McCartney, ELO et les « cordes mathématiques » : un rêve Beatles inachevé

Publié le 25 août 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Paul McCartney a avoué avoir envié le son d’ELO, qualifiant leurs « cordes mathématiques » de formulation idéale d’un rêve Beatles. Ce style orchestral précis, structuré et rythmique aurait, selon lui, pu être une suite logique à Sgt. Pepper. À travers ELO, McCartney voit un prolongement concret de l’esthétique studio des Beatles, alliant émotion et rigueur.


On prête volontiers aux Beatles l’aura d’un sommet indépassable. Pourtant, Paul McCartney n’a jamais caché que certains artistes nés dans leur sillage l’ont fait rêver… au point de susciter une pointe de jalousie créative. Dans un documentaire de la BBC consacré à Jeff Lynne (Mr Blue Sky: The Story of Jeff Lynne and ELO), McCartney raconte sa première écoute de Electric Light Orchestra (ELO) : « C’était très proche de ce que nous avions entrepris sur Sgt. Pepper’s : des cordes un peu “mathématiques”. J’ai d’abord pensé : je vois où il a pris ça. Mais on ne peut pas y résister, c’est tellement bon. Bon sang, j’aurais aimé que nous ayons écrit ce morceau‑là. »

Sous la boutade perce un aveu plus profond : le sentiment qu’une esthétique imaginée en 1967 par les Beatles — mariage pop/studio/orchestre — a trouvé, chez Jeff Lynne, une formulation d’une précision presque géométrique. Cette idée de « cordes mathématiques » résume un style : des sections de violons et violoncelles écrites comme de moteurs rythmiques, aux attaques nettes, contre‑chants serrés, voicings qui s’imbriquent en polyrythmies discrètes. Bref, la grammaire ELO.

Sommaire

  • D’où vient l’expression « cordes mathématiques » ?
  • Sgt. Pepper’s → ELO : une filiation assumée
  • Pourquoi McCartney « aurait aimé » ce son pour les Beatles
  • Les « cordes mathématiques » à la loupe : écriture, harmonie, rythme
  • Quand ELO renvoie le miroir à Sgt. Pepper’s
  • Le compliment piquant de Paul : humour et estime
  • Années 1970 : quand le rock embrasse l’orchestre
  • Connexions directes : Lynne avec Harrison, les « Threetles » et McCartney
  • Beatles : ce que les cordes disaient déjà
  • Générer l’émotion par la précision
  • Et si les Beatles avaient continué après 1970 ?
  • Admiration sans complexe : l’éthique McCartney
  • Jeff Lynne vu par Paul : de l’influence au travail commun
  • De Sgt. Pepper à Abbey Road : où placer le « mathématique » chez les Beatles ?
  • Ce que nous dit le mot « mathématique » sur la pop
  • Épilogue : gratitude et désir

D’où vient l’expression « cordes mathématiques » ?

L’image n’est pas gratuite. Chez ELO, les cordes ne se contentent pas d’épaissir l’harmonie ; elles portent l’impulsion. On pense au démarrage en staccato de « 10538 Overture », aux ostinatos implacables de « Roll Over Beethoven », aux tissages lumineux de « Livin’ Thing » et « Turn to Stone », au quadrillage rythmique de « Mr. Blue Sky ». Les cellos y marquent souvent les contretemps, les violons tracent des lignes conjointes diatoniques qui s’emboîtent comme des pièces Lego. C’est écrit au millimètre, enregistré au cordeau, mixé pour que chaque attaque découpe la pulsation.

Cette méthode tranche avec l’usage orchestral sixties le plus courant, où l’on confiait aux cordes des pads soutenus, des lignes longues. Certes, les Beatles avaient déjà bousculé cette convention, de l’âpreté d’« Eleanor Rigby » au vertige contrôlé d’« A Day in the Life », en passant par la sarabande baroque de « She’s Leaving Home ». Mais chez Lynne, la section devient une machine rythmique autant qu’un orchestre. D’où la formule de McCartney : « cordes mathématiques ».

Sgt. Pepper’s → ELO : une filiation assumée

Quand Jeff Lynne fonde ELO avec Roy Wood et Bev Bevan au début des années 1970, l’idée est limpide : continuer là où les Beatles avaient ouvert une porte — intégrer l’orchestre dans la pop non comme décor, mais comme matière première. Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band avait prouvé qu’un album pouvait être un théâtre de couleurs et de formes ; ELO transforme l’essai en faisant des cordes un moteur permanent.

Le son qui naît alors doit autant à la plume de Lynne qu’aux processus du studio : superpositions de prises, close‑miking qui capte l’attaque de l’archet, compression qui maintient les niveaux au cordeau, doubles et triples de parties orchestrales enregistrées par un nombre restreint d’instrumentistes puis empilées jusqu’à simuler un grand effectif. Au fil des années, l’arrivée du producteur/ingénieur Reinhold Mack ajoutera un tranchant encore plus net aux époques Discovery et Time, quand les synthés et drum‑machines viendront dialoguer avec les cordes sans en émousser la géométrie.

Pourquoi McCartney « aurait aimé » ce son pour les Beatles

L’aveu de McCartney éclaire deux désirs. D’abord, le rêve d’une précision absolue. Les Beatles ont toujours aimé les arrangements ciselés — les contre‑chants de cuivres dans « Got to Get You into My Life », les cordes d’« Eleanor Rigby », les collages orchestraux d’« I Am the Walrus ». Mais leur méthode, guidée par George Martin, tenait à une souplesse de studio, à des prises organiques, à une micro‑imprévision acceptée comme grain. En entendant ELO, Paul reconnaît une descendance plus orthogonale, où la mise en place est chirurgicale, la pulsation quantifiée avant l’heure, sans perdre de chaleur.

Ensuite, il y a la question de la longue durée. Les Beatles ont arrêté la scène en 1966 et poussé le studio jusqu’à Abbey Road. On devine chez McCartney la curiosité de savoir aurait mené une décennie supplémentaire de recherches Beatles autour des cordes et des machines. ELO est une réponse possible : une pop qui assume la rigueur d’écriture autant que l’épate mélodique, où l’orchestre se programme presque comme un drumkit.

Les « cordes mathématiques » à la loupe : écriture, harmonie, rythme

Parler de « cordes mathématiques », c’est entrer dans la boîte à outils. Harmoniquement, Jeff Lynne privilégie des enchaînements clairs — progressions diatoniques qu’il fait tourner avec des retards et appoggiatures savamment placés. Les voicings de violons/altos/violoncelles se complètent : l’un tient la tierce, l’autre glisse en seconde ou en sixte, pendant qu’un ostinato de cellos pulse sur les contretemps. Rythmiquement, l’écriture s’appuie sur des schémas courts répétés et déplacés, donnant l’impression d’une mécanique qui s’emboîte.

Au mixage, ces cordes sont panches de façon à dessiner un relief : cellos légèrement gauche, altos plus centre, violons droite — ou l’inverse selon les périodes —, de manière à spatialiser la polyphonie. Enfin, la timbre‑ologie compte : on capte peu de réverbération de salle au profit d’une réverb plate ou de chambers courtes qui laissent l’attaque intacte. D’où cette sensation de propreté sans aseptisation.

Quand ELO renvoie le miroir à Sgt. Pepper’s

Il serait réducteur de faire d’ELO une simple prolongation. Jeff Lynne renverse parfois la table. Là où Sgt. Pepper’s multipliait les tableaux hétérogènes, ELO cherche le flux et la cohérence d’album — suites thématiques, motifs récurrents, paysages sonores qui s’enchaînent. Mr. Blue Sky n’est pas qu’un tube, c’est le final d’une suite (« Concerto for a Rainy Day » sur l’album Out of the Blue), qui superpose motifs et voix comme une fugue pop.

Ce type d’architecture aurait parlé à McCartney — l’auteur des ponts qui modulent, des suites d’Abbey Road, des codas qui s’allongent. Entendre ELO, c’est voir une esthétique Beatles passer par un autre cerveau, rationnalisée sans perdre le gosier chantant.

Le compliment piquant de Paul : humour et estime

On connaît la phrase de McCartney sur Jeff Lynne — « drôle, timide, très malin, grand musicien et un total twat » — qui relève autant de l’affection anglaise que de la taquinerie. Le fond ne fait aucun doute : Lynne appartient à ce cercle d’héritiers des Beatles que Paul regarde sans défense, parce qu’ils ont su transformer l’admiration en langage propre. Qu’il s’agisse de mélodies en courbes simples, de riffs voûtés de basse, ou de cette maniaquerie d’arrangeur qui met d’équerre chaque détail, ELO coche les cases d’un perfectionnisme musical que McCartney chérit.

Années 1970 : quand le rock embrasse l’orchestre

L’aveu de Paul s’inscrit dans un moment plus large. Au début des seventies, la pop britannique et américaine expérimente : le glam exagère la mise en scène, le prog cherche des formes longues, les anciens sixties s’essaient aux opéras rock et aux concept albums. Dans ce brouhaha, ELO trouve une troisième voie : une pop à grande articulation où l’orchestre est outil plutôt que décor.

Cette voie répond à l’intuition Beatles des années 1966‑1967 : le studio comme instrument, les arrangements comme partie de la chanson, non comme vernis. De là vient peut‑être la nostalgie implicite du propos de McCartney : la sensation qu’un futur esquissé par les Beatles a été pleinement exploré ailleurs, pendant qu’eux s’arrêtaient au seuil de 1970.

Connexions directes : Lynne avec Harrison, les « Threetles » et McCartney

Le dialogue Beatles/ELO ne tient pas qu’aux influences. Il a pris corps dans des collaborations concrètes. George Harrison fait appel à Jeff Lynne pour Cloud Nine en 1987, album du retour porté par « Got My Mind Set on You ». L’année suivante, Harrison, Lynne, Roy Orbison, Tom Petty et Bob Dylan fondent les Traveling Wilburys, laboratoire jubilatoire où l’on entend la science d’arrangement de Lynne s’amuser des voix légendaires.

En 1995‑1996, Jeff Lynne produit pour les Beatles réunis à trois les titres « Free as a Bird » et « Real Love » dans le cadre de Anthology : deux chansons bâties sur des démos de John Lennon, où l’on perçoit son toucher : batterie ramassée, basses lisibles, harmonies empilées, subtiles cordes ou synthés qui balisent l’espace. En 1997, McCartney convie Lynne sur Flaming Pie : le grain ELO — rigueur du tempo, clarté des timbres, fondations de basse — y rencontre la souplesse mélodique de Paul, donnant un disque où l’on sent l’aisance retrouvée après le chantier Anthology.

Ces points de jonction expliquent la franchise du compliment de McCartney : il connaît de l’intérieur ce que l’oreille avait pressenti de l’extérieur.

Beatles : ce que les cordes disaient déjà

Reste une question : les Beatles n’avaient‑ils pas déjà atteint cette géométrie ? On aurait tort de minorer leurs audaces. « Eleanor Rigby » met les cordes au premier plan, sans batterie, dans un style martelé proche de l’italianisme baroque. « A Day in the Life » invente la montée orchestrale aléatoire cadrée par des bornes — une chaîne apparemment chaotique, en réalité bornée par des paliers harmoniques précis. « She’s Leaving Home » emprunte à la musique de chambre victorienne. « I Am the Walrus » combine stabs de cuivres/cordes et chœurs pour une texture hybride.

La différence tient moins à la palette qu’à l’insistance : chez ELO, cette écriture devient une signature répétée titre après titre. Chez les Beatles, elle est l’un des nombreux idiomes traversés, au côté du raga, du music‑hall, du rock saturé, de la bossa, du psychédélisme bruitiste. McCartney ne regrette donc pas un manque ; il salue une spécialisation brillante.

Générer l’émotion par la précision

Pourquoi ces cordes dites « mathématiques » émouvoient‑elles autant ? Parce que la précision n’exclut pas l’émotion ; elle la canalise. Le toucher d’archet court, la synchro d’attaques, la pulsation relayée par des cellos rendent la musique incandescente sans surcharge. Là où une grande réverb peut romantiser, ELO préfère l’impact : le cœur bat à la noire, les cordes frappent les contretemps, la mélodie plane. McCartney, artisan du groove mélodique, ne peut qu’y être sensible : son écriture aime les basses chantantes et les ponts qui modulent. Les cordes ELO épousent cette cinétique.

Et si les Beatles avaient continué après 1970 ?

L’aveu de Paul nourrit un jeu prospectif : à quoi auraient ressemblé des Beatles 1971‑1978 ? On peut imaginer un croisement entre l’ingéniosité d’Abbey Road et la netteté ELO : cordes en réseaux, basses plus présentes, synthés en appui discret, voix double‑trackées au cordeau. On devine des suites où l’orchestre aurait pris une part rythmique plus frontale, des ballades ménagées par des cordes contrapuntées plutôt que massives.

C’est un jeu, bien sûr. Mais il explique la phrase de McCartney : ELO incarne l’une des routes qu’aurait pu emprunter la fabrique Beatles dans un temps prolongé.

Admiration sans complexe : l’éthique McCartney

Il y a enfin une leçon d’attitude. McCartney n’a jamais craint de reconnaître ses dettes ni de féliciter ses héritiers. À ceux qui voudraient opposer générations, il préfère la chaîne. Qu’un ex‑Beatle dise d’un descendant : « j’aurais aimé écrire ça », c’est rappeler qu’en pop, la transmission est un aller‑retour. Les Beatles ont ouvert des portes ; d’autres ont aménagé les pièces. Rien de déclasseant : au contraire, c’est le signe d’une œuvre qui continue de vivre.

Jeff Lynne vu par Paul : de l’influence au travail commun

Que McCartney ait travaillé avec Lynne boucle la boucle. On retrouve, sur Flaming Pie, cette économie de sons et cette rectitude d’attaque qui clarifient les mélodies. On la percevait déjà dans les deux singles Anthology : sous les voix superposées des trois Beatles, des fondations typiquement lynnesqueskick soutenu, snare contenue, guitares tranchées, pads de claviers/cordes qui tractent sans déborder. Cette manière de tenir le cadre tout en laissant les voix chanter aura marqué le retour médiatisé des Beatles au milieu des années 1990.

De Sgt. Pepper à Abbey Road : où placer le « mathématique » chez les Beatles ?

Si l’on cherche le tracé d’un goût « mathématique » chez les Beatles, on peut l’entendre dans la section répétée de « Penny Lane » (les cuivres en paliers), dans la logique modulaire de la face B d’Abbey Road, ou dans l’écriture habillement symétrique de « Blackbird » où les positions de guitare se déplacent comme des formes. Ce que Lynne ajoute, c’est la constance de cette géométrie, élevée au rang de signature.

Ce que nous dit le mot « mathématique » sur la pop

Le terme peut effrayer : on craint une froideur. Or, en musique, le calcul n’est pas l’ennemi de la poésie. Il en est la charpente. Les cordes mathématiques d’ELO ne tuent pas l’émotion ; elles la guident. C’est une école qui a essaimé : on en perçoit les échos dans la pop des années 1980, puis chez des artisans plus récents qui superposent arpèges cordes/synthés avec une probité de géomètre.

Que McCartney y soit sensible est la chose la moins surprenante qui soit. Le compositeur de « For No One » — où le cor tresse une ligne aussi infaillible qu’une équation — a toujours aimé les structures qui tiennent. Sa fascination pour ELO ressemble à un sourire adressé à un miroir : voilà ce que nos intuitions peuvent devenir quand quelqu’un en fait une méthode.

Épilogue : gratitude et désir

En définitive, l’aveu « j’aurais aimé que nous ayons écrit ça » n’exprime ni amertume ni regret ; c’est un mélange de gratitude et de désir. Gratitude, parce que la pop a besoin de ces héritiers qui poussent une idée plus loin. Désir, parce que l’envie de faire mieux ou autrement est le moteur intime de McCartney depuis Liverpool.

Les Beatles ont donné à la musique des outils. ELO en a façonné une esthétique. Entre les deux, une phrase« cordes mathématiques » — qui, à elle seule, raconte cinquante ans de dialogue entre studio, orchestre et mélodie. Et qui rappelle que, même au sommet, Paul McCartney préfère apprendre qu’admirer en silence.