Pam », « She Came In Through the Bathroom Window », « Golden Slumbers », « Carry That Weight », « The End ») pour créer une narration musicale, où chaque tonalité prépare la suivante et où les thèmes reviennent comme des personnages. Pour un auteur qui accorde autant d’importance à l’architecture qu’à la mélodie, l’exemple est précieux.

Dans « Scenes from an Italian Restaurant » (1977), Joel transpose l’idée sans la copier : il emboîte trois épisodes—l’ouverture piano‑voix au restaurant, la section jazzy enlevée, puis la ballade narrative « Brenda and Eddie »—et referme l’ensemble par un retour thématique. On retrouve l’esprit du medley d’Abbey Road : le plaisir du montage, l’art de faire passer l’auditeur d’une humeur à l’autre sans cassure, le goût des chaînages harmoniques qui éclairent les transitions.

Au‑delà de la technique, Joel salue ce que la face B incarne : l’intelligence collective d’un groupe qui, au moment même où il se défait, retrouve une discipline de studio, un sens de la forme et une éthique de finalisation. Le « meilleur », pour lui, n’est pas seulement un moment d’inspiration ; c’est une méthode : faire tenir ensemble ce qui, pris isolément, n’était qu’une poignée d’idées.

Le « pire » selon Billy Joel : « The White Album » ou l’esthétique de la dispersion

Là où la face B d’« Abbey Road » exhibe l’art de l’assemblage, « The White Album » pousse l’éclatement à son paroxysme. Double, nu, sans concept apparent, le disque de 1968 juxtapose 30 pistes qui vont de l’épure acoustique (« Blackbird ») à l’expérimentation bruitiste (« Revolution 9 »), du parodique (« Back in the U.S.S.R. ») au mystique (« Long, Long, Long »), de la scie rock (« Helter Skelter ») au pastel (« I Will »).

Billy Joel y « entend » une collection de morceaux inachevés—les « fragments »—alignés par un groupe dispersé, débordé par les tensions internes, lesté par les substances, et qui ne prend plus toujours le temps de finir. Son jugement est tranché : à ses oreilles, l’album manque de fil et de sévérité dans le tri. De là à dire qu’il n’y a « rien » à sauver ? Certainement pas—Joel sait, comme tout musicien, que le disque abrite des sommets. Mais sa réaction première est de regret : et si une sélection plus restreinte avait exalté ce que 1968 pouvait offrir de meilleur ?

Cette lecture critique s’inscrit dans un débat éprouvé. Dès la sortie, George Martin lui‑même aurait préféré un simple album, plus concis. Paul McCartney, à l’inverse, a fini par résumer la position opposée par une boutade devenue classique : « C’était génial. Ça s’est vendu. C’est le White Album des Beatles. Point. » Entre ces pôles, l’auditeur choisit sa vérité : dilatation féconde ou dispersion lassante ; liberté tous azimuts ou abandons en rase campagne. Joel, lui, ne se place pas au‑dessus du peuple—il donne sa version de musicien, colorée par son exigence d’auteur.

Admirer sans idolâtrer : la position nuancée d’un héritier

Billy Joel n’a rien d’un iconoclaste anti‑Beatles. Son faveur pour la face B d’« Abbey Road » et sa réserve envers « The White Album » disent moins un verdict qu’une esthétique personnelle.

Dans ses entretiens, il rappelle volontiers que les Beatles ont façonné son oreille : la polyphonie vocale, le travail des ponts, la sobriété instrumentale quand elle sert la mélodie, la fantaisie quand elle respire. Il reconnaît la filiation de « Scenes… » avec le medley d’« Abbey Road » et assume même, sur certaines pièces, une volonté de « canaliser » l’esprit de Lennon.

S’il tique sur la dispersion de 1968, c’est qu’il pense en artiste à la table de mixage : quelle élégance dans l’enchaînement ? quelle nécessité dans l’ajout d’un titre ? quelle courbe dramatique ? Sa lecture n’invalide donc rien ; elle propose un précis de goût, celui d’un songwriter obsédé par la forme.

« Scenes from an Italian Restaurant » : quand l’influence devient langue maternelle

Pour comprendre la cohérence du regard de Joel, il faut revenir à « Scenes from an Italian Restaurant ». Le titre n’est pas qu’un hommage ; c’est un cas d’école d’appropriation. En sept minutes et demie, Joel emboîte des micro‑chansons—comme le font les Beatles sur la face B d’« Abbey Road »—et les relie par des ponts thématiques et harmoniques. Le cadre (un restaurant), la mémoire (Brenda et Eddie), la musique (du ballade piano à la dixieland stylisée) dessinent un récit qui respire.

C’est précisément ce sens de la forme que Joel plaide quand il se méfie de « The White Album ». Il n’oppose pas telle chanson à telle autre ; il oppose deux façons de faire un album : l’assemblage réglé (1969) contre la collection débridée (1968). Or, pour un artiste qui a trouvé sa voix dans l’agencement—plus que dans la virtuosité instrumentale—la cohérence d’« Abbey Road » offre un horizon plus stimulent que le patchwork blanc.

Aux côtés de McCartney : Shea Stadium, 2008, et un jeu de miroirs

Le respect de Joel pour l’héritage Beatles n’est pas qu’un discours : il s’est incarné sur scène. En juillet 2008, lors des concerts « The Last Play at Shea » qui ferment la mythologie du stade new‑yorkais, Paul McCartney surgit aux côtés de Billy Joel pour « I Saw Her Standing There » puis « Let It Be ». Le symbole est limpide : dans le lieu où les Beatles avaient, en 1965, inventé le concert de stade, l’ex‑Beatle et l’enfant de la ville scellent, en public, une filiation.

Ce compagnonnage vivant réinscrit les opinions de Joel dans leur juste cadre : celui d’un pair qui examine ses maîtres sans caricature, qui sait dire ce qui, musicalement, l’élève, et ce qui, à ses oreilles, accuse l’usure d’un groupe au bord de la rupture.

Pourquoi « Abbey Road » n’est pas l’anti‑« White Album », mais son écho

Opposer mécaniquement 1968 et 1969 serait paresseux. La force d’« Abbey Road » tient—justement—à ce qu’il reprend le matériau épars de la période « White Album »/« Get Back » et le transfigure par une écriture au long cours. Sans les essais (réussis ou non) de 1968, il n’y aurait peut‑être pas la souplesse de 1969.

On peut donc entendre le jugement de Joel de deux manières. Première lecture : l’oreille d’un artisan de la chanson voit dans « The White Album » des coins mal rabotés, des angles laissés vifs, des longueurs. Deuxième lecture (qu’il n’exprime pas, mais que l’histoire suggère) : ces coins et ces angles ont été, pour les Beatles, des cahiers d’esquisses indispensables. Si la face B d’« Abbey Road » est finie, c’est peut‑être parce que 1968 s’est permis d’être inachevé.

Le rôle des contextes : 1968, 1969, deux systèmes nerveux

Comparer 1968 et 1969, c’est changer de climat. En 1968, les Beatles sortent de l’Inde, ramènent une moisson de chansons écrites à la guitare, et reviennent dans un Londres où la politique et la culture s’échauffent. Apple démarre dans le flou, les ego tirent, la scène se brouille. L’humeur de « The White Album »—sa diversité, son inégalité parfois—épouse cet état.

En 1969, McCartney rappelle George Martin, impose un processus plus classique, rassemble le groupe pour une dernière envolée. Les arrangements se resserrent, les harmonies se réparent, l’électricité retrouve une tenue. Dans ce cadre, la face B devient la forme logique : tout ce que 1968 éparpille, 1969 le résume.

Joel, Lennon et le spectre de l’influence

Dans ses propos les plus récents, Billy Joel souligne combien John Lennon irrigue certaines de ses écritures. Il cite « Laura » comme un morceau « Beatle‑esque » assumé : accents mélodiques, grain de voix, ironie harmonique. Ce n’est pas une coquetterie ; c’est la marque d’une influence digérée. De ce point de vue, l’adhésion au medley d’« Abbey Road » est tout sauf surprenante : plus que le démonstratif ou la virtuosité, Joel recherche une forme qui porte l’émotion.

À l’inverse, sa réserve envers « The White Album » dit peut‑être un rapport plus complexe à Lennon période 1968—éparpillé, parfois sarcastique, souvent génial. L’amour de Joel pour le chant et la structure peut heurter certaines coupes sauvages de 1968. Rien, là, de moral ; seulement une oreille qui privilégie le dessin à la tache.

Et du côté des Beatles ? Les contre‑lectures possibles

Il est facile de trouver, chez les Beatles eux‑mêmes, de quoi dialoguer avec l’avis de Billy Joel. George Martin aurait souhaité un simple album ; Ringo Starr a raconté le malaise des sessions (il quitte brièvement le groupe). Paul McCartney, lui, a maintenu que l’album tenait tel quel. George Harrison trouvait dans la dilatation une place nouvelle pour ses chansons (« While My Guitar Gently Weeps », « Savoy Truffle », « Long, Long, Long »).

Cette polyphonie interne explique, en partie, la réception multiple de « The White Album » : pour certains, le chef‑d’œuvre absolu, pour d’autres, un monstre aimable mais épuisant. L’avis de Joel n’a rien d’excentrique ; il prend simplement place dans cette constellation d’écoutes.

Le poids des mots : « moitié finies », « trop défoncés », etc.

Les formules circulent mieux que les analyses. Dire qu’un album est fait de chansons « à moitié finies » ou de sessions « trop défoncées » attire des réactions épidermiques. Mais l’on peut traduire ce ressenti en termes musicologiques : lignes basses parfois redondantes, ponts qui bloquent, textes volontairement jetés, prises laissées dans un état primaire.

Rien n’empêche, techniquement, d’aimer cela. Une partie de l’attrait de 1968 tient à cette matière brute, à ce carnet de laboratoire ouvert au public. L’oreille de Billy Joel, elle, préfère le plan abouti au chantier.

Abbey Road, la méthode contre le mythe

Dans la culture Beatles, la face B d’« Abbey Road » sert parfois de certificat de maturité : la preuve qu’un groupe affaibli peut, par un acte de composition, réinventer son horizon. C’est cette leçon que Billy Joel retient—et qu’il applique. « Scenes from an Italian Restaurant » ne rejoue pas les Beatles ; il adapte une solution formelle : faire de petites choses alignées quelque chose de grand.

Dans son œuvre à lui, cette méthode reviendra : goût des suites, continuité narrative, enchaînements souples. Et, surtout, refus du gras. Ce trait esthétique explique, sans doute, sa sévérité envers « The White Album » : moins une haine, qu’une incompatibilité de tempéraments.

Un débat sans fin, à la hauteur d’un répertoire inépuisable

Demander à un artiste de désigner le « meilleur » et le « pire » des Beatles, c’est embraser une discussion sans conclusion. Billy Joel joue le jeu avec franchise ; son « meilleur » est un cours de composition (face B d’« Abbey Road »), son « pire » un objection de forme (« The White Album »).

Mais c’est la richesse même du catalogue Beatles qui autorise ces lectures croisées. Car dans « le pire » supposé de l’un, d’autres entendent la liberté qui a préparé le meilleur de l’autre. Et dans « le meilleur » célébré, certains voient la mort d’un groupe qui, trop parfait, ne sait plus risquer.

Cette oscillation—entre risque et maîtrise, sketchbook et architecture—est peut‑être la vérité la plus précise sur les Beatles. Elle explique que l’on puisse aimer « Revolution 9 » pour sa radicalité et « Golden Slumbers » pour sa tendresse, « Helter Skelter » pour sa fureur et « I Will » pour son souffle.

Ecouter ce que la forme raconte

Au bout du compte, l’opinion de Billy Joel est moins une sentencia qu’une leçon d’écoute. Elle rappelle que les Beatles ne sont pas qu’une collection de mélodies ; ce sont des façons de faire des albums. 1968 assume le journal d’un groupe éparpillé, qui essaie tout—et garde beaucoup. 1969 condense, répare, compose une suite qui tient par ses coutures.

Qu’on partage ou non le préféré et le bouc émissaire de Billy Joel, l’important est là : se demander pourquoi telle forme nous parle. Et comprendre que, chez les Beatles, l’écoute est un labyrinthe : chacun y trouve sa chambre. Joel y a trouvé la sienne, ouverte sur la face B d’« Abbey Road », avec une fenêtre qui donne—malgré tout—sur la neige blanche de 1968.