V3 - episode xii

Publié le 04 juillet 2008 par Fric Frac Club
Résumé de l'épisode précédent: Lazare, libre mais redevable à Feininger d'un "petit service", se retrouvre contraint de retrouver Archimboldi pour prouver son innocence. L'homme de la photo gribouillée...
(où sont mes instructions?)
Eh bien voilà que je suis toujours dehors & les choses ont déjà changé. Le vent qui soufflote avec un zeste de diplomatie vient juste de me plaquer une vieille page jaunie sur la jambe, & moi qui n'ai plus l'occasion de lire quoique ce soit d' intéressant depuis pfffff! je sais pas, disons la parution des œuvres complètes de Jasper James Jasper (1) , je ressens comme une immense excitation, une excitation proche de celle du drogué qui a trop longtemps attendu le joli crépitement de sa cuillère.
Hasard ou pas, alors qu'en écrivant ces mots je suis à la recherche de Christo Garp & de son bouquin, histoire de voir si il aurait pas une piste à me donner, je guinche, doigts tremblants, regard fébrile, cette phrase de Burroughs: « Je suis un agent public & je ne sais pas pour qui je travaille, je reçois mes instructions d'affiches, de journaux, de bribes de conversations que je dérobe dans l'atmosphère comme un vautour arrache les entrailles d'autres bouches. » Jésus, Marie, Joseph! Je ne l'aurais pas mieux dit.
(mise au point)
Voilà en quoi consistait mon crédit à la liberté, car tu te doutes bien que Feininger était parvenu à ses fins. Outre « le petit service » (les guillemets + litote sont d'une importance capitale) qu'il me faudrait tôt ou tard lui rendre & même plus, je devais prouver mon innocence – rien que ça. « Faites la lumière sur toute cette affaire. ». C'est ce que l'homme/inspecteur Louxor n'a pas arrêté de me répéter comme à un imbécile jusqu'à ce que je sorte de l'Evêché. Il me fallait donc trouver ce Z, cet Archimboldi de malheur. Christo Garp m'avait donné l'adresse d'une petite librairie alsacienne tenue par un ancien anarchiste italien qui ne se nourrissait plus que spatzles aux moussouls. Je connaissait l'endroit pour y avoir été plusieurs fois acheter des brochures censurées par la mairie & quelques comités d'entreprises crypto fascistes. « Il y avait autre exemplaire de ce livre chez Zapf's lorsque j'ai acheté le mien, tu l'y trouvera peut être encore. » me dit Garp tandis que que les poils ras & drus de sa mounache frotti-frottaient contre le combiné. & moi: « Tu ne me demande pas comment je vais? - Comment vas tu? - Bien merci. C'est Feininger qui m'a sorti de là. Tu ne saurais pas par hasard qui a fait appel à lui? - Ne prononce pas son nom au téléphone! Foufou!». Après avoir raccroché je pris le bus en direction du centre pour faire un petit tour chez Zapf.
(Zapf – la librairie d'Antonio Werli)
Rien qu'à voir la façade constellée de carrelage rouge & blanc on aurait pu penser que c'était une boucherie & je n'ai pas été surpris, lorsque j'y pénétrai la première fois, d'y découvrir une toile de Francis Bacon & quelques mouches. On peut toujours y voir me semble-t-il une carcasse éventrée pendu à un fil électrique dont le bout ensanglanté goutte hors cadre. En fait de boucherie Zapf était une librairie spécialisée dans certains textes interdits, des romans introuvables, des livres écrits à deux ou trois exemplaires par des auteurs inconnus ou assassinés & je fus ému de voir cette petite pièce exigue remplie jusqu'à la gorge, & il lui en aurait fallu plus d'une, de tout un tas d'ouvrages dont je n'avait jamais entendu parler (j'y ai vu une édition originale de The Courier's Tragedy avec une tête de mort imprimée dans le cuir, un faux de The Meritorious Price of Our Redemption écrit par un puritain hérétique juste débarqué en Nouvelle-Angleterre qui serait l'aïeul de Thomas Pynchon, une pièce pornographique de Rabelais censurée par la Sorbonne & un polar de Kafka qui, d'après ce que m'en a dit Antonio Werli, fut le seul texte que Max Brod brûla à la mort de son ami), tout ceci montant par piles oscillantes jusqu'au plafond & contre les murs contraint de s'élargir d'eux même sous la pression de cette littérature de contrebande. Exactement comme à l'Evêché.
Là il faut bien ouvrir les yeux & ne rien toucher! A moins de vouloir y laisser une main – il faut observer aussi car, parmi tous ces livres se tient Werli, le maître pragmatique des lieux. Il se cache parfois longtemps dans les dernières marges de son boui boui (c'était facile, je sais) avant de se montrer – ce qu'il aime c'est inspecter à la couture les clients qui osent entrer ici & le déranger en plein milieu d'une pleine assiette de spatzles aux moussouls.
Me voilà donc chez Zapf pour savoir si Werli détenait des renseignements sur Archimboldi car, outre le fait d'avoir eu en stock son livre Bifurcaria Bifurcata, il avait la réputation de travailler pour les forces de l'ordre municipales en qualité d'agent dormant &, de ce fait, d'être au courant de tout ce qui grouille, rampe, marche & vole dans notre fantastique cité – en tout cas c'est ce qu'il se dit.
Je lui rentrai littéralement dedans à peine franchi le pas de la porte. Il était en train de ranger une pile de livres. Sans me dire bonjour, mais avec cérémonie, je le vis trottiner pour prendre place derrière son bureau. Se faisant il jeta un livre à la poubelle. Je réussis à en lire le tire: V4 – La Vengeance Est Éternelle. Il resta un moment immobile & se mit à me regarder à travers ses lunettes sans que je sache si il me voyait. Afin de dissiper la gêne qui s'était installée je sortis de mon portefeuille la photo raturée & lui tendis. Exceptionnel le genre de réactions complètement folles que l'on peut provoquer. Werli écarquilla d'abord les yeux & me regarda, incrédule & sauta par dessus son bureau & m'envoya son poing dans la bouche & puis meeerde alors! Si je m'attendais à ça! Werli ne semblait pas vouloir s'arrêter là & avant qu'il ne se décide à me réduire en viande pour mouette je pris mes jambes à mon cou & quittai ce lieu hostile.
(il se suicide à la toute dernière page – voilà pourquoi c'est un livre émouvant)
Alors que j'atteignais le coin de la rue un choc violent me fit trembler de la cuisse & je vis un petit livre de poche rebondir devant moi. La couverture m'était familière (2) . Je le ramassai en me disant que c'était peut-être une information importante car Werli ne fait jamais rien au hasard. Sur la couverture je lus: Cesare Pavese. Le Métier d'Homme. Au bas de la dernière page, un signe que je connaissais maintenant & qui me plongea dans un merdier sans nom:
F.F.C.
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(1) Jasper James Jasper, aussi connu sous le nom de Jasper « Hardboiled » James, assassina une douzaine de personnes entre 1957 & 1980 date à laquelle il se noya dans le Mississippi. La particularité psychologique de Jasper James Jasper était qu'il utilisait ses propres crimes comme intrigues de polars, livres qui lui valurent une certaine renommée au début des années 60. Il fut considéré, notamment par Ellery Queen, comme l'auteur de polar le plus réaliste de sa génération. L'oeuvre complète de Jasper James Jasper fut édité au Canada en 1998 par les Presses de l'Université de Laval, à Montréal. (2) Il s'agit de l'édition Folio/Gallimard du "Métier d'Homme" dont la couverture représente un portrait torturé de Francis Bacon.