Le Bel Obscur

Publié le 09 septembre 2025 par Adtraviata

Quatrième de couverture :

Alors qu’elle tente d’élucider le destin d’un ancêtre banni par sa famille, une femme reprend l’histoire de sa propre vie. Des années auparavant, son mari, son premier et grand amour, lui a révélé être homosexuel. Du bouleversement que ce fut dans leur existence comme des péripéties de leur émancipation respective, rien n’est tu. Ce roman lumineux nous offre une leçon de courage, de tolérance, de curiosité aussi. Car jamais cette femme libre n’aura cessé de se réinventer, d’affirmer la puissance de ses rêves contre les conventions sociales, avec une fantaisie et une délicatesse infinies.

Une maison volante qui poursuit sa route sans rien abîmer, et qui réussit à ne pas s’écraser et à n’écraser personne… c’est un rêve récurrent de la narratrice de ce roman (qui a beaucoup de points communs avec Caroline Lamarche) et qui représente bien l’histoire entrelacée de son couple (et tous les amants y associés) et de son ancêtre oublié. La narratrice est donc mariée avec Vincent, un mari et un père très attentionné, qui se révèle en fait homosexuel et fréquente de nombreux amants, accueillis, admis au sein de la maison familiale : loin d’elle l’idée de divorcer, de quitter cet homme, elle préfère le chiffre trois au chiffre deux. Suite au décès de son père, la maison paternelle doit être rangée et parmi les nombreuses archives familiales rigoureusement classées (et qui ont fait l’objet d’un livre sur la généalogie familiale) reste un coffre qui révèle deux lettres et une photo d’un ancêtre oublié qui ne figure pas dans la généalogie. Elle fera des recherches auprès d’un oncle et découvrira donc la vie d’Edmond, qui vers 1850, fit des études d’ingénieur en Allemagne, reçut un diplôme d’honneur de la ville de Liège pour avoir sauvé deux personnes qui allaient se noyer et mourut finalement seul ou presque dans un hôtel d’Orléans après avoir causé « beaucoup de chagrin » à sa mère. Une autre photo intrigante (celle de la couverture) semble représenter Edmond « déguisé », c’est en Allemagne que la narratrice trouvera l’explication. Pour connaître Edmond, elle mène des recherches de deux types : rigoureuses, historiques, basées sur les archives d’un côté et plus « aléatoires » de l’autre, en consultant notamment une graphologue, une astrologue qui lui révèle qu’Edmond et elle sont « des jumeaux cosmiques ». Au fil de ses recherches, elle comprendra qu’Edmond était lui aussi homosexuel, état évidemment beaucoup plus difficile à vivre à son époque.

Voilà un roman au sujet traité de façon vraiment originale à mon sens. J’avoue qu’à la place de la narratrice, je ne suis pas sûre du tout que je serais restée avec un mari homosexuel et la façon dont Caroline Lamarche – en tenant compte des valeurs et des injonctions bourgeoises de l’éducation de son personnage féminin – raconte l’histoire de ce couple finalement très ouvert et libre, même si la souffrance d’amour (ou de non amour ou d’amour différent) n’en est pas exclue. J’ai aimé les parallèles entre la narratrice et Edmond, la natation par exemple, les éléments qui se répondent comme les journaux intimes, les nombreuses références littéraires et l’écriture vue comme une libération, une échappée, un soin. Et justement, comme toujours, j’ai particulièrement apprécié le style de Caroline Lamarche, limpide et créateur d’images fortes.

« Ma mère, championne de l’éducation genrée, m’avait instruite en ces termes : ‘Qu’un homme trompe sa femme, c’est normal, qu’une femme le fasse, c’est dégoûtant.’ Ma grand-mère plus modérée, avait lâché un jour : ‘Dommage qu’on ne puisse épouser une femme, ce serait quand même plus simple’. »

« De nombreux fantômes circulent entre des archives lacunaires. Si j’en choisi un plutôt qu’un autre – ici la remarque amusée de ma mère – c’est comme on passe et repasse devant un puzzle, plaçant une pièce, puis une autre, découvrant peu à peu le motif. Ma mère, si expéditive pourtant, adorait les soirées consacrées à cette passion lente. L’image entamée pouvait rester durant des semaines inachevée sur la table du salon. Chaque personne de passage rajoutait une pièce ou se contentait d’observer quel coin de ciel ou de frondaison s’était comblé, quel animal avait trouvé sa patte ou sa tête, quelle maison son toit ou sa porte. Ma récolte d’éléments offre autant d’entrées qu’un puzzle de mille pièces. La main du lundi n’est pas la main du jeudi, ni celle du matin aussi leste que celle du soir, mais toutes finissent par relier entre elles les couleurs et les formes. Sur ma table, je déplace ces fragments ancestraux que j’ai sortis de leur relégation comme on va chercher, un jour de pluie, la boîte contenant l’image aux pièces mélangées. Il suffit que je les rapproche pour que se révèlent des motifs qui se trouvaient déjà là. »

« Je suis rentrée dans la maison. Il y avait l’apéritif à servir, le temps de la préparation du repas s’avançait, ce temps qui n’est pas fait pour gémir mais pour allumer le four, casser trois oeufs au jaune très jaune dans du chocolat noir, très noir, fondu au bain-marie, ajouter de la farine, du sucre, du beurre, les blancs battus en neige, puis mettre au four, tout cela pour sustenter le voyageur, couronner sa journée, être digne de ce que les autres aiment en vous et mériter le bonheur, ce ciment fin et lisse, propre et doux, qui colmate avec précision toutes les issues par où la violence supplie qu’on la laisse sortir. »

Caroline LAMARCHE, Le Bel Obscur, Editions du Seuil, 2025