En 1995 et 2023, les Beatles signent deux chansons posthumes de John Lennon : « Free As A Bird » et « Now and Then ». Deux époques, deux technologies, deux esthétiques pour un même hommage. Ce face-à-face révèle la puissance émotionnelle de la voix retrouvée et l’évolution de la production Beatles.
Il y a des morceaux qui, dès les premières secondes, déplacent notre paysage intérieur. « Free As A Bird » (1995) et « Now and Then » (2023) appartiennent à cette catégorie rare. L’un naît au cœur de l’aventure Anthology, quand les trois Beatles survivants réaniment une démo de John Lennon en s’appuyant sur les outils analogiques et numériques du milieu des années 1990, guidés par Jeff Lynne. L’autre voit le jour presque trente ans plus tard, propulsé par des techniques de démixage et un travail d’orchestration qui cherchent à préserver l’empreinte de Lennon tout en redonnant leur place à Paul McCartney et Ringo Starr, sous la houlette de Giles Martin.
Comparer ces deux chansons‑postscriptum n’est pas un concours de beauté. C’est une fenêtre sur deux moments de l’histoire des Beatles : l’instant où ils rouvrent l’atelier en 1995, et celui où ils bouclent la boucle en 2023. Deux gestes, deux sonorités, deux philosophies de la réparation créative.
Sommaire
- Origines et circonstances : des cassettes de Dakota à la salle de montage de 2023
- Production : Jeff Lynne vs Giles Martin, deux écoles, deux objectifs
- La voix de John Lennon : relique ou présence ?
- Écriture et harmonie : ballade réparée vs élégie ascendante
- Rôle de George Harrison : la signature slide et l’ombre bienveillante
- Batteries, basses, pianos : l’atelier rythmique en deux temps
- Les cordes et les voix : l’art du tissage
- Paroles : dire la perte, suggérer la continuité
- Images : le cinéma du souvenir contre l’adieu en mouvement
- Réceptions et trajectoires : 1995 et 2023 ne écoutent pas la même chose
- « Beatlesque » : une ressemblance qui compte… ou qui inquiète
- Le temps, personnage principal
- Éthique et technique : que nous disent ces deux cas sur « l’IA » en musique ?
- « La meilleure chanson finale » : un faux problème, un vrai plaisir de comparaison
- Écoute guidée : ce qu’il faut tendre à l’oreille
- Un mot sur le contexte 2025 : l’Anthology recontextualise l’écoute
- Héritages croisés : ce que ces chansons disent des quatre
- Deux façons d’être encore ensemble
- Repères utiles
Origines et circonstances : des cassettes de Dakota à la salle de montage de 2023
« Free As A Bird » et « Now and Then » partagent une source commune : des enregistrements domestiques de John Lennon, captés à la fin des années 1970 à l’appartement Dakota. En 1994, Yoko Ono confie à Paul McCartney trois cassettes comportant des démos : « Free As A Bird », « Real Love » et « Now and Then » (parfois appelée « I Don’t Want to Lose You »). L’équipe Anthology se met au travail : McCartney, George Harrison et Ringo Starr s’installent à Fryer Park puis à Abbey Road, Jeff Lynne à la console, pour transformer ces ébauches en chansons Beatles.
En 1995, l’obstacle est technique autant qu’esthétique. Les démos sont monophoniques, voix et piano mêlés sur une bande lo‑fi, avec souffle et bruits parasites. « Free As A Bird » s’y prête : la mélodie est plus définie, le tempo suggéré, la structure verse/chorus identifiable. « Real Love » suivra la même trajectoire. « Now and Then », elle, reste éparse : le bourdonnement de fond couvre certains attaques consonantiques, la forme hésite, la grande ligne est là mais vacille. Le trio tente un début de travail en 1995, mais renonce : répétitions fantômes de guitare de Harrison, peu de matière exploitable avant que le projet ne soit mis en veille.
Le renversement survient dans les années 2020. Les techniques de séparation de sources (démixage MAL) peaufinées lors du projet Get Back permettent d’isoler la voix de Lennon sur « Now and Then » et de nettoyer le piano sans en trahir la granulosité. À partir de là, McCartney et Starr rebâtissent une chanson finie, Giles Martin conçoit une orchestration qui prolonge la sensibilité Beatles sans pastiche outrancier, et le morceau est présenté comme le « dernier » titre du groupe.
Production : Jeff Lynne vs Giles Martin, deux écoles, deux objectifs
Jeff Lynne n’a jamais caché son approche : fédérer des éléments disparates à la manière d’un luthier du son. Sur « Free As A Bird », il choisit de respecter la cassette de Lennon, dont il entoure la voix d’un cocon chaleureux : brosse à la caisse claire, basse droite, piano au centre, slide guitar de George Harrison qui surligne les retours de phrase, et chœurs feutrés. Il s’agit de terminer une chanson « à moitié écrite », comme le dira McCartney, sans maquiller l’origine domestique de la source. Le grain Lynne — compacité des médiums, batterie rassemblée, guitares veloutées — produit un halo mélancolique qui sied à l’idée de re‑retrouvailles.
Avec « Now and Then », Giles Martin vise une autre ligne de crête : clarifier la voix de John au point de la rendre présente et incarnée, puis construire autour une architecture Beatlesque. La cadence harmonique reste celle de la démo, mais tout le reste s’ouvre : basse chantante de McCartney, batterie ronde de Ringo, pianos doublés, guitare en slide comme un salut à Harrison, cordes sobres, lignes vocals qui tressent des échos du passé. Le mix est moderne — stéréo ample, transitoires nets — mais évite la surcharge. Là où Lynne enrobe pour protéger, Martin aère pour rendre.
La voix de John Lennon : relique ou présence ?
Dans « Free As A Bird », la voix de Lennon reste clairement la trace d’un magnétophone. On l’accepte comme une relique : la respiration, les attaques un peu mangées, le souffle omniprésent. Le charme tient à cette distance : on entend John depuis une autre pièce, McCartney et Harrison s’approchent, Ringo marche sur la pointe des pieds, et l’on réalise qu’on écoute des amis qui finissent pour lui une idée laissée en plan. La nostalgie devient le sujet même du morceau.
Dans « Now and Then », la présence vocale est frontale. Le démixage fait tomber le voile : la voix de John est proche, avec ses aspérités, ses sourires sourds au bord des consonnes. Le risque aurait été d’en faire trop ; l’équipe s’en garde. Le grain de la cassette subsiste, mais la diction gagne en lisibilité, ce qui réoriente l’écoute : ce n’est plus une trace, c’est un chant. On comprend alors que les deux morceaux ne mettent pas la voix au même régime : relique d’un côté, présence de l’autre. Deux façons d’émouvoir.
Écriture et harmonie : ballade réparée vs élégie ascendante
« Free As A Bird » est une ballade. La mélodie de Lennon y dessine de larges arcs, sans hardiesse harmonique excessive ; l’élégance naît des réponses entre chant principal et slide de George, et de la contre‑mélodie de McCartney qui, à la manière d’un duettiste, complète les vers de John. L’imagerie — l’oiseau, l’envol, le retour — épouse l’humeur douce‑amère. On a souvent dit que c’était une chanson à demi écrite : c’est vrai, et c’est là sa beauté ; la simplicité devient une vertu quand elle est habitée par une histoire.
« Now and Then » présente une charpente plus mobile : modulations discrètes, enchaînements d’accords moins prévisibles, levées orchestrales qui ouvrent l’espace. L’élégie de Lennon — « now and then I miss you » — est ascendante : elle monte, respire, retombe avec une lumière étrange. On a parlé d’une allure entre « Eleanor Rigby » (pour la couleur des cordes) et des fragments de la face B d’Abbey Road (pour l’enchaînement fluide et la poétique du temps qui passe). Ce n’est pas tant une citation qu’une famille d’esprit : tension lyrique et sobriété.
Rôle de George Harrison : la signature slide et l’ombre bienveillante
Sur « Free As A Bird », George Harrison est physiquement là : on le reconnaît à la signature de sa slide guitar, ces glissandi qui dorent la mélodie de John, et à son vers chanté en contre‑champ. C’est une pièce concrète de son héritage : il habille la chanson avec le tact d’un orchestrateur.
Dans « Now and Then », Harrison est symboliquement partout. La guitare en slide de McCartney est un salut clair ; des éléments enregistrés en 1995 sont réintégrés quand cela fait sens, comme des traces de sa main posées sur la toile. L’hommage est d’autant plus fort qu’il ne se drape pas dans le pathos : c’est un geste, pas un emoji. L’ombre de George guide la cohésion et rappelle que, même absent, il signait encore la couleur d’un morceau.
Batteries, basses, pianos : l’atelier rythmique en deux temps
Sur « Free As A Bird », la batterie de Ringo Starr joue en retenue : rimshot discret, charley ouvert‑fermé prudent, fill‑ins parcimonieux. La basse de McCartney est sobriété même, ancrant les pivots harmoniques sans voler la vedette. Le piano agit comme épine dorsale : il porte la pulsation et donne sa couleur au mix Lynne.
Dans « Now and Then », Ringo retrouve un rebond plus large : ghost notes qui respirent, raideur zéro, cymbales qui ouvrent l’air. La basse de Paul chante davantage : pédales, retards, respiration des silences. Le piano double souvent la mélodie, un peu à la McCartney 1980s, mais avec une délicatesse qui évite l’effet sirupeux. On sent, à trente ans d’écart, la maturité d’un duo rythmique qui sait que la sobriété est parfois la meilleure des virtuosités.
Les cordes et les voix : l’art du tissage
L’orchestration de « Now and Then » assume la tradition Beatles : cordes murmurées plus que déclamées, contrechants qui relancent la ligne sans l’alourdir. Des textures vocales issues d’enregistrements anciens ont été tressées en arrière‑plan, comme des embruns de mémoire : la mythologie Beatles tient souvent à l’écho plus qu’à la citation. À l’inverse, « Free As A Bird » se contente de chœurs clairs, quasi hymniques, qui viennent benir chaque cadence. Deux façons d’habiter l’espace : tapis harmonique d’un côté, broderies de l’autre.
Paroles : dire la perte, suggérer la continuité
Les deux textes ne poursuivent pas la même promesse. « Free As A Bird » fait de l’envol une métaphore de la libération et du retour. C’est une poétique de l’apaisement : la perte est assumée, la trace devient chemin. « Now and Then » est plus nu : à intervalles réguliers, « now and then », la douleur revient ; elle n’est pas terrassée, elle est tenue. L’un réconcilie, l’autre avoue l’irrémédiable. Dans les deux cas, la voix de Lennon donne la mesure d’un humanisme à hauteur d’homme : rien de grandiloquent, beaucoup de juste.
Images : le cinéma du souvenir contre l’adieu en mouvement
Le clip de « Free As A Bird » — caméra‑oiseau qui survole un demi‑siècle d’Angleterre en glissant sur des références Beatles — a marqué 1995. Le regard est latéral, scintillant de clins d’œil : la vie quotidienne est hantée par des fantômes bienveillants. 1995 demande un récit qui réenchante la mémoire.
En 2023, Peter Jackson propose pour « Now and Then » un récit d’ateliers et de archives, où l’on voit les Beatles travailler en 1995, puis Paul et Ringo terminer la chanson au présent. Le montage joue du passé et du maintenant, comme une main qui pose des images sur une musique en train de naître. Le sourire circule, l’émotion aussi, et l’adieu prend la forme d’un dernier plan qui n’appuie rien : il dure.
Réceptions et trajectoires : 1995 et 2023 ne écoutent pas la même chose
À sa sortie, « Free As A Bird » répond à une fièvre mondiale. Les fans attendaient un signe ; ils reçoivent une chanson qui, sans être une « nouvelle époque », sonne comme un retour. Le morceau s’impose dans les classements, décroche un Grammy, et s’installe comme le piliers émotionnel d’Anthology.
« Now and Then », en 2023, s’inscrit dans un tout autre écosystème. Le streaming domine, les réseaux fabriquent des chorégraphies de réception, les podcasts démontent chaque piste. La nouvelle technologie — « IA » dans le langage courant — nourrit un débat : assistance à la restauration vs génération de substituts. La chanson coupe court en rappelant un principe : on ne fabrique pas un Beatle, on libère la voix de John d’un verrou technique qu’on ne savait pas ouvrir en 1995. La réception est massive, l’accueil critiquement favorable, et l’impact symbolique celui d’une boucle enfin fermée.
« Beatlesque » : une ressemblance qui compte… ou qui inquiète
Une partie du public juge « Now and Then » plus « Beatlesque » que « Free As A Bird ». On comprend l’argument : harmonies plus sereines, cordes à la George Martin, ponts harmoniques qui sentent la maison. La contre‑thèse existe : « Free As A Bird » serait, au fond, le geste le plus Beatles, non parce qu’il ressemble aux sixties, mais parce qu’il réunit des voix singulières — John in absentia, Paul en contre‑chant, George en orfèvre, Ringo en veille — autour d’un inachèvement à habiter. L’un mimétise la langue, l’autre met en scène la méthode. Les deux sont légitimes.
Le temps, personnage principal
La vraie vedette de ces deux chansons, c’est le temps. 1995 avait besoin de réparer : recoller le fil, solder des malentendus, rappeler que l’amitié demeure. 2023 ose fermer le livre avec douceur : reconnaître que l’absence ne se résout pas, qu’on peut parler aux disparus avec des outils modernes sans les remplacer. « Free As A Bird » et « Now and Then » sont deux modes de survie du groupe dans le monde d’après : mémoire habitée, présence restaurée.
Éthique et technique : que nous disent ces deux cas sur « l’IA » en musique ?
On a beaucoup dit et parfois mal dit. Dans « Now and Then », aucune voix n’a été synthétisée. La technologie a servi à séparer et nettoyer des pistes existantes, exactement ce que George Martin pratiquait à sa manière en 1966 en mixant et mutilant des bandes pour tisser Revolver. La ligne éthique tient en une phrase : protéger la source, ne pas inventer ce qu’elle ne dit pas. À ce titre, « Free As A Bird » est l’ancêtre naturel de « Now and Then » : même défi — honorer un fantôme —, autres outils — compresseurs, réverbes, bounces en 1995 ; démixage machine‑assisté en 2023.
« La meilleure chanson finale » : un faux problème, un vrai plaisir de comparaison
Il est tentant de trancher : « Free As A Bird » ou « Now and Then » ? La vérité est qu’elles visent des émotions différentes. Si l’on cherche la meilleure collaboration, beaucoup pointeront « Free As A Bird » : on y entend Paul et George répondre à John, presque comme en studio, Ringo jouer pour la chanson, et Lynne tenir le cadre. Si l’on cherche la plus Beatles dans la forme, « Now and Then » s’impose : progression harmonique savante, cordes justes, climat qui ressemble à la grande manière de la fin des sixties. Mais la question est peut‑être ailleurs : ces deux titres coexistent comme les deux moitiés d’un même adieu.
« Free As A Bird » raconte la joie retenue de se retrouver par‑delà l’absence. « Now and Then » dit la douleur persistante et le merci qui demeure. L’un répare, l’autre rend.
Écoute guidée : ce qu’il faut tendre à l’oreille
Pour entendre ce qui se passe dans « Free As A Bird », tendez l’oreille à la réponse slide de George à 1:40, à la contre‑mélodie de Paul au second couplet, à la prise de son de la batterie — très compacte, quasi ELO — et à la cadence finale, simple et juste. Pour « Now and Then », écoutez l’entrée de voix — nettoyée mais humaine —, l’arrivée des cordes mi‑parlées, le solo de guitare manière‑Harrison, et la dernière tenue de voix qui laisse un silence habité.
Un mot sur le contexte 2025 : l’Anthology recontextualise l’écoute
Le retour d’Anthology en 2025, avec de nouveaux mixages pour « Free As A Bird » et « Real Love », offre une occasion rare : réécouter le projet 1995–1996 avec des oreilles familières de « Now and Then ». On saisit mieux ce que Lynne a fabriqué : non pas des Beatles de musée, mais un langage commun possible en 1995 entre trois quarantenaires‑cinquantenaires et la voix de leur ami. On mesure aussi la justesse du parti pris 2023 : laisser la voix de John respirer et ajouter la couleur Beatles comme un écrin.
Héritages croisés : ce que ces chansons disent des quatre
John Lennon y apparaît — reliquaire et présence — comme un auteur de lignes simples et indélébiles, dont la fragilité fait la force. Paul McCartney s’y révèle artisan‑en‑chef : basse entêtée, piano ferme, contre‑chants malins, capitaine de chantier. George Harrison tient sa place au delà du visible : signature slide en 1995, ombre guidante en 2023. Ringo Starr rappelle qu’un batteur Beatle est un marqueur d’âme : retenue en 1995, souplesse en 2023, même science du juste.
Deux façons d’être encore ensemble
Au terme de ce face‑à‑face, une idée surnage : « Free As A Bird » et « Now and Then » ne concourent pas, ils dialoguent. L’un réapprend à parler ensemble, l’autre accepte de dire adieu sans drame. L’un chante l’envol, l’autre nomme l’intervalle — ce « now and then » qui reviendra toujours quand on pense à eux. Si l’histoire de la pop aime les fins nettes, les Beatles auront choisi une sortie à leur main : humaine, patiente, inventive, où la technique se met au service d’un seul but — entendre encore une fois la voix qui manque, et jouer avec elle comme on le faisait avant.
Repères utiles
« Free As A Bird » : démo de John Lennon à la fin des années 1970 ; travail Beatles 1994–1995 ; production Jeff Lynne ; slide guitar George Harrison ; batterie Ringo Starr ; contre‑chants Paul McCartney ; clip panoramique rempli de références.
« Now and Then » : démo de John Lennon enregistrée sur cassette ; séparation vocale grâce au démixage ; achèvement par Paul McCartney et Ringo Starr ; orchestration sobre signée Giles Martin (avec collaborateurs) ; guitare hommage à George Harrison ; clip tissé d’archives et de présent par Peter Jackson.
Idée clé : deux époques, deux éthiques, une même intention : respecter la source, honorer l’ami, et partager avec le monde l’étincelle qui fait que, loin ou près, les Beatles sonnent encore ensemble.