Quand George Harrison compose Piggies en 1966, il est en pleine période de remise en question du monde qui l’entoure. Inspiré par l’acidité de Taxman, il affine son regard critique sur la société et s’attaque à une cible toute désignée : la bourgeoisie. Pourtant, cette chanson, à l’origine une fable mordante sur la cupidité des puissants, connaîtra un destin funeste en étant détournée par l’esprit malade de Charles Manson. Retour sur une composition unique du White Album qui porte en elle autant d’ironie que de tragédie.
Sommaire
- Une fable au vitriol
- Une instrumentation baroque et grinçante
- Une tragique récupération par Charles Manson
- Une ombre indélébile sur une chanson grinçante
Une fable au vitriol
Si Piggies n’est enregistrée par les Beatles qu’en 1968, son embryon remonte à deux ans plus tôt. Harrison, alors dans sa phase de rejet de la société consumériste, cherche à pointer du doigt une élite vorace et insatiable, allégorie des « cochons en cravate » qui s’empiffrent aux dépens des autres. Il peaufine son texte avec l’aide de John Lennon, qui lui souffle la ligne cinglante : “Clutching forks and knives to eat their bacon”. Sa mère, Louise Harrison, y va aussi de son couplet, proposant l’implacable “What they need is a damn good whacking”, une phrase qui résonne comme un verdict sans appel.
Dans la version initiale, une autre strophe, coupée avant l’enregistrement final, renforçait l’idée d’un monde corrompu où les porcs s’amusent aux dépens des autres :
Everywhere there’s lots of piggies
Playing piggy pranks
You can see them on their trotters
Down at the piggy banks
Paying piggy thanks
To thee, Pig Brother
Une critique sociale acerbe qui s’inscrit parfaitement dans l’esprit du White Album, album fragmenté où coexistent expérimentations sonores et révoltes lyriques.
Une instrumentation baroque et grinçante
Musicalement, Piggies s’éloigne des habituelles compositions pop-rock des Beatles. George Harrison opte pour une atmosphère baroque, avec une orchestration qui accentue l’ironie du propos. Le producteur Chris Thomas, alors remplaçant temporaire de George Martin, découvre un clavecin laissé dans un autre studio et propose de l’intégrer à l’arrangement. Une décision qui transforme la chanson en une sorte de pastiche élisabéthain, renforçant la dimension théâtrale et grotesque des paroles.
Le 19 septembre 1968, les Beatles enregistrent onze prises de la chanson avec Harrison à la guitare acoustique, McCartney à la basse et Ringo Starr au tambourin. Le lendemain, Harrison pose sa voix, avec quelques effets de doublement artificiel pour accentuer certains passages, et John Lennon s’amuse à incorporer une boucle de bruitages de cochons en train de grogner, une touche burlesque qui achève de faire de Piggies une satire aussi ludique que cruelle.
Le 10 octobre, George Martin peaufine le tout avec un quatuor à cordes, ajoutant encore un peu plus d’ampleur à ce qui devient une parodie grandiose et caustique d’une aristocratie engoncée dans ses privilèges.
Une tragique récupération par Charles Manson
Si l’humour est omniprésent dans Piggies, son destin post-Beatles en sera tout autre. Lorsque l’album blanc sort en novembre 1968, il devient rapidement une obsession pour Charles Manson, le leader de la « Manson Family », une secte criminelle persuadée que l’album est un message codé annonçant une guerre raciale imminente. Dans son délire paranoïaque, Piggies devient pour lui une prophétie sur l’extermination des « cochons » de la haute société.
Le 9 août 1969, Sharon Tate, épouse du réalisateur Roman Polanski, est assassinée par des disciples de Manson. Sur la porte de sa maison, le mot « Pig » est inscrit avec son propre sang. Le lendemain, lors du massacre des époux LaBianca, le message « Death to pigs » est laissé sur les murs. Piggies a cessé d’être une simple chanson satirique pour devenir, malgré elle, une composante d’un des crimes les plus célèbres de l’histoire américaine.
Une ombre indélébile sur une chanson grinçante
Harrison, horrifié par cette récupération macabre, exprimera plus tard son dégoût face à l’interprétation dévoyée de sa chanson. Pourtant, Piggies reste un morceau clé de son œuvre, tant par sa construction musicale originale que par son regard mordant sur la société.
Après la séparation des Beatles, Harrison réintègrera même la strophe coupée lors de ses concerts, notamment dans l’album Live in Japan (1992), assumant pleinement son propos initial.
Aujourd’hui encore, Piggies demeure un exemple frappant de la puissance évocatrice de la musique des Beatles. À la fois satire hilarante et sujet de controverses sinistres, elle illustre parfaitement l’ambivalence du White Album : un chef-d’œuvre où coexistent lumières et ténèbres, fantaisie et tragédie.