En 2004, Paul McCartney place « The Way » de Glenn Aitken parmi ses morceaux préférés dans une compilation pour Uncut. Ce choix, moqué par certains, révèle en réalité une fidélité à une forme de chanson simple, mélodique et sincère. Derrière la polémique sur le prétendu mauvais goût de Macca, se cache une leçon d’écoute curieuse et bienveillante.
La petite musique du scandale s’invite parfois là où on ne l’attend pas. D’un côté, un article à l’emphase volontiers moqueuse qualifie de « god‑awful » un morceau que Paul McCartney rangerait parmi ses favoris. De l’autre, la réalité plus prosaïque d’un choix de playlist effectué en 2004, à la faveur d’un numéro spécial du magazine britannique Uncut, où McCartney avait été invité à compiler quelques‑unes de ses chansons préférées du moment. Au milieu de titres signés James Taylor, Brian Wilson, Nitin Sawhney, Nat King Cole, Donovan, Fred Astaire, Frank Sinatra, ou encore George Harrison avec « Marwa Blues », figure un nom inconnu du grand public : Glenn Aitken. Son morceau « The Way » y gagne une visibilité inattendue, et avec elle l’ire de certains commentateurs qui, vingt ans plus tard, y voient l’illustration d’un « mauvais goût » imputé à l’ex‑Beatle.
L’enjeu, pour nous, n’est pas de distribuer les bons et les mauvais points, mais de comprendre : d’où vient cette sélection ? qui est Glenn Aitken ? à quoi ressemble « The Way » ? et, plus largement, que nous dit cette affaire des critères de McCartney quand il s’agit d’aimer une chanson ?
Sommaire
- Ce que McCartney a vraiment choisi en 2004
- Glenn Aitken : trajectoire d’un inconnu devenu protégé de MPL
- « The Way » : anatomie d’une ballade qui divise
- Pourquoi McCartney place‑t‑il ce morceau dans ses « favoris » ?
- « God‑awful » ? Quand l’adjectif masque le contexte
- MPL Communications : le parrainage comme méthode
- La question du goût chez McCartney : le cas « Wonderful Christmastime » et « Mull of Kintyre »
- Favoris, classiques et mixtapes : comment lire les listes d’artistes
- Aitken après Aitken : ce que cette mise en lumière a changé
- Réception critique vs réception publique : un vieux malentendu
- Et si la question n’était pas « bon » ou « mauvais », mais « pourquoi » ?
- Derrière la polémique, une leçon de curiosité
Ce que McCartney a vraiment choisi en 2004
Reprenons les faits. À l’été 2004, Uncut offre à ses lecteurs un CD‑compilation intitulé « Something For The Weekend – Paul McCartney’s Glastonbury Groove ». L’objet, personnellement sélectionné par Paul McCartney à l’occasion de sa présence à Glastonbury, rassemble des pistes qu’il a plaisir à écouter à ce moment‑là. La nuance est décisive : on parle de favoris du moment, pas d’un panthéon gravé « pour l’éternité ».
Dans cette mixtape hétéroclite, McCartney mêle classiques et découvertes. On y croise l’évidence mélodique de « God Only Knows » par Brian Wilson (en version live), la délicatesse de Maria João Pires dans un Nocturne de Chopin, la grâce retro de Fred Astaire (« Cheek to Cheek »), l’élégance de Frank Sinatra (« A Lovely Way To Spend An Evening »), la slide méditative de George Harrison (« Marwa Blues »), mais aussi des contemporains comme Nitin Sawhney (« Sunset »), Colin Hay (« Going Somewhere ») ou Steadman (« Carried »).
C’est au sein de cette cartographie éclectique que s’insère « The Way » de Glenn Aitken. En 2004, Aitken n’a pas encore sorti d’album‑long ; il a surtout beaucoup joué en Asie et dans l’océan Indien, et vient tout juste de s’installer à Londres pour tenter sa chance. Le geste de McCartney n’est pas celui d’un critique levant le pouce ou le drapeau rouge : c’est celui d’un auditeur qui partage des plaisirs et met un coup de projecteur sur une voix naissante.
Glenn Aitken : trajectoire d’un inconnu devenu protégé de MPL
Né en Nouvelle-Zélande, Glenn Aitken s’est formé au piano, puis a appris la guitare et le saxophone. Avant 2004, il a bourlingué, chantant dans des bars et des hôtels en Asie et jusqu’aux Maldives. C’est là, raconte‑t‑on, que le hasard précipite sa rencontre avec Paul McCartney, en vacances sur place. Touché par le timbre et le songwriting du jeune musicien, McCartney lui propose un contrat d’édition via MPL Communications, sa structure d’édition.
L’histoire ne s’arrête pas à un paraphe. Installé à Londres en 2003, Aitken commence à enregistrer. McCartney demeurera un parrain discret mais actif : on le retrouvera en 2010 à la basse sur « Ordinary People », premier single du premier album d’Aitken, « Extraordinary Lives ». Dans une interview, Aitken attribue à McCartney ces mots d’encouragement : « Je vais braquer un projecteur sur toi, juste pour t’aider à ouvrir une porte et faire entendre ta musique à ceux qui doivent l’entendre ». On peut trouver la phrase un peu solennelle ; elle décrit surtout exactement ce qui s’est passé.
« The Way » : anatomie d’une ballade qui divise
Que vaut donc « The Way » ? Sur le plan formel, c’est une ballade acoustique qui avance en arpèges réguliers, avec une ligne mélodique simple et un chant sans affectation. Le titre privilégie l’immédiateté à la sophistication : pas de pont vertigineux, pas de modulation inattendue, pas d’orchestration spectaculaire ; l’émotion est confiée à la voix, à la progression harmonique et à un refrain qui revient comme une onde.
On comprend que cette économie de moyens puisse désarçonner. En 2025, à l’heure où une partie de la critique célèbre plutôt les hybridations sonores, « The Way » peut paraître démodé, voire mièvre. Mais l’argument inverse existe : c’est peut‑être cette nudité qui a accroché l’oreille de McCartney. Chez lui, l’intuition mélodique – un air qui tient sans le vernis d’arrangements – demeure un critère cardinal. Aitken livre précisément cela : une mélodie que l’on retient, un timbre ni spectaculaire ni tape‑à‑l’œil, un format radio‑friendly de moins de quatre minutes.
Pourquoi McCartney place‑t‑il ce morceau dans ses « favoris » ?
Le mot « favori » n’est pas un verdict absolu ; c’est la photographie d’un moment. En 2004, McCartney se prépare pour Glastonbury, nourrit un set où sa propre historicité cohabite avec ses curiosités. Dans la sélection qu’il propose à Uncut, il ne cherche pas à se justifier : il partage. On pourrait y voir une politique d’aîné : glisser, parmi des repères indiscutables, un ou deux coups de pouce à des artistes émergents. Ce n’est pas de la copinade ; c’est une éthique.
S’ajoute un trait récurrent chez McCartney : l’éclectisme assumé. Qu’un même auditeur puisse chérir Chopin, Brian Wilson, Donovan, Frank Sinatra et un inconnu néo‑zélandais n’a rien d’illogique quand on est l’auteur de « Penny Lane », de « Live and Let Die » et de « Temporary Secretary ». Le créateur de « Ram » et de « McCartney II » a toujours pratiqué la cohabitation des registres, du vintage au synthétique, du hymne au croquis. Son oreille n’est pas celle d’un gardien de canon ; c’est celle d’un compositeur qui repère un tour de main, un grain, une ligne qui fait tilt.
« God‑awful » ? Quand l’adjectif masque le contexte
L’expression « truly god‑awful » relève du clic autant que du jugement. On peut ne pas aimer « The Way » ; il n’est pas nécessaire de l’insulter pour comprendre pourquoi McCartney l’a retenu. Rappelons d’abord qu’il s’agit d’un choix de 2004, pas d’une liste gravée « de tous les temps ». Ensuite, la présence d’Aitken dans cette sélection a une logique : McCartney venait de le signer en édition, voyait en lui un auteur à l’ancienne, et disposait, via Uncut, d’un vecteur parfait pour lui offrir une écoute.
Enfin, le rôle des favoris dans une playlist d’artiste n’est pas de plaire à tout le monde ; c’est d’ouvrir une fenêtre sur son écoute personnelle. Quand McCartney a confié, au fil des décennies, son amour pour « God Only Knows » ou son attachement à certaines musiques de danse des années 1970, on n’a pas crié au mauvais goût. Pourquoi le ferait‑on ici ? Le dispositif – un CD offert en kiosque, en marge d’un festival – invitait précisément à la curiosité.
MPL Communications : le parrainage comme méthode
Le lien entre McCartney et Aitken illustre une fonction moins commentée de MPL : l’accompagnement d’auteurs‑compositeurs contemporains. À l’ombre des immenses catalogues historiques qu’administre MPL, on trouve aussi des signatures plus discrètes. Glenn Aitken fait partie de ces artisans. La suite prouvera que McCartney ne s’est pas contenté d’un coup de chapeau : en 2010, « Ordinary People » sort avec Paul à la basse, quelques émissions radio relaient les singles, un disque long voit le jour. On est loin d’un lancement planétaire ; mais la promesse initiale est tenue, au pied de la lettre : ouvrir des portes.
La question du goût chez McCartney : le cas « Wonderful Christmastime » et « Mull of Kintyre »
Pour nourrir le procès en « mauvais goût », certains brandissent « Wonderful Christmastime » ou « Mull of Kintyre ». Or l’histoire raconte autre chose. « Mull of Kintyre » fut un raz‑de‑marée : n°1 de Noël en 1977 au Royaume‑Uni, première galette à franchir la barre des deux millions de ventes dans le pays, et, fait vertigineux, un score supérieur à n’importe quel single des Beatles sur ce territoire. On peut ne pas goûter la cornemuse ; on ne peut pas nier la portée populaire de la chanson.
« Wonderful Christmastime », de son côté, revient chaque année dans les classements, alimente quantité de reprises, et a atteint des pics de visibilité jusqu’aux années 2020 sur les plateformes. On peut la trouver sucrée ; c’est la nature d’un chant de Noël. Le style synthétique de 1979, filiation directe de « McCartney II », peut agacer autant qu’il enchante. Mais le public a tranché : le titre fait partie des rituels saisonniers. Là encore, la notion de goût est moins une absolue qu’un rapport entre une intention et un usage.
Favoris, classiques et mixtapes : comment lire les listes d’artistes
Une liste d’« all‑time favorites » ne relève jamais des tables de la Loi. Les artistes eux‑mêmes oscillent entre admiration pour les classiques et plaisirs immédiats. McCartney n’échappe pas à la règle : sa curiosité l’a toujours poussé vers ce qui n’était pas évident. On l’a vu coller au présent avec The Fireman, flirter avec des producteurs électroniques, ou inviter des jeunes à l’accompagner sur scène. En 2004, inscrire « The Way » sur un CD offert au public britannique s’inscrit dans ce mouvement général : faire circuler des musiques qui, sans ce relais, seraient passées inaperçues.
Une playlist de festival n’est pas un palmarès à la manière d’un Top 100 de fin d’année ; c’est un autoportrait par les sons. Qu’y lit‑on chez McCartney ? Une fascination pour les architectures mélodiques limpides, les harmonies rondes, les voix timbrées sans excès. « The Way » coche ces cases. On comprend mieux pourquoi il y figure à côté d’un Donovan sixties ou d’un Sinatra quarantième. Les goûts se parlent à travers les décennies.
Aitken après Aitken : ce que cette mise en lumière a changé
La suite de la carrière de Glenn Aitken n’a pas fait froncer les sourcils des classements mondiaux ; elle a existé. Deux albums (2010, 2013), des singles modestement programmé sur des antennes britanniques, des concerts, et une poignée de collaborations. Le parrainage de McCartney ne s’est pas mué en bénédiction magique ; il a accompagné un parcours. Et si l’on place la barre au plus juste, c’est déjà énorme : combien de songwriters rêveraient d’avoir eu, un jour, Paul McCartney à la basse sur l’une de leurs chansons ?
Réception critique vs réception publique : un vieux malentendu
Le décalage entre ce qu’aiment certains commentateurs et ce que choisent les auditeurs n’a rien de neuf. Dans les années 1970, des pans entiers de la production Wings ont été snobés par certains critiques qui les jugent aujourd’hui trop sévères. À l’inverse, des expérimentations – « Temporary Secretary » en tête – jadis moquées ont été réhabilitées par l’oreille digitale des années 2010.
La controverse autour de « The Way » – pourtant périphérique à l’œuvre de McCartney – dit la même chose à petite échelle : les goûts se déplacent, la mémoire réécrit, la provocation verbale des unes n’est pas l’historique que retiennent les disques. Dans vingt ans, « The Way » sonnera peut‑être différemment à de nouvelles oreilles ; ou pas. Ce qui restera certain, c’est que McCartney, en 2004, a choisi de faire entendre ce titre dans une constellation qui était la sienne.
Et si la question n’était pas « bon » ou « mauvais », mais « pourquoi » ?
On peut préférer les provocations d’un Lennon ou les grooves d’un Harrison seventies ; on peut juger « The Way » trop sage. Mais la clé est peut‑être ailleurs : dans la manière dont McCartney écoute. L’auteur de « Blackbird » a toujours valorisé l’évidence d’une mélodie qui « tient » a cappella. Il s’est méfié des effets qui cachent le vide. Dans « The Way », il entend vraisemblablement une ligne qui tombe sous les doigts, un texte qui ne prétend pas, une voix qui tient sans vibrato flatteur. Ce minimalisme peut laisser froid ; il peut aussi toucher très juste.
Qu’un compositeur de son rang défende parfois des morceaux jugés corny n’a rien d’une contradiction : c’est l’indice d’une confiance dans la chanson comme forme. Une chanson n’est pas un examen ; c’est une rencontre. En 2004, McCartney a rencontré « The Way » ; il a jugé bon de nous en faire part.
Derrière la polémique, une leçon de curiosité
La formule choc – « la chanson vraiment affreuse que Paul McCartney compterait parmi ses préférées » – fonctionne, mais elle écrase le dessin. La vérité, plus simple et plus intéressante, tient en quelques lignes. En 2004, McCartney a composé pour Uncut un CD de coups de cœur mêlant incontournables et surprises. Il y a glissé « The Way » de Glenn Aitken, jeune auteur‑compositeur qu’il venait de signer en édition et qu’il encouragera ensuite jusqu’à jouer la basse sur son premier single. On peut ne pas aimer le morceau ; on peut aimer que l’un des plus grands songwriters de la pop considère qu’un air sans apparat mérite d’être entendu.
Au lieu d’une querelle de valeur, on gagnera à y voir une éthique de l’écoute : celle d’un artiste qui, au‑delà de sa propre légende, continue de tendre l’oreille à des voix discrètes et de partager des coups de cœur sans souci d’orthodoxie. C’est, au fond, tout ce qu’on demande à une playlist : qu’elle raconte une personne, à un instant donné. En 2004, Paul McCartney nous a dit : « voici des musiques que j’aime ». Y figurait « The Way ». Cela suffit à justifier qu’on la réécoute – sans anathème, avec curiosité.