Musique sur internet : nouvelles tendances et mort programmée des radios et TV françaises

Publié le 06 septembre 2008 par Zebiz Net

Par: Jean-Patrick de BREAGUE

1 - LE TSUNAMI INTERNET
Internet est désormais entré dans les foyers français. Naguère réservé à une utilisation professionnelle ou à quelques "geeks" fous d'ordinateurs, le net est aujourd'hui utilisé par une majorité de nos concitoyens, en particulier quand il s'agit des cibles jeunes. Les enfants lisent désormais plus de mots sur leur ordinateur que dans des livres. Ils utilisent "google" et "wikipedia" pour faire leurs devoirs, pour construire leurs exposés.
Certains intellectuels français le regrettent et tentent vainement de s'y opposer. Mais le combat est perdu d'avance ... La société a changé.
Les enfants et les jeunes adultes sont majoritairement connectés à des sites communautaires comme dailymotion, ou myspace. Sur ces sites, ils peuvent écouter des artistes, visionner des clips, se tenir informés des actualités, télécharger des photos, des fonds d’écrans, des séries télé, des films, acheter des t-shirts à l’effigie de leur star préférée, …
Cette entrée de l’internet comme acteur majeur des médias modifie structurellement le paysage audiovisuel français.
En effet, internet est par nature international : un contenu peut être diffusé (mis en ligne) à l’autre bout du monde et visionné ou écouté juste ici. La proximité de la diffusion et de la consommation des contenus, héritée du vieux système de diffusion hertzienne, n’a plus aucun sens. Cela pose le problème des contraintes spécifiques qui sont imposées à nos radios françaises (exemple : les quotas francophones), alors que les radios internet du monde entier peuvent êtres écoutées sur internet, en France, et qu’elles n’obéissent, elles, à aucune contrainte de ce genre.
Par ailleurs, chaque internaute peut produire du contenu et le diffuser sur internet, ce qui transforme le monde en plusieurs milliards de producteurs potentiels de contenus musicaux ou vidéo.
La multiplication des sources de production et des localisations de diffusion rend inopérante toutes les tentatives d’imposer aux consommateurs un type de contenus.
2 - LE FONCTIONNEMENT OBSOLETE DES RADIOS ET TV
Le fonctionnement classique des radios et des tv consiste à sélectionner les contenus en fonction de plusieurs contraintes, puis à diffuser ces contenus. L’auditeur ou le téléspectateur n’a alors le choix qu’entre consommer ce qu’on lui propose, ou bien partir (exemple : zapper).
Les contraintes prises en compte par la programmation sont :
- La cible de public : des enquêtes permettent de connaître les types de contenus majoritairement consommés ou appréciés par le public visé. Cette cible doit être cohérente avec celle des annonceurs dont les budgets publicitaires sont les seules rentrées de chiffre d’affaire du diffuseur.
- La qualité
- Une charte éditoriale (exemple : « la radio rock », « le son pop rock », « l’esprit rock »)
- Le respect des lois et des règlementations (exemple : quotas francophones, pas d’incitation à la violence, …)
- etc …
Cette méthode dite de « top-down », est par nature conservatrice :
- les enquêtes d’opinion permettent de mesurer des attentes exprimées concernant des offres existantes, mais se révèlent le plus souvent inopérantes pour détecter ou définir les futures innovations. Dans un autre secteur de l’industrie, on a coutume de citer le cas du freinage ABS : dans les années 80, toutes les enquêtes préalables présentant un système intelligent capable de relâcher de lui-même la pression sur les freins (pour éviter que les roues ne se bloquent) ont conduit à des mesures négatives de l’intérêt des clients … Aujourd’hui tous les véhicules ont l’ABS …
- les programmateurs radio et tv ont tendance à appliquer des « recettes » qui ont fonctionné : « on ne change pas une formule qui marche » … Mais la relation de cause à effet entre la programmation et l’audimat n’est pas clairement identifiée, contrairement à ce que laissent penser certains instituts de sondage.
- ces programmateurs vivent sous le stress permanent de l’audimat à court terme. Or, il n’existe pas de phénomène qui n’ait de fluctuations naturelles (eh non, ça n’existe nulle part). Cela est vrai pour les phénomènes naturels comme pour les phénomènes économiques. Tenter à tout prix de donner une explication à ces fluctuations à court terme conduit à fabriquer des modèles de cause à effet faux qui peuvent conduire leurs utilisateurs à la faillite (exemple : le chartisme en bourse).
- Les programmateurs constituent un goulot d’étranglement du système de diffusion. Ils sont très peu nombreux, et concentrent un pouvoir très important (ils ont le droit de vie ou de mort sur un produit) qui génère une situation propice à la collusion avec certains grands producteurs de contenus.
- Les chaînes concurrentes ont tendance à s’observer. A chaque fois qu’une chaîne concurrente obtient des résultats meilleurs, sa recette est recopiée. Par effet miroir, cette méthode conduit rapidement à une stérilisation complète des offres : toutes les offres deviennent quasi-identiques, et le consommateur de contenus ne voit plus la différence entre les offres.
Tous ces facteurs de conservatisme peuvent constituer une force sur un marché stable, en vitesse de croisière : ils renforcent les recettes qui fonctionnent, avec des interlocuteurs décisionnaires peu nombreux qui travaillent sur la base de la confiance mutuelle. En revanche, dans un secteur en pleine mutation, ces facteurs de conservatisme représentent un réel danger : la rigidité du processus de décision et l’inadéquation des outils de mesure peuvent causer de graves dommages.
3 – LE MODELE DE CONSOMMATION DE CONTENUS ARTISTIQUES SUR INTERNET
Sur les sites communautaires, les enfants et les jeunes adultes peuvent consommer librement des contenus (exemple : musicaux). Ils sont influencés par la communication générale et écoutent et visionnent beaucoup de contenus d’artistes connus. Mais l’internet permet aussi un marketing viral, et des artistes non médiatisés peuvent, lorsque leur œuvre colle avec les attentes des auditeurs/spectateurs, cumuler des scores très élevés d’écoute et de visionnage.
Chaque internaute devient alors à la fois consommateur et prescripteur du contenu qu’il introduit à sa guise dans son réseau communautaire.
Ce système dit de « marketing viral » qui propage les œuvre d’artistes non médiatisés est exactement l’inverse du système « top down » décrit plus haut : on appelle un tel système « bottom up », car c’est de la base que nait la notoriété.
Dans le système « bottom up », personne ne concentre la décision de « programmer » un artiste. C’est une décision collective prise sans aucune supervision.
Les internautes sont actifs : ils sélectionnent eux-mêmes les productions qu’ils souhaitent écouter ou regarder, et se constituent des « play lists » qui leur permettent, lorsqu’ils le souhaitent, de consommer de manière passive (exemple : comme en écoutant la radio ou en regardant la tv). Ils communiquent entre eux, véhiculant l’image d’artistes qui peuvent ainsi se retrouver propulsés dans les « charts », s’échangent leurs play lists, etc.
Ce mode de consommation « active » est, on le voit, à mi-chemin entre la radio et le cd, entre la tv et le dvd.
Les nouvelles générations sont née et ont commencé à consommer sur internet de cette manière : la majorité des enfants en dessous de 15 ans n’écoutent pas la radio : ils se constituent en quelques sortes leur propre radio sur internet.
Cela conduit à un nouveau phénomène pour les radios : leur audimat baisse sans pour autant profiter à un concurrent (une autre radio). Ce sont des personnes qui abandonnent la radio au profit de l’internet.
La tv est pour l’instant un peu épargnée par ce phénomène de désertion car la bande passante nécessaire à la transmission de séquences d’images en résolution satisfaisante est encore trop élevée. Mais l’évolution des débits de transmission montre que cette relative tranquillité ne pourra demeurer au-delà des cinq prochaines années.
Cette nouvelle façon de consommer des contenus multimédias pose le problème de la rémunération des ayant droit, et en premier, des artistes. Mais comme le système traditionnel a convergé vers des playlists très courtes, cette problématique ne concerne en définitive qu’un très petit nombre d’artistes : ceux qui bénéficient du système traditionnel. Pour les millions d’autres artistes, les choses sont différentes : d’habitude, ils ne sont pas diffusés, et ne touchent donc pas de rémunération. Le fait de ne toujours pas toucher de rémunération, mais au moins d’être diffusés, est pour ces millions d’artistes, une amélioration de leur situation.
Ils peuvent utiliser cette notoriété pour remplir des salles de concerts et se rémunérer ainsi par leurs spectacles vivants, l’œuvre enregistrée servant en définitive d’objet promotionnel des concerts.
C’est pour cette raison que cette tendance ne pourra vraisemblablement plus être inversée : plus les majors et les radios raréfieront les contenus célèbres ou les protégeront contre la consommation gratuite, plus les internautes migreront vers des contenus moins connus, amplifiant encore le phénomène du marketing viral.
4 - LA MIGRATION DES REVENUS PUBLICITAIRES VERS LE NET
Toutes les études (exemple Morgan Stanley) montrent que la migration vers internet des budgets publicitaires est irrémédiable et de plus en plus rapide.
Cette migration suit la croissance exponentielle des médias internet en termes d’audimat.
5 - LES GAGNANTS DE CETTE MUTATION : LES ARTISTES INDEPENDANTS ?
Comme cela est expliqué plus haut, les artistes indépendants peuvent fortement bénéficier de cette transformation du marché de la consommation de contenus multimédias.
Pour montrer la réalité de cette exposition inespérée d’artistes inconnus des grands médias traditionnels, nous citerons, à titre d’illustration, les artistes français suivants :
- proXima (style : rock) : près de 3 millions d’écoutes en moins d’un an, des milliers de commentaires de fans : http://www.myspace.com/proximarockband
- Gojira (style : métal ) : plus de 1,5 millions d’écoutes, et une solide base de fans : http://www.myspace.com/gojira
Ces artistes sont des exemples de réussite du marketing viral : les internautes consomment leurs contenus sans qu’il n’y ait eu de campagne publicitaire ou de communication globale. Ces artistes demeurent à l’écart des réseaux de diffusion traditionnels, mais remplissent des salles, grâce à leur notoriété internet.
6 – QUELLE REACTION ADAPTEE POUR LES MEDIAS TRADITIONNELS ?
Les paragraphes précédents pourraient faire croire que les radios et les tv n’ont plus de marge de manœuvre pour adapter leur stratégie. Cela n’est pas totalement vrai. En effet, l’approche « bottom up », si elle permet de faire sortir quelques pépites du magma ambiant, prend généralement du temps (quelques mois, 1 an, …). A l’inverse, une exposition forte des médias traditionnels permet de faire passer un artiste d’inconnu à connu en quelques semaines. C’est là l’avantage de l’organisation huilée d’un système « top down ».
Cette rapidité peut être mise à profit pour réaliser des contenus rédactionnels nouveaux à moindre frais (c’est moins cher de faire venir la toute nouvelle star que David Bowie).
Pour cela, une solution consisterait alors à ce que les programmateurs s’intéressent de très près aux diffusions sur internet, et qu’ils repèrent les artistes qui ont un fort audimat.
Ce faisant, et en propulsant régulièrement quelques artistes nouveaux issus de ce plébiscite populaire, ils pourraient :
- proposer des nouveautés que leurs concurrents ne proposent pas (il existe tellement d’artistes présents de manière significative sur le net)
- faire venir à leur radio la base des fans de ces artistes (gagner des nouveaux auditeurs, c’est aussi quelque chose qui reste possible)
- minimiser le risque : si un artiste correspondant à peu près à la ligne éditoriale est plébiscité … c’est qu’assez rapidement il sera adopté par les auditeurs actuels
Attention, s’ils mesurent en général le risque inhérent à une décision, les dirigeant français sont souvent moins affutés pour mesurer le risque lié à une « non décision » : que risque-t-on si l’on ne fait rien, si l’on ne change rien ?
En particulier, le risque lié à l’absence de différenciation des offres n’est quasiment jamais estimé.
Pourtant, cette différenciation des offres est devenue aujourd’hui pour les radios françaises (et demain pour les tv) une question de survie. On a vu le résultat d’une gestion conservatrice de la presse spécialisée musicale :
- ces journaux ou magazines ne parlaient que des artistes ultra connus, pour générer du lectorat à court terme,
- comme ces artistes font des campagnes de promotion à l’occasion d’une sortie de produit (disque, DVD, …), les journaux spécialisés se sont retrouvés avec tous le même contenu (y compris les mêmes photos) tous au même moment, éliminant par effet miroir tout contenu différenciant,
Aujourd’hui, la plupart des journaux ou magazines musicaux français ont disparu, ou ont été rachetés par des groupes de presse internationaux qui publient à peu de frais, et via des équipes ultra compressées, des traductions en français de leurs journaux étrangers.
L’absence de contenu différenciant les a tués.
La radio et la tv ne pourront pas déroger à ce principe.
On voit d’ailleurs çà et là quelques tentatives réussies de couplage « internet / médias classiques ». L’artiste français KAMINI, par exemple, est sorti de l’anonymat par internet et les radios et tv ont su exploiter cette notoriété. Elles l’ont amplifiée, créant ainsi une valeur sûre.
Quelques radios proposent bien des émissions spécialisées internet dans lesquelles elles présentent les tendances du moment sur la toile. Mais les vieilles habitudes ont la vie dure, et les programmations de ces émissions sont aussi contraintes, en définitive, que celles de la play list générale (effet « top down »).
Ces émissions spécialisées ne sont pas significatives par rapport à l’absence de différenciation.
Alors, les radios (et plus tard les tv) résisteront-elles au tsunami internet ?
Eh bien tout dépend de leur stratégie dans les quelques mois qui viennent. Soit elles se transforment en « suiveurs agiles », repérant des tendances sur internet, utilisant les sites communautaires à la place des panels et sondages par nature inaptes à détecter « la bonne nouveauté » (ces outils se cantonnent généralement à prédire que le nouveau titre de U2, ou des Rolling Stones est un must have … mais ça, les programmateurs le savent déjà), soit elles laissent passer le train et continuent inexorablement à perdre des auditeurs, et donc des annonceurs.

A propos de l'auteur:
Jean-Patrick de BREAGUE a été consultant chez PriceWaterHouseCoopers, spécialiste des médias, et des nouveaux business models de la production des oeuvres audio et vidéo. Il conseille dans leur évolution stratégique certaines chaînes de TV et radios européennes.
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