A quoi bon vivre,
si on ne vit pas libre ?
Mais la liberté se conquiert et se reconquiert.
Elle se déploie à tous les niveaux.
La tentation est grande de faire de la vie intérieure
une fuite pour cacher une vie extérieure de servitude.
Selon certains, la liberté intérieure consiste
à accepter la servitude extérieure.
Ils semblent se désintéresser du sort du monde,
de la politique, de la guerre,
pour se tourner exclusivement vers la transcendance.
Or, la liberté est un tout - intérieur ET extérieur.
Alors, la liberté n'est plus un grand mot,
mais une réalité concrète.
Sinon, la vie intérieure devient l'opium d'une âme asservie dans sa vie extérieure.
Contrairement aux contre-vérités diffusées par certains,
le shivaïsme du Cachemire est un enseignement de libération de la personne : il invite à l'autonomie sur tous les plans.
C'est la fameuse svâtantrya, l'auto-nomie, "être sa propre loi", "auto-détermination", indépendance à tous les niveaux.
Un maître du shivaïsme du Cachemire du XXè siècle en parlait ainsi :
"Un (individu) privé d'indépendance
Dans son existence quotidienne
Ne peut trouver aucun intérêt à la liberté absolue.
Les gens de bien savent donc qu'il faut
Atteindre la liberté dans l'existence mondaine
Avant (de se tourner vers la liberté absolue). 20
Cette (indépendance) est relative au corps,
Au cœur, à l'intellect,
A un régime politique authentique, à l'argent,
Elle est individuelle, nationale, Familiale et sociale. 21
Mais parmi ces aspects de la liberté,
Le principal est la liberté de la nation ,
Car elle est le fondement de toutes
Les (autres formes de libertés).
En effet, quand une nation dépend d'une autre,
Aucune autre sorte d'indépendance n'est possible. 22
Par conséquent, les sages doivent
Avant tout rendre leur propre nation indépendante.
Une fois obtenue, toutes les autres formes de liberté
Sont d'autant plus aisées à obtenir. 23
Une fois atteinte l'indépendance nationale,
On doit atteindre les autres (formes d'indépendance)
Par des voies nobles et véridiques,
Puis l'on doit développer droitement
L'attachement pour cette liberté
Qui est notre vraie nature. 24"
(extrait du Miroir de la liberté, Svâtantrya-darpana ; pour le livre entier, voir ici)
Ces versets, traduits directement de la langue sacrée de l'Inde, sont clairs : la liberté extérieure d'abord, condition pour aller vers la liberté intérieure.
Ces versets du Miroir de la Liberté de Balajinnâth Pandit sont donc étonnants et précieux, car ils nous rappellent une chose que l’on oublie facilement lorsqu’on parle de spiritualité : la liberté absolue (mokṣa, svātantrya) ne peut pas fleurir dans le vide, mais elle doit s’enraciner dans les conditions concrètes de la vie quotidienne.
Pandit souligne d’abord une évidence souvent négligée : si un être est privé de liberté dans son existence ordinaire – dans son corps, ses émotions, son intellect, dans ses relations sociales, économiques ou politiques – alors l’idée même de liberté spirituelle lui paraîtra abstraite, voire étrangère. C’est comme parler d’ailes à un oiseau enfermé dans une cage : tant que la cage n’est pas ouverte, le ciel demeure une promesse lointaine.
Il décline ensuite les différents visages de cette liberté relative (aupādhika svātantrya) : liberté corporelle (santé, mobilité), liberté affective et intellectuelle, liberté économique, sociale et familiale.
Il ajoute avec lucidité que toutes ces libertés reposent sur une condition plus vaste : la liberté politique, celle d’une nation, analogue à la liberté individuelle.
Car si un peuple est soumis à une domination extérieure, toutes les autres libertés deviennent fragiles, suspendues au bon vouloir d’autrui. De même, si un individu est soumis à une forme d'emprise, sa liberté intérieure, abstraite, peut devenir un facteur qui renforce sa servitude extérieure.
Pour Pandit, marqué par l’histoire du Cachemire et par les luttes de l’Inde pour son indépendance, il s’agit d’une priorité : tant que la communauté elle-même n’est pas souveraine, l’individu ne peut pas pleinement s’épanouir. Ensuite, l'individu est appelé à conquérir son autonomie financière, familiale, intellectuelle.
Mais la perspective ne s’arrête pas là. Une fois obtenues ces formes d’indépendance – nationale, sociale, individuelle – il faut encore apprendre à les cultiver « par des voies nobles et véridiques ». Pas de mensonge, que l'on se raconte, pas de statu quo, pas de compromis, pas d'attente du "grand soir", mais bien l'aspiration radicale à une autonomie.
Cependant, l'’indépendance n’est pas une fin en soi, mais un tremplin.
Car le but véritable est de reconnaître que la liberté n’est pas seulement extérieure : elle est notre nature même. Elle n’est pas simplement le fait d’être libéré de quelque chose (de la domination, de la contrainte, de la dépendance financière), mais d’être libre en tant que conscience (cit), libre comme l’espace qui accueille tout sans être affecté par rien. Plus encore : c'est se réaliser comme source active de tout ce qui est, de tout ce qui pourrait être, de tout ce qui devrait être - moteur et âme de l'évolution.
Ces stances tissent donc un chemin en spirale : de la liberté extérieure à la liberté intérieure, et de la liberté intérieure à la reconnaissance de la liberté absolue, qui n’est autre que notre être véritable. On pourrait dire que Pandit nous propose une écologie de la liberté, allant du politique au spirituel, en passant par les dimensions du corps, du cœur et de l’intellect.
Sur un plan personnel, ces versets me touchent parce qu’ils dissipent une illusion assez répandue dans les milieux spirituels : croire que l’on peut « sauter » directement dans l’absolu sans se soucier du monde concret. Pandit rappelle qu’il faut d’abord respirer librement, avoir une terre où se tenir debout, une société qui permette la dignité. Mais il évite aussi l’autre piège, celui de croire que la liberté se limite au politique ou à l’économique : il nous invite à développer un attachement vivant pour la svātantrya absolue, cette liberté infinie qui est notre essence.
C’est une leçon profondément tantrique : Dieu, la conscience sans limites, se manifeste dans toutes les dimensions de l’existence. "Tout est conscience" est une invitation à conquérir notre liberté. L’indépendance extérieure et l’indépendance intérieure ne s’opposent pas, elles sont les deux ailes d’un même envol.
Puissions-nous assumer notre liberté !
David