Apple vs Beatles : la guerre des pommes enfin décryptée

Publié le 03 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

Entre 1981 et 2007, Apple Computer a versé plus de 26,5 millions de dollars aux Beatles à travers leur société Apple Corps, à cause de conflits de marque. Le différend portait sur l’utilisation du mot « Apple » dans les domaines de la musique et de la technologie. Un accord final en 2007, dont le montant reste confidentiel, a transféré la propriété des marques à Apple Inc., mettant fin à une saga juridique unique mêlant innovation, musique et stratégie de marque.


À la fin des années 1960, les Beatles inventent une structure censée canaliser leur créativité débordante : Apple Corps. Le nom, prononcé comme apple core (« trognon de pomme »), relève du trait d’esprit typiquement britannique. Il deviendra pourtant l’un des dossiers juridiques les plus tenaces de l’ère moderne. Derrière la facétie, une réalité : une marque — la pomme verte —, un catalogue mondialement célèbre et, quelques années plus tard, la collision frontale avec un autre géant en devenir, Apple Computer, fondé en 1976 dans un garage californien.

La question paraît simple : combien Apple Computer a-t-il dû payer aux Beatles ? La réponse, elle, est tramée de procès, d’accords de règlement successifs, de jalons techniques (le MIDI, le System 7, l’iTunes Music Store) et d’une bonne dose d’ironie — jusqu’à un son système baptisé « Sosumi » (« so sue me », “alors, poursuivez-moi”), clin d’œil à une saga où l’humour rivalise avec l’âpreté des avocats.

Sommaire

D’Apple Corps à la pomme verte : un symbole fort, un périmètre clair

Née officiellement en 1968, Apple Corps est la société faîtière des Beatles, qui y rassemblent des activités multiples (édition, cinéma, commerces) et surtout leur label Apple Records. Le logo — la pomme Granny Smith — devient immédiatement reconnaissable : côté « A », une pomme entière ; côté « B », une pomme coupée en deux, telle qu’on la voit sur les disques vinyles du label. L’idée d’Apple doit beaucoup au goût de Paul McCartney pour l’art surréaliste, et l’on raconte qu’une toile représentant une pomme verte posée sur une table a agi comme déclic. Quoi qu’il en soit, la marque « Apple » s’ancre très tôt dans l’univers musical et audiovisuel des Beatles et de leurs protégés — Mary Hopkin, Badfinger, James Taylor, Billy Preston, ou encore des aventures plus expérimentales, comme l’empreinte Zapple dédiée aux projets avant-gardistes de John Lennon et Yoko Ono.

En face, Apple Computer (qui deviendra Apple Inc. en 2007) naît dans un tout autre contexte : l’informatique personnelle. La société de Steve Jobs et Steve Wozniak dépose sa marque à la fin des années 1970, avec une pomme mordue multicolore comme emblème. Très vite, l’ombre d’un conflit de marques plane : deux « Apple », deux logos de pomme, deux marchés a priori distincts mais susceptibles d’empiéter l’un sur l’autre au fur et à mesure que la technologie se faufile dans la musique, et que la musique devient numérique.

1978–1981 : première salve et premier chèque (environ 80 000 $)

Le premier litige éclate en 1978, lorsque Apple Corps assigne Apple Computer pour atteinte à la marque. Les Beatles exigent que la firme californienne reste strictement dans le domaine de l’informatique, tandis qu’eux conserveraient le champ de la musique et du contenu. Après trois années d’échanges et de négociations, un accord est conclu en 1981 : Apple Computer verse à Apple Corps environ 80 000 dollars, et les deux Apple se répartissent des territoires d’usage. En résumé : la maison des Beatles ne fera pas d’ordinateurs ; la société de Cupertino ne fera pas de disques ni d’« activité musicale ».

Dit ainsi, l’armistice semble limpide. En réalité, c’est un armistice conditionnel qui repose sur une distinction fragile entre outil et contenu. Tant que l’ordinateur n’est qu’un outil de calcul et de traitement de texte, tout va bien. Mais que se passe-t-il lorsque l’ordinateur sait jouer ou produire des sons ?

1986–1991 : le temps du MIDI et le gros chèque (environ 26,5 millions $)

Au milieu des années 1980, Apple Computer dote ses machines de fonctions audio de plus en plus avancées. Les Mac savent lire et manipuler des fichiers MIDI, dialoguent avec des claviers et séquenceurs, et les puces sonores gagnent en qualité. Pour Apple Corps, c’est un franchissement de ligne : l’ordinateur n’est plus un simple support neutre, il devient un instrument et un studio. En 1989, la compagnie des Beatles attaque de nouveau, estimant que ces avancées violent l’accord de 1981.

La procédure s’achève en 1991 par un règlement majeur : Apple Computer paie à Apple Corps environ 26,5 millions de dollars (soit, à pouvoir d’achat comparable, près de 60 millions de dollars actuels). Surtout, les parties redessinent soigneusement leur traité de coexistence. Apple Corps conserve le droit d’utiliser « Apple » pour les œuvres créatives dont le contenu principal est musical ; Apple Computer peut utiliser « Apple » pour les produits et services qui permettent de reproduire, lire, exécuter ou transmettre ces contenus — mais pas pour les supports physiques (CD, cassettes) ni, surtout, pour se présenter comme un acteur de l’industrie musicale. C’est un compromis technico-juridique sophistiqué, censé colmater les zones grises ouvertes par l’informatisation de la création sonore.

Au passage, la culture interne d’Apple Computer s’amuse de l’absurde de la situation. Un ingénieur du son baptise un son système du Mac « Sosumi » — façon de dire, à demi-mot : « So sue me » (“Alors, poursuivez-moi”). La plaisanterie deviendra mythe de la pop tech.

2003–2006 : l’iTunes Music Store au banc des accusés

L’irruption du téléchargement légal change la donne. En 2003, Apple Computer lance l’iTunes Music Store et appose sa pomme mordue dans l’interface de la boutique. Pour Apple Corps, c’est un nouveau dépassement de la ligne rouge tracée en 1991 : le géant de Cupertino n’est plus seulement un fournisseur d’outils, il opère une plateforme de distribution de musique.

Le dossier est plaidé à Londres ; en mai 2006, la High Court britannique tranche : l’usage de la marque par Apple Computer dans le cadre de l’iTunes Music Store n’enfreint pas l’accord de 1991, dans la mesure où il s’agit de services de transmission de données, et non de contenu musical labellisé « Apple ». C’est une victoire judiciaire décisive pour la firme californienne, qui ouvre la voie à un règlement global.

2007 : paix des braves et transfert des marques (montant confidentiel)

Le 5 février 2007, un nouvel accord est annoncé : Apple Inc. (nouvelle dénomination d’Apple Computer) acquiert la propriété de toutes les marques liées à « Apple » et en concède certaines en licence à Apple Corps pour ses usages historiques. Concrètement, la pomme verte d’Apple Records et la pomme mordue de Cupertino cohabitent désormais sous la même titularité, ce qui désamorce à la source les conflits d’antériorité et d’usage. Le montant de ce règlement reste confidentiel ; rien d’officiel n’a jamais validé de chiffre, malgré des spéculations en tous sens.

Cette normalisation juridique prépare une autre annonce, hautement symbolique : le 16 novembre 2010, le catalogue des Beatles arrive enfin sur iTunes. À l’ère du streaming, cette étape peut sembler lointaine, mais elle marquait alors la fin d’une anomalie et, plus largement, la paix retrouvée entre deux Apple que tout opposait… sauf le goût du design, de la simplicité et des clichés de pommes.

Alors, au total, combien Apple a-t-il payé ?

Si l’on s’en tient aux montants rendus publics, la réponse est claire :

  1. En 1981, premier accord : environ 80 000 $ à Apple Corps.
  2. En 1991, second règlement : environ 26,5 millions $ à Apple Corps (soit près de 60 millions $ en valeur actuelle).
  3. En 2007, montant non divulgué : on sait seulement qu’Apple Inc. a racheté l’ensemble des marques « Apple » et qu’Apple Corps bénéficie d’une licence pour leur usage dans le périmètre musical et patrimonial qui est le sien.

Additionner ce qui est connu donne donc environ 26,58 millions de dollars, auxquels s’ajoute un règlement 2007 dont le chiffre n’a jamais été officialisé. En d’autres termes, la facture totale d’Apple au profit des Beatles demeure partiellement opaque — et le restera sans doute.

Pourquoi ces chiffres ont-ils compté ?

Derrière les montants, c’est une architecture juridique qui s’est dessinée au rythme de l’innovation. Le contrat de 1981 cherchait à séparer des mondes : les ordinateurs d’un côté, la musique de l’autre. Le règlement de 1991 affûte les définitions pour intégrer la transformation numérique : Apple Corps garde le contenu musical, Apple Computer l’outillage et les services permettant de faire circuler ce contenu. L’arrêt de 2006 reconnaît formellement la transmission de données comme une catégorie distincte du contenu proprement dit — un raisonnement qui peut surprendre a posteriori, à l’heure où la distribution est au cœur de la chaîne de valeur, mais qui, à l’époque, offrait une issue cohérente au litige. Enfin, l’accord de 2007 met fin à l’ambiguïté la plus profonde : qui possède la pomme ? Réponse : Apple Inc., qui licencie ensuite l’usage au label des Beatles.

Au plan économique, ces étapes ont sécurisé des avenants cruciaux : l’essor des iPod, l’ouverture de l’iTunes Store, puis la disponibilité des Beatles sur les plateformes numériques. Pour les fans, elles ont aussi assuré un cadre à la politique d’archives d’Apple Corps : rééditions deluxe, sorties de concerts, restaurations vidéo, jusqu’aux projets plus récents qui ont remis la pomme verte sur le devant de la scène.

Ce que l’anecdote « Sosumi » dit de la guerre des pommes

Dans l’histoire culturelle de la tech, peu d’anecdotes ont autant circulé que celle de « Sosumi ». Au début des années 1990, au moment même où l’on négocie à coups de clauses la frontière entre logiciel et musique, un designer sonore de Cupertino baptise l’un des sons du Mac d’un clin d’œil bravache : « Sosumi ». Le trait est à l’avenant de l’époque : une industrie jeune, attachée aux détails et friande de private jokes, qui se permet une insolence taquine envers un adversaire qu’elle respecte. Ironie : ce petit son deviendra l’une des signatures les plus persistantes des ordinateurs Apple.

L’héritage : deux Apple, deux mythologies, un même horizon

Avec le recul, la saga Apple Corps/Apple Inc. raconte une trajectoire commune : celle d’entreprises obsédées par l’expérience utilisateur, le graphisme et le contrôle de leur marque. Si tout séparait, au départ, le label londoniens des Beatles et la start-up californienne, elles ont fini par partager un même écosystème : celui où la musique et la technologie s’entremêlent au point de devenir indissociables. Lorsque les Beatles ont fait leur entrée sur iTunes en 2010, l’événement n’a pas seulement clos un chapitre juridique ; il a bouclé une boucle culturelle.

Aujourd’hui, Apple Corps poursuit un travail d’archives et de valorisation exemplaire, multipliant rééditions et projets documentaires autour des bandes maîtresses ; Apple Inc., de son côté, a fait de l’écoute et de la création musicales un pilier de ses produits, du Mac à l’iPhone, de GarageBand à Apple Music. La cohabitation des deux pommes est entrée dans les mœurs, et les frontières fixées par la licence de 2007 assurent un modus vivendi durable.

Verdict : la réponse courte à une longue histoire

À la question « Combien Apple Computer a-t-il payé aux Beatles ? », la réponse courte tient en deux montants publics : 80 000 $ (1981) et 26,5 millions $ (1991). À ces sommes s’ajoute un règlement global en 2007, dont le montant reste inconnu, mais qui a transféré la propriété des marques « Apple » à Apple Inc., avec licence d’usage à Apple Corps. C’est peu dire que ce dernier accord vaut plus que n’importe quel chèque : il a verrouillé la paix des pommes et pérennisé la coexistence de deux mondes longtemps opposés.

En somme : deux Apple, deux histoires, une saga juridique. Et, pour solde de tout compte public, environ 26,58 millions de dollars versés aux Beatles avant un ultime accord resté secret. Derrière la querelle, un constat : la musique et la technologie n’ont pas cessé de se rejoindre, jusqu’à modeler l’industrie telle que nous la connaissons. La pomme y a laissé sa marque — au sens propre comme au figuré.