Le plus beau solo de Lennon ? Il est caché dans « I Want You »

Publié le 08 septembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

John Lennon n’était pas un soliste virtuose, mais un guitariste au jeu chargé de sens, de grain et de rythme. Son plus beau solo, loin de la démonstration, se trouve dans « I Want You (She’s So Heavy) » : un moment tendu, dramatique, organique, où la guitare prolonge la voix et annonce le chaos.


Poser la question du « plus parfait » solo de guitare joué par John Lennon chez les Beatles, c’est accepter un paradoxe. Lennon n’était ni le « lead » officiel du groupe – rôle tenu par George Harrison –, ni un adepte de la démonstration technique. Son art, direct et sans apprêt, privilégiait le timbre, le rythme et l’intention. Pourtant, à intervalles réguliers, il a signé des interventions de guitare qui condensent une esthétique entière : son attaque franche, son goût de la distorsion organique, et cette façon d’épouser la ligne vocale plutôt que de l’éclipser. C’est ce fil que nous tirons ici, de « You Can’t Do That » à « Get Back », en passant par « The End » et « For You Blue », pour aboutir, sans suspense superflu, à l’évidence : le solo le plus abouti de Lennon se niche au cœur de « I Want You (She’s So Heavy) », sommet de Abbey Road.

Sommaire

  • Lennon guitariste : un portrait à contre‑emploi
  • 1969 : Get Back, quand Lennon passe en tête
  • The End : l’art du contraste en douze mesures
  • 1968–1969 : Lennon apprend à se taire pour mieux frapper
  • « I Want You (She’s So Heavy) » : la lenteur, la brûlure, l’évidence
  • Avant/après : quelques jalons qui éclairent le choix
  • Le contexte sonore : guitares, amplis, mains
  • Rôle de la voix : le solo qui prolonge le chant
  • Ringo et Billy : pourquoi l’entourage compte
  • Le cut final : quand le solo prépare l’abîme
  • Objections, contre‑exemples, et pourquoi ils confirment la règle
  • Ce que ce solo nous apprend de Lennon musicien
  • Épilogue : réécouter autrement
  • Repères pour l’écoute

Lennon guitariste : un portrait à contre‑emploi

On réduit trop souvent John Lennon à la rythmique implacable de sa Rickenbacker 325 puis de son Epiphone Casino décapé, ou à son feu sacré de compositeur‑chanteur. C’est oublier qu’il a, très tôt, revendiqué la guitare comme terrain d’expression personnel. Sur « You Can’t Do That » (1964), il plante un riff anguleux et un solo aux accents R&B qui tranchent avec l’humeur générale de l’album ; le choix d’une neuvième augmentée dans l’harmonie signale un tempérament prompt à faire grincer le cadre pop. Quelques années plus tard, sa main droite au picking sec donnera aux textures de « Happiness Is a Warm Gun » et « Dear Prudence » une nervosité très personnelle.

Le matériel compte autant que la main. À partir de 1966, l’Epiphone Casino devient l’instrument de Lennon : corps creux, deux P‑90, dynamique mordante, et un son qui, poussé dans un Fender à lampes, prend une granulation immédiatement reconnaissable. Ce timbre – parfois au bord du larsen, toujours granuleux – est le vrai « effet » de Lennon : pas de pédalier clinquant, mais une physicalité qui va de l’ongle au haut‑parleur.

1969 : Get Back, quand Lennon passe en tête

L’hiver 1969 voit le groupe se remettre en condition live. Le projet Get Back / Let It Be bouleverse les habitudes ; les tensions sont réelles, les rôles bougent, George Harrison s’absente quelques jours. Dans ce contexte mouvant, John Lennon prend à plusieurs reprises la guitare solo. Sur « Get Back », c’est bien lui qui signe le chorus de la version single : un trait tranchant, presque parlando, où l’on entend plus la concision qu’une recherche de virtuosité. Cette idée d’un solo‑signalétique – court, dessiné comme un slogan sonore – correspond à sa manière : dire beaucoup avec peu, et laisser la chanson respirer.

Ce rôle de soliste n’est pas une anomalie isolée. Lennon aime, par éclairs, prendre le leading : il le fera sur « The Ballad of John and Yoko » – en binôme serré avec Paul McCartney à la batterie et à la basse –, et sous une autre forme, slide posée à plat, sur « For You Blue », où George l’encourage d’un « Elmore James got nothin’ on you ! ». Dans tous les cas, le critère n’est pas la difficulté digitale, mais l’esprit : une manière d’attaquer la corde, de découper la mesure, de griffer la surface du mix.

The End : l’art du contraste en douze mesures

Si l’on cherche un laboratoire public de ces esthétiques, il est tout trouvé : « The End », sur Abbey Road. La formule est célèbre : Ringo Starr y livre le seul solo de batterie officiellement gravé par les Beatles, puis les trois guitaristes se passent le relais, deux mesures chacun, dans l’ordre Paul – George – John, trois tours de suite. On y entend trois identités nettes : McCartney, net, chantant, avec un vibrato appuyé ; Harrison, lyrique et glissant, souvent sur sa Les Paul « Lucy » ; Lennon, rugueux, distordu, presque abrasif. En trente‑six secondes, la scène résume un pan entier du langage Beatles.

Ce que joue Lennon dans « The End » n’a rien d’un exercice de style. C’est une signature. Son sonEpiphone Casino en sur‑régime, attaque à pleines pulpes, p‑90 chauffés à blanc – tranche littéralement le mix. Les phrases sont courtes, martelées, portées par un sens du placement qui répond aux deux autres guitares sans les mimer. La perfection n’est pas ici : trop « exposé », le dispositif relève presque de la joute amicale. On mesure la personnalité, mais il manque l’élan dramaturgique qui transforme un solo en nœud de chanson.

1968–1969 : Lennon apprend à se taire pour mieux frapper

Ce qui change en 1968–1969, c’est la relation de Lennon à l’espace. Le White Album lui a donné l’habitude d’autoproduire ses idées, parfois en vase clos ; le retour au live lui apprend, à l’inverse, à attendre la faille, à laisser tourner un riff, à ne sortir la lame que lorsque la chanson a fini d’installer sa gravité. C’est exactement la leçon qu’il applique à « I Want You (She’s So Heavy) ».

« I Want You (She’s So Heavy) » : la lenteur, la brûlure, l’évidence

Le morceau est à la croisée de deux gestes. D’un côté, un blues‑rock martelé, riff quadrangulaire et basse massive, orgue en nappe, batterie qui pèse chaque temps. De l’autre, une mélodie nue, presque obsessionnelle, où Lennon répète « I want you » avec des inflexions qui vont du chuchotement à la supplication. Entre ces deux pôles s’inscrivent de courts traits de guitare qui, peu à peu, se détachent pour former un solo proprement dit.

Ce solo n’épate pas par sa vélocité. Il impressionne par sa justesse dramaturgique. Lennon y reprend des motifs nés de la voix ; il les étire, les salit d’une distorsion presque grain de bande, puis les relance par paliers. Les notes tenues oscillent au bord du feedback, les glissandos accrochent l’air comme des halètements. La période n’est ni longue ni courte : juste ce qu’il faut pour que la chanson change d’état et bascule vers sa coda cauchemardée, ce bloc final où le bruit blanc et l’arpège obstiné montent jusqu’au cut brutal.

Musicalement, tout tient à trois choses. D’abord le son, cette granulation P‑90 qui flirte avec la saturation sans jamais la laisser s’effondrer en bouillie. Ensuite le phrasé, qui mime la respiration du chant : au lieu de « parler » à la place de la voix, la guitare répond, insiste, suggère. Enfin, le placement : Lennon attend, « répond » à l’orgue de Billy Preston, se cale dans les interstices de la rythmique, puis prend l’espace à son compte avant de le rendre au riff. On est loin de la joute de « The End » ; ici, le solo est un pont thermique entre le désir chanté et la tempête instrumentale.

D’où notre verdict : pour l’équilibre qu’il atteint entre timbre, économie, charge émotionnelle et fonction dans la chanson, le solo de « I Want You (She’s So Heavy) » est le plus « parfait » que John Lennon ait posé sur un disque des Beatles. Non parce qu’il est le plus brillant au sens scolaire du terme, mais parce qu’il fait exactement ce qu’il doit faire au moment précis où la musique l’exige.

Avant/après : quelques jalons qui éclairent le choix

Pour mesurer la portée de ce solo, il suffit de le rapprocher d’autres moments « Lennon lead ».

Sur « You Can’t Do That », les années Mersey se métissent d’un R&B rêche : la cowbell martèle, la progression en douze mesures est tordue par des tensions harmoniques, et le solo opte pour l’économie et une attaque sèche. Tout Lennon est déjà là, mais en ébauche.

Sur « Get Back », c’est la nécessité qui propulse John au devant : il colmate l’absence de George, trouve un motif simple, mémorable, et le découpe en réponses à la voix de Paul. L’efficacité est souveraine, mais l’écriture reste affichée ; on entend le procédé.

Sur « For You Blue », John délaisse sa six cordes pour une lap steel minimale : glissés droit dans le mix, attaque douce‑amère, blues en sourdine. Là encore, la justesse prime, mais le cadre – une vignette souriante de George – est trop léger pour que le trait prenne une dimension dramatique.

Sur « The Ballad of John and Yoko », le lead de Lennon joue la chronique : fill‑ins nerveux, rythmique tendue, sens de la pulsion. L’intervention est pianotée plus que chantée, ce qui sert la narration mais la situe ailleurs que dans le lyrisme de « I Want You ».

Enfin, sur « The End », on l’a dit, la démonstration « trois guitares » a valeur de manifeste. Elle montre Lennon à nu, dans tout ce que son jeu peut avoir de coupant et de sans‑phrase. Mais la forme – le tourniquet des deux mesures – limite le déploiement d’une idée mélodique. À l’échelle d’un disque des Beatles, le modèle dramaturgique le plus abouti reste « I Want You ».

Le contexte sonore : guitares, amplis, mains

Parler du son de Lennon, c’est revenir à l’Epiphone Casino. Corps creux vibrant, P‑90 hargneux, attaque d’onglet ou d’ongle, et un ampli Fender à volume franc : la chaîne est simple, le résultat est physique. À l’époque Abbey Road, Lennon a poncé la laque de son instrument ; le bois respire, la résonance interagit plus vivement avec les larsens. En studio, cette limite devient un langage : on s’approche, on s’éloigne, on apprivoise la bête.

Cette approche tactile explique la densité du solo de « I Want You ». Chaque note tenue n’est pas seulement un pitch : c’est un événement acoustique, avec ses ondulations, ses frottements, ses harmoniques. En d’autres termes : Lennon ne « récite » pas un plan ; il déclenche un phénomène.

Rôle de la voix : le solo qui prolonge le chant

Le geste le plus singulier de Lennon, c’est d’avoir pensé sa guitare comme une voix bis. On l’entend dès les premiers couplets de « I Want You », où des réponses de guitare miment les inflections vocales. Lorsque vient le solo, il ne remplace pas la voix : il en est la rémanence. D’où cette impression de continuité qui fait la force du passage : le timing des entrées, la hauteur des notes, les micro‑variations de timbre semblent calqués sur le souffle du chanteur. Très peu de solos chez les Beatles ont cette intimité avec la voix qui les précède.

Ringo et Billy : pourquoi l’entourage compte

Un solo n’existe pas dans le vide. Celui de « I Want You » s’appuie sur deux piliers. Ringo Starr, d’abord, dont la batterie « pèse » les temps au lieu de les diviser : caisse claire sur l’un, charleston lourd, tom qui ponctue sans bavardage. Cette assise colossale donne à la guitare la liberté d’étirer ses attaques. Billy Preston, ensuite : son orgue remplit l’espace médian, crée des paliers harmoniques sur lesquels la guitare peut frotter ses dissonances. Le dialogue entre les deux – nappes de Hammond et traits de Casino – est l’un des secrets de la tension du morceau.

Le cut final : quand le solo prépare l’abîme

On a tout écrit sur le cut qui clôt « I Want You » : brutal, sidérant, il tranche un crescendo qu’on croyait infini. Le solo de Lennon en est la charnière. En focalisant l’écoute sur une ligne unique – une voix instrumentale au milieu d’un mur – il resserre le champ jusqu’à ce que le silence impose sa loi. Là réside, peut‑être, la dimension la plus moderne de ce passage : il montre comment un geste minimal peut provoquer un effet maximal quand tout l’environnement pousse vers l’excès.

Objections, contre‑exemples, et pourquoi ils confirment la règle

On nous opposera que le véritable exploit guitaristique de Lennon se trouve ailleurs : dans le feedback inaugural de « I Feel Fine », dans la fureur de « Revolution », dans la crudité de « Yer Blues ». Ces exemples disent autre chose : la capacité de Lennon à faire parler la texture et la couleur avant la dextérité. Mais aucun n’offre cette alchimie précise – économie, poids narratif, interaction avec l’entourage – qu’atteint le solo de « I Want You ».

Même « The End », pourtant étude de cas idéale, relève davantage du portrait de groupe que du moment de vérité solitaire. Et « Get Back », si efficace soit‑il, demeure un chorus de conjoncture : Lennon y fait mouvement, pas monde. Le « plus parfait » n’est donc pas le plus impressionnant, mais celui qui coïncide exactement avec la nécessité de la chanson.

Ce que ce solo nous apprend de Lennon musicien

Au bout du compte, choisir « I Want You (She’s So Heavy) » comme sommet n’est pas sanctifier une performance ; c’est reconnaître une éthique. Lennon guitariste n’est jamais là pour « faire un peu de guitare ». Il sert une idée ; il s’insère dans une situation sonore ; il fait levier sur la forme. Dans la cosmologie Beatles, où Harrison incarne l’élégance mélodique et McCartney la souplesse narrative, Lennon apporte la gravité du grain et le courage du silence. Son « meilleur » solo est celui qui sait s’effacer au moment exact où la chanson doit, littéralement, couper.

Épilogue : réécouter autrement

Réécouter « I Want You (She’s So Heavy) », c’est prêter attention à ces détails minuscules qui font le grand style : la micro‑désaccordage d’une corde qui tremble, la respiration laissée entre deux attaques, la façon qu’a la guitare de rendre l’espace à l’orgue ou à la basse. C’est se rappeler, aussi, que le rock est d’abord un art du son – pas du chiffre, pas du tableau d’honneur.

On pourrait tout aussi bien, demain, plaider pour la rudesse de « You Can’t Do That », pour la férocité contenue de « The End », ou pour l’économie réjouissante de « Get Back ». Mais si l’on entend par « parfait » ce qui ajuste au mieux le geste à la chanson, alors le choix s’impose. C’est au cœur de « I Want You (She’s So Heavy) », au moment où la voix se tait pour laisser la guitare parler, que John Lennon a, une fois, touché cet absolu discret qui sépare le beau du juste.

Repères pour l’écoute

Revenir d’abord à « You Can’t Do That » : écouter comment la tension harmonique contredit l’humeur pop et comment le solo découpe la forme. Enchaîner avec « Get Back » (version single) pour mesurer la sobriété inventive du chorus de Lennon. Passer par « The Ballad of John and Yoko » pour goûter son lead en mode chronique. Glisser « For You Blue » et sa lap steel qui sourit en coin. Finir sur « The End » pour l’étude de caractères et, surtout, sur « I Want You (She’s So Heavy) » : fermer les yeux, laisser monter l’orage, et entendre, au milieu, ce solo qui ne se montre pas, mais qui décide de tout.