George Harrison, l’argent, et « Anthology » : comment une crise a fini par réécrire l’histoire des Beatles

Publié le 13 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Dans les années 1990, George Harrison, d’abord réticent à revisiter l’histoire des Beatles, finit par s’investir dans le projet « Anthology », poussé par des enjeux artistiques mais aussi financiers après l’échec de HandMade Films. Son exigence d’authenticité et son choix de Jeff Lynne comme producteur ont marqué l’esthétique du projet. Grâce à lui, « Anthology » a évité la nostalgie creuse pour devenir une œuvre vivante, mêlant documents rares, inédits de Lennon, et une relecture humaine de l’aventure Beatles.


Au tournant des années 1990, Apple Corps ressort des tiroirs une idée presque aussi ancienne que la séparation des Beatles : raconter l’odyssée du groupe, mais depuis la voix des quatre, sans narrateur extérieur ni montage à charge. Depuis le début des années 1970, Neil Aspinall avait cumulé rushes, captations télé et archives privées en vue d’un film de montage provisoirement intitulé « The Long and Winding Road ». Le projet hiberne, refait surface à l’orée des nineties, s’étoffe… mais il bute sur un roc : George Harrison.

L’ex‑Beatle à la guitare slide ne cache pas sa réticence. Revivre les années de tourbillon médiatique ne l’enthousiasme guère, et le titre provisoire, emprunté à une chanson de Paul McCartney, l’agace : pourquoi baptiser toute l’histoire du groupe d’après un morceau signé par l’un d’entre eux ? Ce détail de diplomatie symbolique dit beaucoup : pour Harrison, l’équilibre interne des Beatles compte encore, vingt-cinq ans après la rupture.

Sommaire

  • L’obstacle Harrison : réticences et lignes rouges
  • Denis O’Brien et la chute de HandMade Films
  • 1991 : un détour par le Japon pour renflouer les caisses
  • La relance de 1994‑1995 : Anthology prend forme
  • Les Lennon tapes : de la cassette au studio
  • Jeff Lynne, choix stratégique et esthétique
  • « Free as a Bird » et « Real Love » : accueil, récompenses, débat
  • « Now and Then » : de l’impasse à la renaissance
  • Devant la caméra : un George à vif, drôle et sans filtre
  • Une dynamique fragile : musique ensemble, malaise latent
  • Impact financier et patrimonial
  • Ce que l’Anthology a changé pour l’héritage des Beatles
  • Et si George avait dit non ? Un contrefactuel mesuré
  • Une ambiguïté féconde

L’obstacle Harrison : réticences et lignes rouges

George Harrison n’est pas hostile par principe à l’idée d’un documentaire. Mais il pose des lignes rouges : pas de hagiographie, pas de réécriture à froid, et pas de titre qui réduise l’épopée collective à une signature. De là naît un compromis : abandon de « The Long and Winding Road » au profit d’un intitulé plus neutre, « The Beatles Anthology ». Le mot « Anthology » ouvre la porte à un récit‑collage, fait d’archives, de témoignages croisés, et de musique—surtout de musique.

Reste que, jusque vers 1992, Harrison demeure peu enclin à se replonger devant les caméras. Il vient de refermer le chapitre colossal de HandMade Films, l’aventure cinématographique montée avec Denis O’Brien à la fin des années 1970. Et c’est précisément là que le destin d’Anthology croise la réalité la plus prosaïque : l’argent.

Denis O’Brien et la chute de HandMade Films

Au fil des années 1980, HandMade Films—soutenue, financée, parfois garantie personnellement par George Harrison—a produit une série de films marquants. Mais le modèle s’essouffle, le marché se durcit, et les comptes se creusent. Harrison finira par poursuivre son ancien manager et associé Denis O’Brien pour mauvaise gestion et négligence. La justice lui donnera raison au milieu des années 1990, prononçant des dommages et intérêts substantiels. La décision ne gomme pas la douleur : traumatisme personnel, sentiment d’avoir été trahi, et surtout une pression financière tangible. Harrison n’est pas « ruiné », mais il lui faut assainir.

C’est dans ce climat matériel—rarement évoqué par lui en public—que se recompose l’équation autour d’Anthology. Non, le documentaire n’est pas une « opération de sauvetage » improvisée. Oui, la perspective d’un projet mondial, adossé à des albums inédits et à des droits audiovisuels colossaux, change la donne. L’art et l’intendance finissent, comme souvent, par se parler.

1991 : un détour par le Japon pour renflouer les caisses

Avant même Anthology, George Harrison stoppe l’hémorragie par un geste aussi rare que spectaculaire : une tournée au Japon en décembre 1991, épaulée par le groupe d’Eric Clapton. Douze dates, un répertoire couvrant All Things Must Pass et les classiques des Beatles, une captation qui deviendra Live in Japan en 1992. Le public répond, les critiques soulignent la qualité musicale et la sobriété d’un Harrison recentré sur le jeu et la voix.

Ce détour asiatique n’est pas une reconversion en cours de route : Harrison n’aime pas la vie sur la route. Il le dit depuis les sixties. Mais la tournée remplit sa fonction : oxygène financier, confiance retrouvée, et la preuve que, s’il le souhaite, il peut encore déplacer des montagnes.

La relance de 1994‑1995 : Anthology prend forme

À partir de 1992, puis plus activement en 1994‑1995, Anthology prend sa forme définitive. Les entretiens sont filmés, parfois à Friar Park, la demeure d’Harrison à Henley‑on‑Thames ; Jools Holland mène les conversations, Geoff Wonfor et Bob Smeaton bâtissent la colonne vertébrale visuelle. La série télévisée vise une diffusion mondiale à la fin 1995, autour des dates américaines de Thanksgiving. Apple prévoit l’incontournable soutien discographique : trois doubles albums—Anthology 1, 2 et 3—truffés de prises alternatives, de versions brutes et de raretés.

Dès cette phase, George Harrison s’investit à sa manière. C’est lui qui pousse avec constance un choix de producteur pour les inédits à venir : Jeff Lynne. Après Cloud Nine (1987) et Traveling Wilburys, Harrison fait confiance à l’oreille de Lynne, à sa rigueur, à sa capacité à polir des sources imparfaites sans les dénaturer. McCartney et Ringo Starr suivent. La ligne artistique est fixée.

Les Lennon tapes : de la cassette au studio

L’idée d’inédits ne naît pas d’une improvisation marketing. Elle répond à une question simple : existe‑t‑il, quelque part, des fragments de John Lennon que les trois survivants pourraient achever, non pas « à sa place », mais avec lui ? En 1994, lors des cérémonies du Rock and Roll Hall of Fame, Yoko Ono remet à Paul McCartney des cassettes contenant des démos tardives de Lennon. Quatre titres s’en dégagent : « Free as a Bird », « Real Love », « Now and Then » et « Grow Old with Me ».

La qualité des bandes est inégale. Les prises, enregistrées à la maison, portent le souffle des magnétophones et des bruits ambiants. Jeff Lynne entre alors en scène pour nettoyer, synchroniser, étayer. Les Beatles restants ajoutent basse, batterie, guitares, harmonies, parfois des ponts ou des variations harmoniques. Le mot « recréation » serait déplacé : l’intention est de prolonger Lennon—pas de lui prêter des phrases qu’il n’a pas écrites.

Dès novembre 1995, « Free as a Bird » devient le premier single Beatles depuis 1970. Il grimpe dans les charts internationaux, s’impose comme un événement culturel et décroche plus tard un Grammy. En mars 1996, « Real Love » prend le relais, avec un impact public et critique un peu moindre mais une charge émotionnelle évidente : entendre, une dernière fois, Lennon chanter en chœur avec Paul, George et Ringo.

Jeff Lynne, choix stratégique et esthétique

Le son de Jeff Lynne—transitoires précis, couches vocales serrées, guitares soyeuses—imprime sa marque. Certains auditeurs parlent de patine Traveling Wilburys, d’autres saluent une sobriété qui respecte la matière première. Harrison, qui a choisi Lynne, y gagne un environnement où sa slide peut briller sans écraser, où les harmonies respirent, où les fragments de Lennon ne sont jamais noyés.

Ce choix n’est pas qu’un geste d’amitié. Il réduit un écueil fréquent des réunions tardives : le piège du faux vintage. Plutôt que d’imiter 1966 avec des outils de 1995, Lynne assume un présent qui honore le passé. « Free as a Bird » ne sonne pas comme une chute d’Abbey Road ; elle sonne comme quatre Beatles en 1995 dialoguant avec un cinquième absent‑présent.

« Free as a Bird » et « Real Love » : accueil, récompenses, débat

L’accueil est massif. À la télévision, Anthology rassemble des dizaines de millions de spectateurs. En magasin, Anthology 1 s’arrache à un rythme record pour l’époque, tandis que « Free as a Bird » s’installe dans le Top 10 américain et le Top 3 britannique. La vidéo—réalisée par Joe Pytka—multiplie les clins d’œil à l’univers des Beatles : des ruelles de Penny Lane à Strawberry Fields, un inventaire amoureux vu par les yeux d’un oiseau planant au‑dessus de l’histoire.

Les débats existent néanmoins. Certains trouvent la production trop lisse, d’autres s’émeuvent de l’idée de « rajouter » des instruments sur une voix posthume. La réponse la plus convaincante est musicale : « Free as a Bird » et « Real Love » tiennent debout. Elles ne remplacent rien, ne réparent rien ; elles ajoutent une page à l’album‑souvenir d’un groupe qui n’avait plus, jusque‑là, que des adieux à offrir.

« Now and Then » : de l’impasse à la renaissance

Reste le cas « Now and Then ». En 1995, la démo de Lennon est abîmée, le bourdonnement parasite, l’armature musicale fragile. George Harrison s’en détache, et le titre repart au placard. L’histoire s’arrête là pendant près de trois décennies.

En 2023, un nouvel outil de séparation de sources permet d’extraire la voix de Lennon avec une clarté jusque‑là impossible. Paul McCartney, Ringo Starr et Giles Martin reprennent le chantier, en utilisant ce qui avait déjà été mis en boîte au milieu des années 1990. Le morceau sort comme « dernière chanson » des Beatles : homéopathie temporelle, coda émouvante, et—pour beaucoup—l’impression d’un cercle refermé.

Que penser, rétrospectivement, de la réserve de Harrison ? On peut y voir la lucidité d’un musicien obsédé par la qualité des prises originales ; on peut y lire aussi un trait plus général : George préférait l’œuvre neuve aux ruines romantiques. Cette prudence‑là a, elle aussi, sa noblesse.

Devant la caméra : un George à vif, drôle et sans filtre

Si George Harrison s’était présenté avec mauvaise grâce, Anthology ne serait pas regardable. Or, devant la caméra, il est souvent délicieux : ironique, taquin, précis quand il démonte une rumeur, franc quand il évoque les tensions. On le voit sourire en réécoutant des prises anciennes, commenter un solo, replacer une anecdote. Son humour sec—trademark Harrison—fonctionne comme une contre‑narration utile : pas d’encensoir, pas de culte, simplement quatre hommes qui prennent la mesure de ce qu’ils ont fabriqué.

Les séquences musicales tournées entre 1994 et 1995 captent aussi cette ambivalence : Paul, George et Ringo rejouent ensemble des fragments d’anciens standards, de « Raunchy » à « Blue Moon of Kentucky », comme trois amis qui improvisent dans un salon. La convivialité est réelle ; on devine pourtant, ici ou là, que l’élan collectif a des limites. Harrison n’a jamais aimé la nostalgie pour elle‑même. Il préfère l’énergie d’un riff bien envoyé à la muséographie d’un mythe.

Une dynamique fragile : musique ensemble, malaise latent

Anthology montre sans fard la fragilité d’une réunion à trois. Paul McCartney est naturellement le plus volubile, Ringo Starr le plus diplomate, George Harrison le plus réfractaire aux automatismes du passé. Cette friction—les fans l’ont vue, les intéressés l’assument—est l’une des richesses du projet. Elle empêche le film de glisser vers la carte postale. Elle rappelle que les Beatles ont été, d’abord, une alchimie compliquée, rarement confortable, toujours féconde.

Sur le plan strictement musical, la réunion est plus simple qu’on ne l’imagine. Harrison apporte des contre‑chants d’une élégance intacte, un jeu de slide capable de transfigurer la moindre tenue de note, et ce sens du contre‑pied harmonique qui, de « Something » à « Here Comes the Sun », a donné au catalogue Beatles sa troisième voie.

Impact financier et patrimonial

On a parfois caricaturé Anthology en « caisse de résonance commerciale ». C’est mal lire le XXᵉ siècle : pour des artistes de cette stature, l’économique et l’artistique voyagent ensemble. Oui, Anthology a généré des recettes considérables—droits télé, ventes d’albums, édition—et a contribué à stabiliser la situation de George Harrison après des années compliquées. Oui, ce succès s’est mesuré en chiffres spectaculaires : sorties simultanées sur plusieurs continents, files d’attente chez les disquaires, records de ventes hebdomadaires à une époque où l’industrie du disque était encore physique.

Mais réduire l’impact d’Anthology à une ligne de bilan serait passer à côté de l’essentiel : la remise en contexte d’une œuvre colossale, à une génération de fans qui n’avait jamais vu les Beatles autrement que par des compilations. La série a replacé des titres sous‑estimés en pleine lumière, a montré l’atelier des sessions, a fait entendre des ébauches qui, loin d’abîmer la légende, l’ont humanisée.

Pour Harrison, le bénéfice est double. Il récupère une place centrale dans le récit—non pas celle de l’éternel « numéro 3 », mais celle de l’architecte mélodique qui, dès 1968‑1969, portait des chansons capables de tenir tête au duo Lennon/McCartney. Et, sur un plan très concret, il consolide ce qu’il a toujours défendu : la pérénnité des droits et la transmission de son patrimoine artistique à sa famille.

Ce que l’Anthology a changé pour l’héritage des Beatles

Sans Anthology, la mémoire des Beatles dans les années 1990 aurait peut‑être suivi un chemin plus muséifié : rééditions soignées, biographies, hommages. Anthology a fait mieux : il a réactivé le groupe comme sujet vivant. Les entretiens ont offert des nuances là où les récits monolithiques dominaient ; les inédits ont rouvert la porte de l’atelier ; les albums ont replacé le temps long au cœur de l’écoute.

On mesure aujourd’hui l’effet d’entraîneur. Sans Anthology, l’appétit du public pour les sessions et les archives aurait‑il été aussi fort ? Les projets suivants—des coffrets des années 2010 aux restaurations audio récentes, en passant par les regards nouveaux portés sur Let It Be / Get Back—n’auraient sans doute pas trouvé la même audience sans ce précédent créatif et éditorial.

Et si George avait dit non ? Un contrefactuel mesuré

Peut‑on affirmer, comme on l’entend parfois, que sans les ennuis financiers de George Harrison, Anthology n’aurait jamais existé ? La formule est tentante, mais elle simplifie à l’excès. Le projet existait déjà. Ce que la conjoncture a fait, c’est accélérer, clarifier, déminer.

Harrison a donné à Anthology une couleur sans laquelle le documentaire eût été incomplet : un mélange de lucidité, de pudeur et de franchise qu’aucun autre n’aurait pu mimer. Il a aussi imposé des choix artistiquesJeff Lynne, un titre moins connoté, une vigilance sur le mythe—qui ont protégé l’ensemble du risque de soft power nostalgique.

Qu’il y ait eu, au départ, une motivation d’ordre pragmatique n’enlève rien à ce bilan. Beaucoup de grandes œuvres naissent d’un mélange de nécessité et d’intuition. Anthology n’échappe pas à cette règle : il fallait faire, et il fallait bien faire.

Une ambiguïté féconde

L’histoire retiendra que George Harrison n’a pas cherché Anthology. Elle retiendra aussi que, sans lui, Anthology n’aurait pas eu cette tenue. Il a refusé la flatterie, négocié un cadre, choisi des partenaires, accepté un pari technique à haut risque—ajouter sa guitare et sa voix aux vestiges d’un ami disparu.

Entre l’art et l’argent, Harrison n’a jamais prétendu qu’il existait un mur. Il a tenté de garder une porte—celle du goût, de la dignité, du travail bien fait. Vus d’aujourd’hui, « Free as a Bird », « Real Love » et, plus tard, « Now and Then » ressemblent moins à des artefacts de musée qu’à des gestes de musiciens. C’est cela, sans doute, la réussite profonde d’Anthology : avoir rendu au passé la texture du présent.

La leçon—et elle parle à tous les fans—tient en peu de mots : on peut défendre son héritage sans s’y enchaîner. En acceptant Anthology, George Harrison n’a pas cédé. Il a composé—au sens double du terme—avec l’époque, avec ses amis, avec son histoire. Et ce compromis‑là, fécond et exigeant, nous a laissé bien plus qu’un doc monumental : il nous a rendu les Beatles vivants.