Chris Cornell : « Les Beatles ont été mon école de musique »

Publié le 03 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Chris Cornell, leader de Soundgarden, a toujours affirmé que les Beatles furent sa véritable école de musique. Leur audace formelle, leurs harmonies et leur approche expérimentale ont nourri sa façon d’écrire, d’arranger et de chanter. Des mètres impairs aux guitares accordées autrement, l’empreinte Beatles traverse toute sa carrière, des débuts à ses projets solo.


Avant Led Zeppelin, avant Joni Mitchell, avant les vagues punk et new wave qui irrigueront sa jeunesse, Chris Cornell a d’abord appris la musique avec les Beatles. Le chanteur de Soundgarden l’a dit avec une simplicité désarmante : enfant, il tombe sur une pile de disques des Beatles appartenant au grand frère d’un ami, s’en empare, et passe plus d’un an à n’écouter qu’eux. « Les Beatles ont été mon école de musique », résume‑t‑il. Cette phrase, devenue célèbre, est moins un slogan qu’un mode d’emploi : avant d’être l’une des voix les plus singulières du rock des années 1990, Cornell a été un auditeur qui dissèque, imite, questionne et finit par déplacer ce qu’il entend.

La trajectoire qui l’emmènera de Seattle aux scènes du monde entier s’éclaire ainsi d’un jour particulier : loin d’être un héritage plaqué, l’influence des Beatles irrigue son écriture, ses accords insolites, sa façon de tordre la forme, de jouer avec les mètres impairs et d’oser des timbres étranges sans jamais sacrifier la mélodie.

Sommaire

  • Seattle, 1984 : comment un batteur devient chanteur
  • Les Beatles comme « école » : ce que Cornell y apprend vraiment
  • Des mètres impairs et des guitares ouvertes : la grammaire Cornell
  • L’humour, l’absurde et la noirceur : échos d’une modernité Beatles
  • « Superunknown » et l’exigence mélodique : l’ombre portée des sixties
  • L’atelier des influences : de Joni Mitchell à Robert Plant
  • Les reprises comme miroir : quand Cornell chante les Beatles
  • Temple of the Dog, Audioslave, solo : la « méthode Beatles » partout
  • De la pop au poids lourd : traduire les sixties en langage 1990s
  • Le laboratoire Soundgarden : du studio à la scène
  • Écouter Soundgarden « avec les Beatles dans l’oreille » : quelques jalons
  • L’héritage en retour : pourquoi les Beatles restent la boussole
  • 2010‑2017 : la transmission par les relectures et les concerts
  • Soundgarden après Soundgarden : constellations d’une influence
  • Pourquoi cette histoire parle encore aujourd’hui
  • Écoutes croisées : quelques pistes pour l’oreille curieuse
  • L’école qui n’en finit pas

Seattle, 1984 : comment un batteur devient chanteur

Né en 1964, Christopher John Boyle, futur Chris Cornell, grandit à Seattle dans une famille où la musique est très présente. À l’adolescence, il se passionne pour la batterie et joue dans des groupes locaux. En 1984, il cofonde Soundgarden avec le guitariste Kim Thayil et le bassiste Hiro Yamamoto. Le trio navigue d’abord dans un format hybride où Cornell chante tout en tenant la batterie. L’arrivée de Scott Sundquist puis, à partir de 1986, de Matt Cameron à la batterie permet à Cornell de se consacrer pleinement au chant et à la guitare rythmique. Le groupe publie l’EP « Screaming Life » en 1987 chez Sub Pop, suivi de « Fopp » en 1988. Le premier album, « Ultramega OK » (1988), attire l’attention ; « Louder Than Love » (1989) signe l’entrée chez A&M ; « Badmotorfinger » (1991) installe Soundgarden dans la cour des grands aux côtés d’Alice in Chains, Nirvana et Pearl Jam.

Dès ces débuts, un trait structure l’écriture du groupe : l’usage de mètres atypiques et d’accordages non standard. Ce goût de la déviation ne relève pas d’une pose : il découle du plaisir à « trouver autre chose », à décentrer l’oreille. On reconnaît là une manière d’hériter des Beatles, non pas en copiant leurs chansons, mais en prolongeant leur audace formelle.

Les Beatles comme « école » : ce que Cornell y apprend vraiment

Que peut‑on apprendre des Beatles quand on ambitionne de fonder un groupe lourd, tendu, ancré dans la contre‑culture américaine des années 1980 ? Loin de l’image figée de la pop sixties, les Beatles sont, pour Cornell, une méthode et une bibliothèque de solutions créatives. Il y a d’abord la science des mélodies et des harmonies vocales, évidemment. Mais ce qui marque le plus l’oreille du futur chanteur, ce sont les chansons où la forme semble s’ouvrir : « Strawberry Fields Forever », « I Am the Walrus », « A Day in the Life », « Tomorrow Never Knows », « Happiness Is a Warm Gun ». Des morceaux qui acceptent la rupture, qui posent une drone de tambura sous une voix planante, qui collent des prises différentes pour inventer un ailleurs.

Cornell retient aussi la liberté d’user d’accordages imprévus (les Beatles explorent très tôt les capos, les open tunings à la marge, les couleurs indiennes dès 1965‑1966), et la possibilité d’introduire, à l’intérieur même d’une chanson pop, des textures inhabituelles : bandes à l’envers, ADT, Mellotron, Moog, quatuors de cordes qui ne jouent pas « joli » mais dramatique. Tout cela ne l’invite pas à composer du pastiches sixties ; cela l’autorise, plus tard, à imaginer Soundgarden comme un laboratoire sonore où le riff cohabite avec l’étrangeté.

Des mètres impairs et des guitares ouvertes : la grammaire Cornell

On associe souvent Soundgarden à un son : guitares saturées, voix qui peut filer du grave menaçant à l’éclat d’airain, section rythmique massive. Mais l’ADN Cornell se niche dans des choix plus techniques. Un titre comme « My Wave » (sur « Superunknown », 1994) avance sur un pulsé en cinq temps, là où la majorité du rock reste en quatre ; « The Day I Tried to Live » alterne cycles de 7/4 et 4/4 ; « Spoonman » incline régulièrement vers le 7/4 ; « Limo Wreck » grimpe jusqu’au 15/8 ; ailleurs, le groupe joue avec des mesures composites qui déstabilisent sans rompre la danse. Dans le même temps, Cornell multiplie les accordages ouverts ou symétriques — on rencontre chez Soundgarden des guitares réglées en E‑E‑B‑B‑B‑B, en C‑G‑C‑G‑G‑E, en D abaissé —, autant de façons d’attraper des renversements d’accords et des tensions imprévues.

Ce n’est pas le virtuose pour le virtuose : l’idée est de débusquer une émotion là où l’oreille ne l’attend pas. En cela, le procédé rejoint la logique Beatles de la période 1966‑1968 : déplacer un accent, tordre un pont, faire surgir un son dans l’ombre d’un autre. On peut parler de parenté d’esprit plus que d’influence directe.

L’humour, l’absurde et la noirceur : échos d’une modernité Beatles

On réduit souvent les Beatles à la lumière ; on oublie leur goût de l’absurde, du décalage, de l’ombre surréaliste. La veine humoristique de Soundgarden, parfois noire (voir « Big Dumb Sex »), s’inscrit, à sa manière, dans cette tradition d’anti‑pose où l’on peut moquer les codes du hard rock en les surjouant. Là encore, rien de mimétique : c’est une attitude. Cornell, qui cite tout autant Frank Zappa ou Lou Reed, a grandi en comprenant que la pop pouvait tout contenir — y compris la dissonance ou la farce — si l’écriture tient.

« Superunknown » et l’exigence mélodique : l’ombre portée des sixties

En 1994, « Superunknown » propulse Soundgarden au sommet. « Black Hole Sun » devient un standard mondial, accompagné d’un clip dont l’esthétique déformée dit bien l’intention : mêler le beau et l’inquiétant. À l’intérieur du morceau, la progression harmonique se permet des cheminements qui la rapprochent davantage de la psychedelia que du métal pur. Sans jamais singer qui que ce soit, Cornell fait affleurer une sensibilité que les années 1967‑1968 avaient rendue légitime : on peut écrire une chanson populaire, chantable, et la charger de chromatismes, de renversements ou d’accords qui troublent l’eau claire.

Ce refus de simplifier pour plaire — et, simultanément, cette obsession de la mélodie — renvoient, là encore, à la leçon des Beatles : l’audace n’est pas l’ennemie de la mémoire. Une chanson se retient mieux quand elle surprend.

L’atelier des influences : de Joni Mitchell à Robert Plant

Dans ses entretiens, Cornell prend soin de situer ses références. Il revendique l’admiration pour Joni Mitchell, dont les accordages multiples ont ouvert des voies à des générations de guitaristes. Il cite Robert Plant pour l’ampleur vocale et le goût du lyrisme. Mais, avant tout, il place les Beatles comme grille de lecture initiale. C’est une manière de dire que, pour lui, la chanson est d’abord un chantier où l’on peut expérimenter — timbres, métriques, montages — sans perdre le chant. Là encore, la filiation est méthodologique : on pense musique comme un ensemble de choix, pas comme un genre.

Les reprises comme miroir : quand Cornell chante les Beatles

Cette dette est parfois devenue hommage direct. Sur scène, Cornell a plusieurs fois repris « A Day in the Life », offrant une lecture acoustique qui tient l’équilibre entre narration et vertige. Il a également chanté « Ticket to Ride » en solo dans les années 2010, jouant de la tension entre la pulsation binaire et ses propres inflections rythmiques. En 2016, il prête sa voix à « Drive My Car » pour la série animée Beat Bugs, qui fait découvrir le répertoire des Beatles à une jeune génération à travers des relectures contemporaines. Ces reprises ne sont pas des curiosités dans un coin de setlist ; elles disent quelque chose de la manière dont Cornell habite l’héritage : respect des lignes essentielles, liberté sur les détails.

Temple of the Dog, Audioslave, solo : la « méthode Beatles » partout

L’éclectisme de Cornell ne se limite pas à Soundgarden. En 1991, le projet Temple of the Dog — hommage à son ami Andrew Wood (Mother Love Bone) — révèle une veine plus lyrique, où le souffle l’emporte. Dans Audioslave (2002‑2007), il fusionne sa voix avec la rythmique et les textures du trio Rage Against the Machine (Tom Morello, Tim Commerford, Brad Wilk) : l’alliage crée une tension neuve, l’occasion d’explorer d’autres couleurs. En solo, de « Euphoria Morning » (1999) à « Higher Truth » (2015), en passant par « Carry On » (2007) et « Scream » (2009), il expérimente formats, écritures, prod. À chaque fois, on retrouve cette éthique : ouvrir la forme sans éteindre la chanson. C’est, à sa façon, une éthique Beatles.

De la pop au poids lourd : traduire les sixties en langage 1990s

Dire que les Beatles ont été l’« école » de Cornell ne signifie pas qu’il ait voulu écrire un « She Loves You » version grunge. L’enjeu n’est pas de rejouer les sixties, mais d’en traduire l’audace dans un contexte sonore différent. Aux guitares compressées et basses lourdes, Cornell ajoute une grammaire prise chez les sixties : ponts modulants, mélodies qui osent des écarts, idées d’arrangements qui ne se soumettent pas au seul riff. De là naît une singularité : Soundgarden n’est ni un groupe de metal « pur », ni un simple avatar du grunge ; il est un atelier d’écriture où les outils des Beatles servent à densifier la matière.

Le laboratoire Soundgarden : du studio à la scène

Comme les Beatles à Abbey Road, Soundgarden a fait du studio un instrument. Les producteurs (Terry Date, Michael Beinhorn, puis le groupe lui‑même) ne sont pas de simples techniciens : ils accompagnent des idées d’enregistrement comme on accompagne des idées musicales. La voix de Cornell, par exemple, est souvent empilée en harmonies serrées, puis dégagée dans le mix pour garder l’impact. Les guitares, nombreuses, sont échelonnées en couches pour créer des perspectives. Les mètres impairs sont enregistrés droit — sans chercher à les rendre « faciles » — afin que la pulsion reste physique. On retrouve là une philosophie que les Beatles ont contribué à établir : la prise n’est pas la capture d’un concert ; c’est un objet pensé pour le disque.

Sur scène, Cornell transpose ces architectures avec une économie assumée. En acoustique, il réduit certains morceaux à une ligne de guitare et une voix, fait respirer la mélodie, change l’accent d’un vers, déplace un contre‑temps. Ce jeu sur la forme — hérité des sixties, nourri par des années d’écriture — fait chavirer des salles entières.

Écouter Soundgarden « avec les Beatles dans l’oreille » : quelques jalons

On peut tracer des ponts sans forcer le trait. « Black Hole Sun » ne « dérive » pas de « Helter Skelter », mais on peut y entendre une intensité qui va et vient, un métier des dissonances tenues, une voix qui frôle l’incantation : autant d’éléments que les Beatles ont rendus fréquentables au cœur de la pop. « Burden in My Hand », sur « Down on the Upside » (1996), transforme un accordage atypique en ballade lumineuse et trouble, là où beaucoup auraient joué la carte du mur de guitares ; on pense aux Beatles quand ils éclaircissent une chanson au moment où l’on s’attend à ce qu’ils la surdensifient. « My Wave », avec sa pulsation en cinq, rappelle qu’on peut faire chanter une mesure impair quand la mélodie est portante — pari déjà tenu par les Beatles lorsqu’ils bousculaient les cadres tout en restant lisibles.

L’héritage en retour : pourquoi les Beatles restent la boussole

Il y a, dans la manière dont Cornell parle des Beatles, une gratitude qui dépasse l’admiration. À l’entendre, ils ont été moins un panthéon qu’un atelier : une banque d’idées où puiser des solutions chaque fois que l’écriture se coince. Cette banque, il l’utilise pour penser ses propres refrains, ses ponts qui basculent, ses outros qui refusent de se répéter. Cela n’empêche ni la violence de « Jesus Christ Pose », ni la clarté d’un « Like a Stone » (Audioslave), ni l’épure d’un « Nearly Forgot My Broken Heart » en solo. Mais, partout, on devine le souci de faire tenir la chanson — le souci d’un Beatle.

2010‑2017 : la transmission par les relectures et les concerts

À partir des années 2010, Cornell multiplie les tournées en solo, parfois baptisées « Songbook », où il revisite son répertoire et des classiques d’autrui. Les Beatles y occupent une place discrète mais rémanente : « A Day in the Life » surgit comme un moment de suspension ; « Ticket to Ride » conclut parfois un set avec une élégance nonchalante ; sur Beat Bugs, sa version de « Drive My Car » offre une porte d’entrée vers l’œuvre pour un jeune public. Là encore, l’important n’est pas la liste mais l’attitude : pour Cornell, reprendre les Beatles, c’est remercier une source sans laquelle son propre langage n’aurait pas pris cette forme.

Soundgarden après Soundgarden : constellations d’une influence

L’arrêt de Soundgarden en 1997, la réunion 2010‑2012 qui culmine avec « King Animal », la disparition de Chris Cornell en mai 2017 : autant d’étapes qui réorganisent la réception de son travail. Les compilations posthumes, les captations rééditées, les concerts‑hommages soulignent la plasticité de ses chansons. On entend leur cohérence sous des formes très différentes — lourdes ou acoustiques, pleines ou dépouillées —, signe qu’elles reposent sur des structures solides. C’est, là encore, un marqueur Beatles : la force du squelette.

Pourquoi cette histoire parle encore aujourd’hui

Dire que les Beatles furent la « première histoire d’amour » de Chris Cornell, c’est constater combien une éducation d’auditeur peut façonner un créateur. Loin de l’idolâtrie, Cornell a retenu une façon de faire : essayer, échouer, réessayer, assembler — jusqu’à ce que ça tienne. Pour les fans des Beatles, cela éclaire Soundgarden d’une lumière particulière : derrière les guitares basses, on entend un artisan de la mélodie qui refuse le confort du carré. Pour les fans de Cornell, cela réinscrit son œuvre dans une histoire longue de la chanson pop et rock — une histoire où l’audace et la mémoire ne se contredisent pas.

Écoutes croisées : quelques pistes pour l’oreille curieuse

Comparer « Tomorrow Never Knows » et « Black Hole Sun » permet d’entendre deux façons de planer : l’une par la répétition hypnotique, l’autre par des accords qui se dérobent sous le pas. Faire dialoguer « Happiness Is a Warm Gun » et « The Day I Tried to Live », c’est observer comment deux chansons cambriolent leur propre forme en changeant de métrique sans casser le flux. Mettre « I Am the Walrus » en regard de « Big Dumb Sex », c’est mesurer comment l’absurde peut fonctionner comme un outil de critique des codes — ceux de la pop psychédélique hier, ceux du hard outré aujourd’hui. Personne n’imite personne ; mais les méthodes se répondent.

L’école qui n’en finit pas

« Les Beatles ont été mon école de musique » : chez Chris Cornell, la formule ne clos pas une démonstration ; elle ouvre une écoute. Elle rappelle que la curiosité est, en musique, la seule vraie discipline. On peut sortir du carré, écrire en cinq, sept ou quinze, accorder sa guitare en symétrie, tout oser — pourvu que la chanson demeure le centre. C’est cette école que Cornell a fréquentée, et c’est pourquoi, longtemps après son départ, ses chansons continuent de tenir debout : elles font ce que les Beatles ont appris au monde à faire — inventer sans rompre le lien.