I’m Only Sleeping : Le Rêve éveillé de John Lennon

Publié le 13 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Le 5 août 1966 au Royaume-Uni (et le 15 juin aux États-Unis), les Beatles dévoilaient Revolver, un album qui allait redéfinir les contours de la musique pop. Parmi les joyaux oniriques de cet opus, I’m Only Sleeping occupe une place particulière. Chanson aussi languide quémérique, elle incarne à merveille l’état d’esprit de John Lennon à cette période charnière de sa carrière.

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Une oisiveté revendiquée

Depuis la fin des tournées infernales des Beatles, John Lennon se délectait d’un quotidien sans obligations strictes. Retiré dans sa somptueuse résidence de Weybridge, il s’enfermait dans une routine entre lectures, écriture et expérimentations psychotropes. Ce mode de vie nonchalant a inspiré I’m Only Sleeping, un plaidoyer pour l’oisiveté, loin du tourbillon effréné du succès.

Maureen Cleave, journaliste britannique, a immortalisé cette paresse assumée dans une interview publiée dans l’Evening Standard le 4 mars 1966 :

« Il peut dormir indéfiniment, il est probablement la personne la plus paresseuse d’Angleterre. ‘Physiquement paresseux’, dit-il. ‘Je n’ai rien contre écrire, lire, regarder ou parler, mais le sexe est la seule activité physique qui m’intéresse encore.’ »

Lennon vivait ainsi dans une semi-léthargie, si bien que Paul McCartney devait parfois le tirer du lit en plein après-midi pour des sessions d’écriture.

Une production onirique et révolutionnaire

L’enregistrement de I’m Only Sleeping a débuté le 27 avril 1966 aux studios Abbey Road. Lennon y pose sa voix et sa guitare rythmique acoustique, accompagné par Paul McCartney à la basse et aux chœurs, George Harrison à la guitare solo et Ringo Starr à la batterie.

Mais ce qui distingue particulièrement la chanson est son solo de guitare joué à l’envers. Cette trouvaille, quasi accidentelle, survint lorsqu’un ingénieur du studio enficha une bande à l’envers. Le résultat, hypnotisant, fascina le groupe.

Paul McCartney raconte cette épiphanie dans Many Years From Now de Barry Miles :

« La bande passée à l’envers a donné un effet incroyable. Personne n’avait entendu ça avant. On s’est dit : ‘Mon Dieu, c’est fantastique ! On peut le faire exprès ?’ C’est comme ça que nous avons découvert la guitare inversée. C’était un solo magnifique, quelque chose d’impossible à jouer normalement. »

George Harrison passa cinq heures dans la nuit du 5 mai à concevoir deux solos distincts. Il nota d’abord les mélodies qu’il voulait jouer, les inversa, puis les enregistra en double piste, l’un avec une saturation fuzz, l’autre sans effets. Ce patient travail aboutit à un son unique, quasi liquide, qui accentue l’aspect flottant du morceau.

Un chant de somnolence planante

Lennon livre une prestation vocale empreinte de nonchalance. Son chant s’étire comme s’il émergeait d’un rêve, renforcé par les harmonies de McCartney et Harrison. Un moment savoureux intervient à la deuxième minute, lorsque le trio enregistre un bâillement, parfait écho à l’ambiance brumeuse de la chanson.

Une réflexion sur la réalité altérée

Derrière son apparente insouciance, I’m Only Sleeping reflète une fascination pour l’altération de la perception. La répétition lancinante du motif musical et les solos à l’envers transforment la chanson en une invitation à suspendre le temps, thème récurrent dans l’univers psychédélique naissant des Beatles.

Lennon ne chante pas simplement la paresse : il revendique un état de flottement entre veille et sommeil, entre réalité et rêve. Cet espace intermédiaire préfigure les explorations plus audacieuses qui jalonneront le Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band l’année suivante.

Un chef-d’œuvre intemporel

Aujourd’hui encore, I’m Only Sleeping demeure un témoignage à la fois poétique et technique du génie des Beatles. Avec son innovation sonore et son ambiance en apesanteur, la chanson illustre à merveille l’audace artistique de 1966, période charnière où le groupe délaisse la simple pop pour s’aventurer vers des territoires musicaux inexplorés.

Ce morceau n’est pas qu’une ode à la paresse : c’est une plongée dans un univers onirique où chaque son semble flotter dans un éther invisible. En somme, I’m Only Sleeping est un rêve mis en musique, une parenthèse suspendue dans le tourbillon créatif des Beatles.